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Le blues des régions

En novembre 2015, la campagne des élections régionales battait son plein et semblait marquer une nouvelle étape dans l’importance prise par les régions dans la vie de la République. Ces élections préparaient l’entrée en scène, effective au 1er janvier 2016, de nouvelles grandes régions regroupées (Occitanie, Hauts-de-France, Nouvelle-Aquitaine,  etc.), censées rivaliser désormais avec les autres régions européennes. Le Premier ministre Manuel Valls faisait de ces élections un test de la popularité du gouvernement socialiste, ainsi que l’illustration d’une stratégie de désistement partagée par la droite et la gauche républicaines aux dépens du Front national. Enfin, plusieurs ministres et anciens ministres de premier plan étaient candidats, tels que Hervé Morin, Xavier Bertrand, Christian Estrosi, Valérie Pécresse ou Jean-Yves Le Drian, exceptionnellement autorisé pour l’occasion à cumuler les fonctions de président de région avec celles de ministre de la Défense. Deux ans plus tard, le cap pressenti n’a pas été franchi et la dynamique décentralisatrice opérant depuis les lois Defferre de 1982 et de 1983 en faveur des régions est enlisée.

Plusieurs présidents de région, fraîchement élus, ont ainsi démissionné moins de deux ans après leur prise de fonction, tels que Philippe Richert – ancien ministre en charge des Collectivités territoriales – dans le Grand Est, Bruno Retailleau dans les Pays de la Loire, qui a préféré le poste de chef de file des Républicains au Sénat, Jean-Yves Le Drian qui, à la suite de l’élection présidentielle, a dû finalement renoncer à la Bretagne afin de poursuivre sa carrière ministérielle. Ainsi, malgré l’accroissement de leur taille ou de leurs compétences et les affrontements politiques intenses dont elles ont fait l’objet, les régions ne valent toujours pas un poste de responsabilité nationale. Le cas de Christian Estrosi paraît plus significatif encore : après avoir bénéficié en région Provence-Alpes-Côte d’Azur du suffrage des électeurs de gauche, il a fait chemin arrière pour reprendre la tête de sa ville de Nice. Cela souligne la montée en puissance des métropoles, dont la capacité d’incarnation politique à travers les événements malheureux (le 14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais) ou heureux (les Jeux olympiques pour Paris) est supérieure à celle des régions.

Ce blues régional tient d’abord à un essoufflement interne, lié aux difficultés du regroupement des services au sein des nouvelles grandes régions, compliquées par les enjeux territoriaux, politiques et de gestion des ressources humaines afférents. Il tient ensuite à un défaut de visibilité de l’action des régions qui, entre 2004 et 2010, avaient su capitaliser sur leur homogénéité politique pour mettre en scène quelques mesures phares, menées de concert par la gauche sur l’ensemble du territoire, comme la gratuité des manuels scolaires pour les lycéens ou celle du premier équipement pour les apprentis.

Ce blues dénote aussi un affaiblissement de la réalité de la décentralisation. Plusieurs compétences historiques des conseils régionaux sont aujourd’hui contestées ou « mises en concurrence » : le plan « 500 000 formations pour les demandeurs d’emploi », lancé en janvier 2016 par François Hollande, a souligné que Pôle emploi demeurait un acteur de la formation continue aussi déterminant que les régions ; la libéralisation du transport en car opérée par le ministre de l’Économie Emmanuel Macron met à mal la fiabilité et la rentabilité de certains trains express régionaux ; enfin, la conduite erratique du projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes par l’État, en dépit d’un engagement fort des conseils régionaux des Pays de la Loire et de la Bretagne, contribue, après l’épisode du barrage de Sivens dans le Tarn, à délégitimer durablement l’exercice par les collectivités territoriales de leurs compétences en matière d’aménagement du territoire.

Cette situation de mise en concurrence des compétences n’a pas été compensée par l’accroissement modeste opéré dans les pouvoirs des régions par la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (Notre) d’août 2015 dans le domaine des ports et des transports routiers, qui est passée quasi inaperçue lors de sa mise en œuvre effective début 2017.

Au-delà des faits, c’est l’esprit de la décentralisation qui est sous l’éteignoir. Qui rappelle encore l’intérêt de rapprocher la décision publique du citoyen afin que celle-ci soit plus démocratique et plus efficace ? La responsabilité dans cet essoufflement est partagée entre le gouvernement et les régions elles-mêmes.

Deux figures politiques, le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, et le président de la grande région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, sont à cet égard instructives. Le premier est un paradoxe : ancien maire de la métropole lyonnaise, auteur d’une innovation institutionnelle riche d’avenir en confiant à la métropole les compétences du conseil départemental du Rhône sur son territoire, Gérard Collomb avait le profil pour devenir un nouveau Gaston Defferre. Il n’en est rien et son action place Beauvau, centrée sur les questions de sécurité, pâtit aujourd’hui d’une absence de vision sur le devenir des collectivités territoriales. Le second a orienté son mandat sur la réalisation d’économies budgétaires, au point qu’il a refusé de s’engager dans le plan « 500 000 formations pour les demandeurs d’emploi » et presque renoncé à exercer sa compétence dans le champ de la formation professionnelle. En singeant ainsi les enjeux budgétaires propres à l’État, il démontre par l’absurde que la décentralisation ne saurait avoir de valeur ajoutée pour nos concitoyens.

Mise en concurrence des compétences, logique « d’automutilation », marginalisation du discours décentralisateur et absence de vision, c’est dans ce contexte d’affaiblissement que s’annonce pour 2018 une réforme soutenue par le gouvernement Philippe sur un bloc de compétence régional, l’apprentissage. Celle-ci pourrait porter un coup sans précédent aux régions dans la mesure où, d’après ce qui filtre de la concertation nationale mise en place par le ministère du Travail, il s’agirait tout bonnement de confier la compétence aux branches professionnelles. Les régions se verraient ainsi privées du pouvoir d’ouvrir et de fermer les classes d’apprentissage, en fonction des besoins de formation du territoire et d’une cohérence avec les formations dispensées par les lycées professionnels dont elles gèrent par ailleurs les équipements, mais aussi de la capacité de financement des centres de formation d’apprentis. Ce projet confirme que le réformisme porté par Emmanuel Macron, dit « structurel » et de fait largement inspiré par les acteurs économiques nationaux, fait l’impasse sur l’adaptation des politiques aux territoires en ignorant le relais des élus locaux. Comment les branches professionnelles, dont la structuration et les ressources sont inégales, vont-elles pouvoir assurer un accès équilibré des jeunes aux différents métiers dont un territoire a besoin ? Alors que l’apprentissage est une voie de formation initiale, qui concerne des jeunes sortant du collège et permet aujourd’hui la délivrance de diplômes de l’Éducation nationale, comment les branches, centrées sur leurs préoccupations sectorielles, vont-elles intégrer l’enjeu fondamental de la formation généraliste et de la transférabilité des compétences des jeunes apprentis ? Comment va-t-on éviter la mise en concurrence généralisée entre ces deux parcours possibles de formation professionnelle initiale que sont l’apprentissage et les lycées professionnels, synonyme d’inefficacité et de gabegie ?

Si cette vision déterritorialisée de la démocratie est probablement l’une des composantes de l’audace que les Français mettent au crédit du nouveau président, elle est susceptible de bousculer un certain nombre de nos principes politiques fondamentaux. Depuis la réforme constitutionnelle portée en 2003 par Jean-Pierre Raffarin, l’article 1 de notre Constitution dispose que « l’organisation de la République est décentralisée ». Cela signifie que l’exercice de leurs compétences par les collectivités territoriales permet aussi d’incarner les valeurs de la République.

Égalité, instruction, bon usage des deniers publics… L’organisation décentralisée de la République et les conseils régionaux ont tissé jusqu’à présent les fragiles équilibres permettant la prise en compte de ces enjeux fondamentaux. Souhaitons que le Conseil constitutionnel, s’il était saisi de la réforme envisagée, puisse considérer les acquis du long chemin de la décentralisation comme partie prenante du patrimoine républicain.

Jérôme Giudicelli

Ses études littéraires l'ont mené, après un passage par l'ENA, aux questions du travail, notamment de la formation professionnelle, vue à l'échelle régionale, puis nationale. Il est désormais fonctionnaire territorial en région pays de la Loire. Il reste fidèle à l'analyse littéraire et cinématographique à travers ses interventions sur l'actualité des livres et du cinéma.…

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