
Sorties de conflit : toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ?
A partir des années 1970, notamment dans les pays d’Amérique latine qui ont connu la dictature militaire, puis en Afrique du Sud après l’apartheid, émerge un droit à la vérité. Ce droit est fragile tant la notion de vérité est équivoque et tant les obstacles politiques sont nombreux, mais il est fondateur pour les pratiques de justice transitionnelle.
Le « travail de vérité » appelé de ses vœux par Emmanuel Macron sur la guerre d’Algérie n’a pas toujours tenu lieu de ligne officielle. « La France n’a pas besoin de vérité. Ce qu’il faut lui donner, c’est l’espoir, la cohésion et un but », affirma De Gaulle pour justifier la censure par l’Ortf du documentaire Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls sur la collaboration en France. Et quand ce n’est pas le crime lui-même qui est nié, c’est l’exigence de justice qui est sacrifiée au nom de la « paix sociale ». L’amnistie espagnole de 1977, les quatre lois françaises d’amnistie sur l’Algérie passées entre 1962 et 1982, la loi angolaise de 1994, etc. Les exemples sont tellement nombreux qu’entre 1945 et 2008, sur plus de trois cents conflits, près de la moitié ont été conclus par des amnisties générales (Liban, Mozambique, Sierra Leone…) sous le prétexte qu’elles favoriseraient la coopération de l’ancienne élite avec le nouveau pouvoir ou le désarmement de la rébellion. Pourtant, à partir de la fin des années 1970, le développement des commissions de vérité puis, à partir des années 1990, la création de tribunaux pénaux internationaux, ont contesté ces assertions. En deux décennies se sont affirmés un droit à la vérité et la nécessité de lutter contre l’impunité. Le paradigme paix, amnistie et justice a été revu et corrigé à l’aune de la construction d’un véritable État de droit et d’une société démocratique. Mais ce n’est pas parce qu’on déclare que la vérité est désormais un droit qu’elle cesse d’être attaquée ou en crise. Au contraire, elle donnerait même lieu à une angoisse inédite, née du mensonge totalitaire, le « mal de vérité » dont les principaux symptômes seraient le refus d’oublier et la transformation de la mémoire « en un vouloir-savoir et un vouloir-comprendre qui relèvent d’une forme d’utopie » et brouille notre rapport au présent[1]. Tout l’enjeu sera donc de prendre au sérieux ce nouveau droit, c’est-à-dire de l’extraire de sa gangue utopique pour le penser dans des contextes politiques et sociaux voués à l’incertitude et au tragique.
L’émergence d’un droit à la vérité
Le droit à la vérité puise ses sources dans le droit humanitaire international mais a commencé à s’affirmer régionalement en Amérique latine, à propos des disparitions forcées causées par les dictatures militaires dans les années 1970.
Déjà, les Conventions de Genève de 1949 prévoyaient l’identification des prisonniers et victimes de guerre (articles 17 et 18), mais c’est le Protocole additionnel de 1977 qui a reconnu explicitement « un droit des familles à connaître la vérité sur le sort de leurs proches », faisant de ce « besoin humain fondamental » un « droit » à part entière (articles 32 à 34). La même année se constitua en Argentine le mouvement des mères de la place de Mai. Ces mères de militants communistes enlevés et torturés se retrouvaient tous les jeudis à Buenos Aires devant le palais du gouvernement, sur la place de Mai. Elles y tournaient en silence parce que les rassemblements statiques de plus de trois personnes étaient interdits et, pour symboliquement remonter le temps et contrer l’oubli, elles marchaient dans le sens inverse des aiguilles d’une montre sous la bannière « Où sont-ils ? » (¿Dónde están?). Si leur action gagna un écho inespéré grâce à la retransmission télévisée de la coupe du monde de football de 1978, il faudra attendre le départ de la junte pour qu’une première réponse leur soit apportée avec la mise en place, en décembre 1983, de la Commission nationale sur les disparus. Cette dernière est considérée comme le prototype des commissions de vérité. Composées d’experts indépendants, elles sont mandatées pour enquêter sur les violations des droits de l’homme commises pendant une période déterminée. Malgré ses lacunes, le rapport Nunca Más commença à lever le voile sur le sort des victimes et les mécanismes de l’oppression. De plus, la documentation de 50 000 pages servit de base pour le procès en 1985 de neuf hauts gradés militaires, la demande initiale de vérité factuelle (où se trouvent les disparus ?) glissant à partir de 1983 vers une revendication de justice. Si bien que la mobilisation des mères ne faiblit pas jusqu’à l’annulation, en 2003, de toutes les lois d’amnistie, puis le jugement de centaines de militaires et surtout, en mai 2016, la condamnation de Reynaldo Bignone, le dernier dictateur de la junte, dans le cadre du procès historique de l’opération Condor[2].
Le schéma argentin s’est reproduit dans d’autres pays d’Amérique latine où la pratique des disparitions forcées fut courante et où tous les gouvernements de « transition démocratique » eurent recours, dans un premier temps, à des lois d’amnistie générale (après l’Argentine en 1984, ce fut aussi le cas au Chili en 1990, puis au Salvador en 1992 et au Guatemala en 1994). Certains États, comme le Guatemala ou le Brésil, ont justifié la mise en place de commissions de vérité par la reconnaissance explicite du droit de leurs citoyens à connaître la vérité.
Le processus a été soutenu en interne par les tribunaux nationaux latino-américains[3] et par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Ciadh), établie avec l’entrée en vigueur en 1978 de la Convention américaine des droits de l’homme (Pacte de San José). Composée de sept juges, la Ciadh est une juridiction consultative pour des affaires fondées sur des violations présumées des dispositions de la Convention américaine ou des traités régionaux. Elle consacra l’obligation des États d’offrir aux familles des victimes la vérité sur les circonstances relatives aux crimes, ajoutant que les résultats des procédures devaient être divulgués au public afin que la société « connaisse la vérité [4] » sur ces crimes et afin d’empêcher qu’ils ne se reproduisent. C’est pourquoi la Ciadh estimera en 2001 que « les lois d’amnistie qui empêchent d’enquêter sur des violations graves des droits humains et d’établir les responsabilités ne sont pas permises[5] ». Ainsi, le droit à la vérité, d’un droit à une information devint un droit d’accès à un juge, tandis que la criminalisation de la torture et des disparitions forcées renforçait ce processus de judiciarisation (avec la Convention contre la torture de 1984 et celle contre les disparitions forcées de 1994).
« Pour tourner une page,
encore faut-il l’avoir lue. » (Desmond Tutu)
La Commission de vérité et de réconciliation (Cvr) d’Afrique du Sud (1995-1998) marque une nouvelle étape où la « justice transitionnelle[6] » commence à être systématisée et conceptualisée. Les victimes restent au centre, mais c’est l’ensemble du corps social qui est traité comme un corps malade et les bourreaux sont appelés à faire l’aveu complet et sincère de ce qu’ils savent et de ce qu’ils ont fait. Bien que poussée par le principe de l’amnistie conditionnée, cette participation à l’établissement d’une vérité curative se veut le gage de la réconciliation. L’audition publique des victimes et des responsables devient un moment ritualisé, fortement émotionnel et retransmis sur toutes les chaînes de télévision. La vérité ne doit pas seulement être établie, elle doit également être mise en scène et s’inscrire dans la mémoire d’une société qui fait face à ses turpitudes passées. C’est la fameuse formule de Desmond Tutu, président de la Cvr : « Pour tourner une page, encore faut-il l’avoir lue. » La renommée de la Cvr est d’autant plus grande que la rhétorique qui la porte puise dans la tradition de l’ubuntu (l’humanité), dans les valeurs chrétiennes du pardon (et le rôle des religieux sera fréquemment central dans les Cvr), mais aussi dans le domaine des vérités refoulées de la cure psychanalytique. Là où les discours justifiant l’amnistie liaient impunité, oubli et pardon, la Cvr sud-africaine défend une nouvelle combinaison : amnistie, vérité et pardon. L’amnistie n’est donc plus synonyme d’oubli et de silence. C’est « l’amnistie sans amnésie » pour reprendre la formule de Pierre Hazan[7]. À ceux qui considéraient que taire la vérité, c’était réduire les tensions, on oppose un autre postulat : révéler les vérités cachées, c’est guérir les victimes et purger la société.
L’expérience sud-africaine a permis au modèle sud-américain de prospérer au niveau international, sans toutefois convaincre durablement de la pertinence de son opposition entre la vérité et une justice pénale renvoyée dans le registre de la vengeance. Au Rwanda, à la fin des années 1990, tout en s’inscrivant dans un discours officiel sur la réconciliation et le dépassement du clivage entre Hutu et Tutsi, la mise en place des gacaca – des « tribunaux sur l’herbe », une forme traditionnelle de justice réactivée pour traiter du génocide – s’oppose au système pratiqué en Afrique du Sud. Ce rejet est justifié au nom de la nécessité de mettre fin au cycle d’impunité qui est perçu comme la première cause des violences de masse dans le pays. Avec le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (Tpiy) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (Tpir) puis la création de la Cour pénale internationale (Cpi), une majorité d’États confirme que la voie judiciaire demeure incontournable. Mais, en raison de ses limites, elle gagne à être complétée par d’autres formes de traitement des crimes du passé. Le cardinal Nzapalainga en République centrafricaine – où sont envisagés conjointement une commission de vérité et un tribunal mixte – rappelait clairement que « le pardon n’a jamais exclu la justice[8] ». La présence des juges est ainsi réaffirmée : le travail de vérité ne se fera pas qu’avec eux, mais pas non plus sans eux.
Un rapport fondateur, présenté par Louis Joinet en 1997 à la Commission des droits de l’homme de l’Onu, définit les piliers de référence autour desquels on pense encore aujourd’hui la justice transitionnelle : le droit de savoir, le droit à la justice, le droit à la réparation et le droit à la non-répétition. Ainsi, bien qu’il n’y ait pas eu de projet de convention internationale spécifique sur le droit à la vérité, l’Onu va concomitamment encourager le développement de la justice transitionnelle (elle se dote d’un représentant spécial, Pablo de Greiff) et renforcer l’autonomisation du droit à la vérité. Dans le premier cas, la recherche de la vérité est rattachée à un ensemble d’autres enjeux comme celui de la justice et de la mémoire. En effet, les processus mémoriels représentent une dimension essentielle du droit à réparation. La vérification des faits et la divulgation complète et publique de la vérité s’accompagnent donc de la mise en place de commémorations, d’hommages aux victimes, de monuments, de mémoriaux, de nouveaux programmes d’enseignement, chargés de diffuser et de rappeler les vérités mises au jour. On a donc aussi évoqué un « droit à la mémoire[9] ». Ce dernier n’est cependant pas aussi formalisé que le « droit à la vérité » qui a fait l’objet de plusieurs déclarations, d’un rapport dédié du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme en 2007[10] et du vote par l’Assemblée générale de l’Onu d’une journée dédiée, le 24 mars (soit la date du coup d’État de 1976 en Argentine)[11]. La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, entrée en vigueur en décembre 2010, confirme le droit à la vérité comme un droit exécutoire. Quatre-vingt-quinze États ont signé la Convention et trente-sept l’ont ratifiée à ce jour. Des progrès restent à faire, mais un nouveau droit a donc bel et bien émergé. Encore faut-il, au-delà de sa reconnaissance normative, pouvoir l’appliquer.
Vérités plurielles, vérités partielles
La notion de vérité est équivoque. La Ciadh et les commissions de vérité latino-américaines distinguent au moins deux types de droit à la vérité : le premier, individuel, est celui des victimes (Qui a tué mon fils, mon mari, ma mère… ? Comment ? Où est son corps ?), le second, collectif, appelle une interprétation plus générale (Qui sont les principales victimes ? Quel groupe ou quelle communauté ? Qui a organisé les tueries ? Pourquoi ?). La Cvr d’Afrique du Sud différencie quatre niveaux de vérité : factuel, historique, narratif et social. Schématiquement, alors que les commissions de vérité latino-américaines se focalisaient surtout sur ces deux premiers niveaux, la Cvr d’Afrique du Sud s’était axée davantage sur les deux derniers.
Plutôt que de types inconciliables de vérité, il faut y voir des accents sensiblement différents d’une même vérité. Souvent, seule une partie des faits est révélée (l’existence de prisons secrètes, d’opérations clandestines, de chaînes de commandements parallèles), tandis qu’une grande partie est déjà connue, soit parce que la propagande était suffisamment explicite, soit parce que les massacres étaient visibles sinon filmés. Mais encore faut-il les dénoncer et les condamner dans un cadre officiel. Dans le premier cas, c’est la connaissance de la vérité qui est en jeu, dans le second, sa reconnaissance. Les commissions de vérité opèrent différemment en fonction de leurs priorités et de leurs mandats. Par exemple, l’identification nominative des auteurs des violations de droits humains avait été pratiquée par la Cvr sud-africaine, qui y voyait même une forme punitive de substitution (c’est la stratégie du naming and shaming), alors que la commission de vérité du Chili avait refusé de le faire en dehors des garanties que, selon elle, seul un procès équitable est en mesure d’apporter aux personnes mises en cause. D’autres commissions ont opté pour des solutions intermédiaires en publiant le nom des responsables connus de notoriété publique, mais en gardant confidentiels les autres pour laisser aux autorités le choix d’engager ou non des poursuites.
L’émotion et la symbolique constituent une part importante du succès des commissions.
Kora Andrieu considère que la distinction entre les quatre formes de vérité faite par la Cvr sud-africaine néglige « l’importance du fossé qui peut exister entre information et croyance[12] ». Le complotisme en est le symptôme le plus fréquent. Cette subjectivité peut être affichée sur un mode radical (tout ne relève-t-il pas de l’interprétation et de l’opinion ?), mais elle se pare le plus souvent des atours de l’objectivité et de la scientificité, comme chez les idéologues du négationnisme. Ainsi, même si les procès du Tpiy ont établi la perpétration du génocide de Srebrenica, de nombreux Serbes restent persuadés que le nombre des victimes, faussement présentées comme des « civils », a été artificiellement gonflé pour justifier l’intervention de l’Otan. La collecte et la vérification des témoignages et des informations fondent toute recherche authentique de la vérité, mais ne suffisent pas à remettre en cause des croyances et des convictions souvent ancrées dans des appartenances et des expériences sensibles. Bien sûr, la justice transitionnelle ne se contente pas d’un traitement purement factuel de la vérité. L’émotion et la symbolique constituent une part importante du succès des commissions. Mais l’émotion que l’on peut ressentir à l’écoute des témoignages bute sur un fond de souffrance en grande partie indicible sinon inaudible, et le registre symbolique reste trop souvent celui d’un camp quand il n’est pas artificiellement importé par des « experts » internationaux étrangers.
La subjectivité n’est pas le seul biais à une approche partagée de la vérité. Le prisme culturel compte aussi et il se fait sentir jusqu’au sein des institutions chargées d’établir les faits. Ainsi, comme l’a montré Antoine Garapon, rendre un verdict (étymologiquement « dire le vrai ») ne signifie pas la même chose en droit romano-germanique et en civil law[13]. Dans le premier cas, l’institution judiciaire instruit un dossier sur lequel les juges vont organiser le procès et dégager « la vérité judiciaire », plus limitée qu’une vérité historique mais néanmoins substantielle. Dans le système civiliste anglo-saxon, le « critère de la vérité » est déplacé dans le cadre du procès et porte surtout sur la crédibilité accordée au témoin à l’audience par le jury. Le juge est un arbitre passif et la vérité qui se construit sur un « principe d’ignorance » a une dimension plus restreinte. Dans les commissions de vérité, le témoignage d’une victime n’est plus considéré seulement comme un élément probatoire, mais comme une vérité personnelle qui vaut la peine d’être racontée pour elle-même. Là encore, le contexte culturel pèsera lourdement sur le contenu et la forme de ces témoignages selon la conception de la liberté individuelle ou l’intégration dans des communautés ou groupes sociaux déterminés.
Une quête incertaine mais fondée
Au-delà de ces tensions internes, la recherche de la vérité bute sur la difficulté pratique à conduire des enquêtes ou des collectes de témoignages dans des zones encore instables. Mais le plus souvent, les obstacles sont politiques, liés à la tentation de créer une vérité collective et sélective par le haut. Que pèse, en Russie, les livres du dissident Vladimir Boukovsky face au décret du président Medvedev, passé en 2009, pour établir une « commission contre les tentatives de falsifier l’histoire qui portent atteinte aux intérêts de la Russie[14] », alors que les commémorations de la Grande Terreur stalinienne sont marginalisées et sorties du calendrier officiel ?
Si l’inclusion de la société civile peut empêcher dans une certaine mesure cette falsification et cette instrumentalisation de la mémoire par le pouvoir, d’autres pièges s’ouvrent devant la recherche de vérité. L’illusion d’un possible savoir exhaustif et le désir d’une « hypermnésie historique » sont ainsi largement favorisés par les technologies d’archivage numérique et le développement des réseaux de spécialistes de la mémoire qui combinent politiques patrimoniale et mémorielle[15]. Faut-il pour autant, comme David Rieff, dénoncer le « trop-plein de mémoire » de notre époque et les « poisons de cette mémoire » qui divise plus qu’elle ne réconcilie[16] ? Ou se ranger aux arguments d’un Pablo de Greiff sur l’importance de la réhabilitation nationale des victimes et de l’affirmation symbolique de l’universalité des droits défendus[17] ?
La rhétorique du devoir de mémoire est fragile, mais celle en faveur des amnisties et de l’oubli n’est pas plus convaincante. La commission de vérité mise en place au Brésil en 2011 n’a certes pas empêché l’élection de Bolsonaro. Même si l’on peut toujours arguer d’un travail de mémoire trop tardif et trop limité, il est probable qu’aucun travail de mémoire n’aurait suffi à faire rempart contre un vote qui apparaît comme le rejet de la corruption et de l’insécurité plus que d’un oubli de la dictature militaire. D’un autre côté, les tensions internes entre la Catalogne et Madrid ont incontestablement été favorisées par l’absence de traitement mémoriel national sur les crimes du franquisme. C’est bien parce que la plupart des États qui ont eu recours à l’amnistie et à l’oubli des crimes ont à nouveau basculé dans la violence qu’un nouveau paradigme entre paix et justice s’est finalement imposé. Que ce nouveau paradigme montre à son tour ses limites n’impose pas une régression vers l’ancien paradigme.
En revanche, cela nous oblige à penser les processus de justice transitionnelle, loin de tout dogmatisme, en admettant plusieurs niveaux de vérité, des vérités factuelles incomplètes, parfois incertaines, et des vérités subjectives parfois incompatibles. Au niveau judiciaire, les parties peuvent confronter leurs points de vue parce qu’elles adhèrent au cadre procédural, qui demeure un espace privilégié de manifestation de la vérité[18]. Au niveau des commissions, « une épopée de destruction collective et de renaissance » fournit le cadre commun imaginaire à partir duquel il est possible d’exposer des vérités factuelles et des vérités narratives parfois divergentes[19]. Les mécanismes de justice transitionnelle et les politiques mémorielles (les mises en scènes publiques de la mémoire), si on les délivre des injonctions et des illusions du devoir de mémoire et de la bonne gouvernance dans lesquels ils sont encore souvent englués, peuvent être considérés comme une solution intermédiaire entre l’oubli-amnistie et l’hypermnésie obsessionnelle, comme entre l’impunité et l’État de droit accompli.
En justice transitionnelle,
le dire-vrai n’est donc pas absolu, mais il est fondateur.
La justice transitionnelle est une justice « transactionnelle[20] ». Prenant en compte les contraintes de la situation de sortie de conflits, s’inscrivant dans la durée de la transition, elle expérimente des compromis, comme les amnisties conditionnées et limitées (qui encouragent le rappel des faits et excluent les crimes les plus graves et les principaux responsables). La vérité historique ne se présente ni ne se représente d’un seul tenant. La justice contribue à ce processus pluriel et évolutif dans lequel la possibilité du mal est intériorisée, et non extériorisée par quelques procès cathartiques. L’intériorisation du mal et la fragilité de la politique ne constituent-elles pas les vérités premières que la société en sortie de conflit doit parvenir à formuler et à assumer ? C’est le pari que fait la justice transitionnelle de fonder, sur une vérité profondément tragique de discorde et de tueries, une promesse et une recherche d’apaisement sinon de concorde. En justice transitionnelle, le dire-vrai n’est donc pas absolu, mais il est fondateur.
[1] - Catherine Coquio, Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2015.
[2] - Pour juger cette campagne internationale d’enlèvements et d’assassinats d’opposants organisée par les dictatures militaires du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, du Paraguay, de Bolivie et du Brésil, les magistrats se sont appuyés sur les « archives de la terreur », découvertes au Paraguay dans les années 1990, et sur des documents de la Cia déclassifiés par les États-Unis.
[3] - Au Pérou, le Tribunal constitutionnel a soutenu que le droit à la vérité était un « droit fondamental » protégé par la Constitution (mars 2004). En Argentine, la Cour suprême a déclaré que les lois d’amnistie étaient anticonstitutionnelles (juin 2005). En Colombie, la Cour constitutionnelle a aussi rappelé à l’État de chercher la vérité sur les disparitions.
[4] - Voir les affaires Velásquez Rodríguez en 1988, Myrna Mack Chang en 2003 et Bámaca Velásquez en 2002.
[5] - Affaire Barrios Altos en 2001.
[6] - Ruti G. Teitel, Transitional Justice, Oxford, Oxford University Press, 2000.
[7] - Pierre Hazan, « Commissions vérité : l’amnistie sans amnésie », dans Anne Dhoquois, François d’Alençon et Richard Werly (sous la dir. de), Oser la paix. L’audace des « réconciliateurs », Paris, Autrement, coll. « Le Mook », 2011.
[8] - « Entretien avec le cardinal Nzapalainga », Centrafrique Espoir, novembre 2017.
[9] - Pierre Hazan, « Mémoire » dans Olivier Beauvallet (sous la dir. de), Dictionnaire encyclopédique de la justice pénale internationale, Boulogne-Billancourt, Berger Levrault, 2017.
[10] - Rapport, 7 juin 2007, A/HRC/5/7.
[11] - Le symbole de cette date résonna particulièrement fort lors de la quarantième commémoration du coup d’État. La place de Mai de Buenos Aires était recouverte de manifestants arborant les slogans « Vérité », « Justice » et « Mémoire ». Ils étaient des milliers en 2016 ; elles n’étaient que quatorze mères à défiler, en 1977, sur cette place.
[12] - Kora Andrieu, La Justice transitionnelle, Paris, Gallimard, 2012. Kora Andrieu a participé à la mise en place de l’Instance vérité et dignité en Tunisie, et de commissions similaires au Mali et en Lybie.
[13] - Antoine Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, préface de Jean Carbonnier, Paris, Odile Jacob, 2001.
[14] - Entretien avec Dimitri Medvedev, Izvestia, trad. par Julia Breen pour Le Courrier de Russie, 12 mai 2010.
[15] - Sur ce « tournant mémoriel » amorcé dans les années 1980-1990, voir C. Coquio, Le Mal de vérité, op. cit., 2e partie, chap. 1.
[16] - David Rieff, Éloge de l’oubli. La mémoire collective et ses pièges, trad. par Frédéric Joly, Paris, Premier parallèle, 2018.
[17] - « L’antidote au fait que la mémoire peut être utilisée à des fins de division, écrit Pablo de Greiff, ne consiste pas à se débarrasser du souci du passé, mais à s’assurer que les récits du passé qui seront officialisés sont à la fois véridiques et complets. » Tout en reconnaissant qu’il ne peut y avoir un compte rendu exhaustif des faits, et que l’authentification de certains faits peut être problématique ou impossible, Pablo de Greiff défend la possibilité d’établir, de manière non partisane, une base factuelle suffisante pour permettre aux historiens et aux sociologues du futur de travailler sur des faits auparavant cachés et de contribuer à réduire le négationnisme. Voir le débat entre David Rieff et Pablo de Greiff en mai 2016 sur www.ictj.org.
[18] - C’est ce que Mark G. Osiel appelle la « solidarité discursive » dans Juger les crimes de masse. La mémoire collective et le droit [1999], trad. par Jean-Luc Fidel, Paris, Seuil, 2006.
[19] - Kora Andrieu, La Justice transitionnelle, op. cit.
[20] - Voir Xavier Philippe, « La justice transitionnelle : une nouvelle forme de justice ? », L’Observateur des Nations Unies, septembre 2003.