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Dans le même numéro

Comment combattre l'islamophobie ?

décembre 2013

#Divers

Repère

Comment combattre l’islamophobie ?

À propos de…

Claude Askolovitch, Nos mal-aimés, ces musulmans dont la France ne veut pas, Paris, Grasset, 2013, 288 p., 18 €.

Kamel Meziti, Dictionnaire de l’islamophobie, Montrouge, Bayard, 2013, 366 p., 18 €.

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013, 302 p., 21 €.

Martha C. Nussbaum, les Religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, Paris, Climats, 2013, 361 p., 23 €.

De l’islamophobie, le livre de Kamel Meziti propose un florilège édifiant : des propos publics tenus par des responsables politiques, et pas seulement du Front national, aux déferlements de haine auxquels se laissent aller de nombreux internautes, en passant par l’examen attentif des sites voués à la cause islamophobe, comme Riposte laïque, il rassemble, compile et cite tout ce que la galaxie islamophobe compte de pamphlétaires, réguliers ou occasionnels. De « caricatures » à « occupation (prières de rue) », en passant par « Richard Millet » ou « Innocence of Muslims », tout ce qui a servi de prétexte à l’expression de l’islamophobie est ici rappelé. Un constat s’impose, à la lecture de ce triste tableau : ces attaques proviennent de tous les bords politiques. Mais, à coup sûr, elles convergent toutes vers un même point : la détestation de l’islam et des musulmans, qui est devenue le ciment fédérateur d’un courant de plus en plus décomplexé, dont les propos engagent désormais des passages à l’acte criminels.

Naissance d’un « problème »

Un autre ouvrage, de facture plus universitaire, est lui aussi explicitement consacré à la question islamophobe, celui de Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, Islamophobie. Sous-titré Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », il a le grand mérite de ne pas se contenter de dénoncer l’islamophobie, mais d’en retracer le parcours et les multiples cheminements au fil des affaires dont elle s’est nourrie. De même, s’il n’exonère pas de l’islamophobie l’opinion publique telle que les sondages la restituent (ou la façonnent), il souligne la part qu’ont prise dans ces campagnes les différents faiseurs d’opinion, responsables politiques, journalistes et intellectuels. Au point de parfois verser dans une vision purement instrumentale et politicienne de cette islamophobie, comme par exemple quand ils écrivent :

On peut alors faire l’hypothèse que la construction du « problème musulman » constitue un des principaux vecteurs d’unification des « élites » françaises, voire européennes, au moment même où le clivage capitaliste/anticapitaliste (ou économie de marché/économie socialiste) est remis en cause par le revirement stratégique de la gauche de gouvernement en faveur de la rigueur budgétaire.

(p. 141)

Heureusement, cette hypothèse farfelue n’est pas centrale dans leur analyse, et les auteurs sont mieux inspirés quand ils relèvent que le champ politique est sur ces questions considérablement clivé et que les engagements idéologiques généraux ne sont pas gage d’une cohérence avec des positions fermement hostiles à l’islamophobie. Ils soulignent aussi avec raison ce que l’islamophobie contemporaine doit à la longue domination coloniale que la France a exercée dans diverses parties du monde, en particulier au Maghreb, et à la résistance qu’oppose une partie de la société française à l’immigration postcoloniale.

L’examen historique de l’émergence de l’islamophobie en France, à travers les divers épisodes qui ont marqué le débat public, et en particulier les glissements de l’interprétation de la laïcité dans un sens toujours plus excluant dans bon nombre de discours publics, ainsi que le moment sarkozyste du débat sur l’identité nationale, sont particulièrement clairs et bien documentés. Ce qui n’empêche pas les auteurs d’élargir leur vision hors de France et d’engager une comparaison pleine d’enseignements entre la situation française et la percée de la question de l’islamophobie dans d’autres pays, en particulier la Grande-Bretagne.

De même, l’épineuse question des rapports entre antisémitisme et islamophobie fait l’objet d’un traitement approfondi, où les similitudes constatées par-delà les périodes historiques différentes ne sont pas rabattues sur une grille d’interprétation trop simple, qui conclurait à la permanence d’un nationalisme dont seules les modalités d’exclusion de l’autre seraient différentes.

Enfin, l’ouvrage apporte un éclairage précieux sur la construction des mouvements de résistance à l’islamophobie et sur les temps forts des mobilisations associatives, comme Une École pour tous-toutes, le Collectif des féministes pour l’égalité, mais aussi le Mouvement de l’immigration et des banlieues (Mib), le Parti des indigènes de la République (Pir), jusqu’aux mouvements dédiés que sont le Collectif contre l’islamophobie en France (Ccif) et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (Cri), en passant par l’association Islam et laïcité. Le plaidoyer en fin d’ouvrage pour une vision de l’islam et des musulmans qui refuse toute essentialisation d’un « problème musulman » se nourrit aussi de la diversité de ces résistances de la société civile.

Le livre de Claude Askolovitch est en ce sens le plus formidable démenti que l’on puisse opposer à l’islamophobie ambiante. Sans grands discours, sans démonstration poussive, il se contente de décrire, de montrer, d’aller à la rencontre de gens dont on découvre qu’ils sont des individus comme vous et moi, avec les mêmes soucis, les mêmes difficultés quotidiennes, les mêmes contradictions, tel ce producteur de viande hallal installé dans l’Yonne, qui penche pour Sarkozy bien que musulman, parce qu’il est aussi un petit patron. Son livre est tissé de ces rencontres, de portraits de musulmans pratiquants ordinaires, qui disent leurs engagements religieux, humanitaires ou politiques, leurs enthousiasmes et parfois aussi leur lassitude, quand ils doivent taire leurs convictions et dissimuler leurs pratiques, port du voile ou respect des interdits alimentaires.

Il restitue très clairement les deux principales séquences de construction médiatico-politique du « problème musulman », la première de 1989 au vote de la loi sur le foulard à l’école (2004), la seconde de 2004 à aujourd’hui. Inaugurée par une « affaire du voile », celle de Creil, la première période voit progressivement monter la question du foulard à l’école comme une préoccupation majeure qui s’épanouira avec la deuxième affaire fortement médiatisée, celle d’Aubervilliers, où les engagements d’enseignants qui sont aussi des militants politiques l’emporteront sur la sagesse et le souci de la laïcité qui avaient jusque-là guidé les attitudes officielles et les prises de position de responsables politiques. Cela aboutira à la réunion de la commission Stasi et au vote de la loi prohibant les signes religieux à l’école.

Mais les ardeurs islamophobes ne s’arrêteront pas là, bien au contraire : la loi de 2004 sera suivie par le débat puis le vote d’une loi sur le niqab, ou voile intégral, et par les polémiques et les décisions de justice contradictoires rendues dans l’affaire Baby-Loup (à laquelle l’auteur consacre un chapitre qui permet enfin de comprendre les enjeux de ce conflit : curieux qu’en presque quatre ans il ne se soit trouvé aucun journaliste pour enquêter comme il l’a fait, tant les certitudes idéologiques remplacent dans ce pays avantageusement les faits).

Cette affaire sera suivie par le dépôt de projets de lois divers visant le port du foulard dans les entreprises privées ainsi que par les personnes ayant en charge la petite enfance, tandis que l’Éducation nationale tentera par la voie réglementaire d’interdire aux mamans portant un foulard d’accompagner les sorties scolaires (circulaire Chatel), sans compter les multiples polémiques publiques sur le halal, les « prières de rue », les lieux de culte, les horaires des piscines, etc. Dans ces offensives tous azimuts, le Haut Conseil à l’intégration, institution censée favoriser le vivre ensemble, joue délibérément les boutefeux. Comme l’écrit fort justement Claude Askolovitch,

ainsi se fabrique, ex nihilo, une nouvelle idéologie, républicaine de nom, antimusulmane de réalité, qui fait de l’exclusion une valeur de la République.

(p. 171)

Vaincre la peur par l’empathie

À cette conception intégriste et excluante de la laïcité, qui cherche de manière obsidionale ce qu’elle pourrait bien encore interdire, et qui au lieu de favoriser le vivre ensemble s’ingénie à le compliquer, Claude Askolovitch ne se contente pas d’opposer une conception plus libérale, quoique plus juridique et plus réflexive, de la laïcité, mais ce qu’on pourrait appeler une laïcité de convivance qui consiste tout simplement à vivre avec les autres, à les rencontrer. Ayez des amis musulmans, nous dit-il, et vous verrez que vos préventions et vos préjugés, vos peurs s’évanouiront (les leurs aussi sans doute), que tout ira bien et que s’ils s’en trouvent mieux, vous vous en trouverez mieux aussi. Telle est la réponse que l’auteur oppose à ce malaise français, qui naît selon lui de la peur et de l’effarement d’un pays qui change et ne parvient pas à accepter son nouveau visage : « L’islamophobie forge le consensus d’une France égarée » (p. 174).

Sur ce point, le livre de Claude Askolovitch, comme d’ailleurs les deux précédents, rejoint les conclusions du bel essai de Martha Nussbaum, qui est une réflexion philosophique sur le pluralisme religieux dans les sociétés contemporaines, en particulier sur deux points : le constat que l’islamophobie est bien une peur irraisonnée (et irraisonnable), qui justifie pleinement l’appellation de « phobie », et qu’une des tâches les plus urgentes et les plus essentielles de nos démocraties est de vaincre ce type de peurs ; et l’affirmation qu’au-delà des principes politiques et éthiques qui fondent nos institutions, il est nécessaire de parvenir à une attitude éthique qui nous permette de nous mettre à la place de l’autre, de pouvoir imaginer ce qu’il ou elle éprouve, et d’entrer ainsi en empathie avec lui ou elle, ce qui est particulièrement le cas des musulmans européens et américains dans les sociétés contemporaines.

Si la question que discute Martha Nussbaum est plus générale et touche à l’altérité et au pluralisme de nos sociétés, elle montre à travers les nombreux exemples qu’elle cite que c’est bien la pratique de l’islam qui est au cœur de la question (ce que souligne d’ailleurs son éditeur français en assortissant le livre de ce bandeau : « Comment l’Occident est devenu islamophobe »). Par ses allers et retours constants entre la pratique et l’esprit des institutions américaines d’une part, et européennes d’autre part, elle propose un utile et fécond décentrement de nos problématiques, particulièrement en France. En effet, elle souligne comme un des traits communs des sociétés européennes qu’elles obéissent à des formes d’intégration nationale relativement poussées, supposant la conformité des habitants à un même ensemble de normes ethno -culturelles, en tout cas nettement supérieure à celle qui est exigée des habitants aux États-Unis. Toutefois, aux États-Unis comme en Europe, une hostilité envers la religion et plus particulièrement la religion musulmane se développe.

Le premier pan de sa réflexion porte sur les principes juridiques et moraux que nous devons invoquer pour mettre en œuvre le pluralisme religieux dans nos sociétés (et que nous pouvons invoquer, le cas échéant, pour le restreindre). Martha Nussbaum n’a aucun mal à montrer qu’en la matière, la supériorité des États-Unis sur les États européens est très nette, tant la Constitution américaine est farouchement attachée à consacrer la liberté individuelle, et notamment la liberté de religion. Toutefois, même en se restreignant au seul cas américain, elle montre dans une discussion serrée sur la jurisprudence américaine de la Cour suprême en matière de liberté religieuse que celle-ci oscille entre deux pôles : un pôle lockéen qui énonce que toute restriction à la liberté religieuse doit se fonder sur des intérêts supérieurs de l’État (et que bien évidemment la liste des intérêts de l’État pouvant être invoqués pour apporter des restrictions à la liberté religieuse est très limitative) ; l’autre, un pôle d’accommodements qui stipule que tout doit être mis en œuvre pour permettre le libre exercice de la religion et la liberté de conscience. Cette seconde direction est résolument individualiste (mais en matière de religion, quel autre principe pourrions-nous considérer comme absolu, sinon celui de la liberté individuelle ?). En pratique, les deux directions se rejoignent sur bien des points, mais seul le second est de nature à permettre à un individu de donner lui-même l’interprétation qu’il entend des prescriptions rituelles du culte. Selon ce dernier principe, aucune autre interprétation de ces prescriptions rituelles ne peut être opposée à la personne.

Ainsi, s’il peut être légitime que des croyants s’interrogent sur ce qui relève ou non des prescriptions rituelles (en matière de nourriture hallal ou de tenue vestimentaire pour les musulmans par exemple), cette question n’a strictement aucun sens quand il s’agit de la liberté religieuse : au regard de la loi, toutes les interprétations, fussent-elles les plus hétérodoxes, sont également valides. C’est d’ailleurs ce qui conduit Martha Nussbaum, dans une longue discussion consacrée à l’interdiction du port du voile intégral, à conclure qu’une telle interdiction ne peut être justifiée et lèse la liberté de religion.

On a parfois tendance à justifier l’hostilité envers l’islam et les musulmans en faisant remarquer qu’elle se fonde sur la peur, laquelle est elle-même suscitée par l’ignorance (des rites, des croyances, des modes de vie) d’une part, et par des menaces bien réelles d’autre part (le terrorisme pratiqué par des groupes se revendiquant d’un islam radical). Mais Martha Nussbaum nous invite à réfléchir sur la peur : si celle-ci est en effet naturelle et nécessaire pour nous prémunir contre des risques et des dangers (en ce sens, il est légitime et acceptable que des mesures soient prises contre le risque terroriste), en revanche elle la qualifie d’émotion narcissique, suscitée par notre incapacité à nous mettre à la place d’autrui, qui nous conduit à adopter des attitudes irrationnelles, à croire à des fadaises et à déshumaniser ceux que nous croyons être des ennemis.

Il est donc nécessaire, pour lutter contre la peur, de réfuter les mensonges et de dissiper les idées fausses (et concernant l’islam et les musulmans, on ne les compte plus), mais cela reste un exercice insuffisant s’il ne s’accompagne pas de l’effort d’empathie nécessaire. C’est ici le second temps de son raisonnement : cet effort d’imagination pour se mettre à la place d’autrui, qui lui paraît la clé de voûte d’une attitude éthique engendrant respect d’autrui et tolérance (au sens fort du mot). Sur ce point, son raisonnement se rapproche de celui d’Hannah Arendt, quand, à propos d’Eichmann, elle qualifiait de stupidité cette absence d’imagination et cette incapacité à se mettre à la place d’autrui. Ce n’est pas seulement à titre d’exemple que Martha Nussbaum évoque à ce propos des œuvres de fiction, romans et aussi livres pour enfants : c’est que la fiction est la principale voie d’accès à ce décentrement du regard qui nous est si nécessaire. Seule cette familiarité avec l’islam, qui n’a rien à voir avec une compétence ou avec un savoir, mais qui vient de l’acceptation tranquille de l’existence commune, est de nature, à terme, à faire régresser l’islamophobie. Faute de quoi, ce sont les principes sur lesquels nous prétendons régler nos vies qui se trouveront ébranlés.

Joël Roman

Librairie

Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora (sous la dir. de) Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, Paris, Albin Michel, 2013, 1 146 p., 59 €

Ce travail est d’abord celui de retrouvailles avec les liens historiques anciens tissés entre juifs et musulmans pendant plus de quatorze siècles, de l’apparition du Coran à nos jours.

Par-delà l’incompréhension mutuelle et même le choc des ignorances qui se durcit actuellement, cet impressionnant travail collectif, qui regroupe cent vingt auteurs, permet de renouer avec une histoire complexe, transversale, qui enjambe les continents (Empire ottoman, Afrique du Nord, Asie centrale) et condense les contradictions des référents religieux dans l’histoire politique. Le volume, construit en quatre temps, présente tout d’abord une histoire chronologique (période médiévale, moderne, contemporaine) puis développe des approches transversales comparant les Livres fondateurs, les langues, les mouvements de pensée, les arts et les mémoires…

L’ensemble ne se focalise pas sur un âge d’or de la coexistence heureuse, ou sur le mythe andalou (Makram Abbes traite le milieu philosophique andalou) et n’esquive aucune des difficultés actuelles (le rapport à la République française est judicieusement confié à un historien américain, Ethan B. Katz). L’ouvrage (magnifiquement présenté et illustré) se veut donc équilibré, dépassionné, et met en évidence l’entre lacement des histoires par-delà les conflits, qui ne sont pas oubliés. Les points sensibles de la période contemporaine sont traités dans des essais à part entière : la fin de l’Empire ottoman, les colonisations, le décret Crémieux en Algérie (Benjamin Stora), la déclaration Balfour (Denis Charbit), l’invention de la Terre sainte (Elias Sanbar)… Mais les divisions politiques ne doivent pas faire oublier les points de rencontre : langue, architecture, musique, arts de la vie quotidienne…

La question religieuse, avec une approche systématiquement comparative, se développe selon trois grandes interrogations. Tout d’abord, quelles sont les influences réciproques, les similitudes et différences, les croisements d’une religion à l’autre (les noms de Jérusalem, par exemple, sont étudiés par Jean Baumgarten) ? Quelle est ensuite la relation commune à la troisième religion du Livre, le christianisme ? Ne manque-t-il pas en effet un tiers dans ce duo, l’interlocuteur commun qui complique bien des échanges (sur le rêve récurrent d’un dialogue apaisé des sages, voir « Raimond Lulle, l’utopie interconfessionnelle ») ? Enfin, comment islam et judaïsme réagissent-ils à la modernité européenne laïque et aux bouleversements intellectuels, économiques, sociaux et politiques qu’elle entraîne ? Avec un contexte géopolitique sous tension, pourra-t-on échapper, en Europe, en Israël et dans les pays à majorité musulmane, aux malédictions séculières qui ont pesé sur les minorités confessionnelles ?

En s’appuyant sur les apports les plus récents d’une histoire des « regards croisés », ce riche volume permet d’en explorer les multiples méandres à redécouvrir.

Marc-Olivier Padis

Tilman Nagel Mahomet. Histoire d’un Arabe. Invention d’un Prophète, Traduction et préface de Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor et Fides, 2012, 384 p., 29 €

Cette première traduction en langue française des travaux du grand orientaliste allemand qui a été professeur de langue et culture arabes à l’université de Göttingen (de 1981 à sa retraite en 2007) offre une synthèse allégée des deux derniers ouvrages que l’auteur a consacrés à la figure de Mohammed1. Comme l’indique le sous-titre, le livre est constitué de deux parties : la biographie critique de Mohammed, puis la construction tardive du modèle prophétique parfait.

Pour Tilman Nagel, non seulement « Mahomet » a bel et bien existé, mais il est tout à fait possible de faire sa biographie. À la fin des années 1970, John Wansbrough avait notamment essayé de montrer que, le Coran étant issu d’un long processus de compilation de textes anonymes, le personnage même de Mohammed ne relevait que du mythe. Une nouvelle étude minutieuse des données historiques et islamiques s’avérait, selon Nagel, indispensable. Du point de vue des sources, l’auteur a recours à la littérature généalogique, aux écrits sur l’histoire de La Mecque et de Médine, ainsi qu’aux premières biographies de Mohammed (Ibn Ishâq et al-Wâqidî), qu’il lit parallèlement au Coran. Si Nagel refuse, pour des raisons de méthode critique, d’accorder une quelconque pertinence historique aux hadiths, dont le principal souci serait de conférer à Mohammed une figure de prophète envoyé de Dieu, le Coran, qu’il voit comme un document ancien dont Mohammed est l’auteur, représente l’une des sources les plus importantes du travail biographique. L’auteur s’inscrit en ce sens dans la continuité des travaux des orientalistes allemands de l’école de Nöldeke, pour qui le Coran témoigne de la prédication de Mohammed.

Pourtant, Nagel revendique sur ce point une nouveauté méthodologique, étant donné qu’il porte une attention particulière aux insertions de versets médinois tardifs à des sourates mecquoises antérieures ; insertions auxquelles il avait d’ailleurs consacré un livre2. C’est ce procédé qui lui permet d’obtenir des indications biographiques à partir du Coran, dont de nombreux passages abscons vont dès lors faire sens. Mais Nagel ne se contente pas de la relation entre le Coran et les récits biographiques. Il situe avec précision toutes ces sources dans le contexte social, politique et religieux de l’époque, en insistant particulièrement sur les enjeux politiques de l’action de Mohammed et sur la façon dont elle s’inscrit dans les pratiques tribales en vigueur.

L’étude de l’histoire de La Mecque de la fin du vie siècle permet de comprendre comment se chevauchent les intérêts des grandes puissances, notamment sassanide et byzantine, ainsi que les rivalités claniques chez les Quraychites. Le contexte politique est d’autant plus important aux yeux de l’auteur que ce que l’on retient principalement de la bio -graphie est que Mohammed a été, dès le début et durant toute sa mission prophétique, un habile stratège qui n’hésita pas à avoir recours à la ruse, voire à la cruauté, pour arriver à ses fins politiques.

Mohammed se revendiquait du hanîfisme, introduit à La Mecque cinq générations auparavant par un certain Qusay. Il s’agit d’une forme de monothéisme proche du judaïsme et du christianisme dont il critique pourtant certains rites, et qui se revendique d’Abraham. Dès le départ, le but de Mohammed est d’obtenir la victoire de son clan sur le culte local. La lecture des versets incrustés permet ainsi à Nagel de s’inscrire en faux avec une vision largement répandue – aussi bien chez les musulmans que chez des chercheurs occidentaux – qui opère une division entre une période mecquoise marquée par un message plutôt spirituel prêché par un homme malmené et une période médinoise où le message devient politique et social.

Ces mêmes ambitions se poursuivent à Médine, où le rituel est de plus en plus précis et touche de nombreux aspects d’une vie quotidienne qui se polarise autour de l’idée d’une communauté musulmane. La simple observation de ces règles ne suffit cependant pas. L’objectif est de prendre La Mecque en luttant contre les ennemis de Dieu. L’essentiel de l’activité de Mohammed à Médine est donc tourné vers les campagnes militaires. Ce que la biographie de Nagel rappelle à de très nombreuses reprises, c’est que Mohammed est essentiellement un prophète guerrier.

Dans la deuxième partie de son livre, Nagel fait une histoire de l’idéalisation du personnage de Mohammed qui, après sa mort, se voit progressivement doté de vertus sur -humaines, telles qu’une essence de lumière ou l’infaillibilité. La perfection tardive qui lui est attribuée prend alors une forme aussi bien morale qu’ontologique. Ici, Nagel a notamment recours aux compilations de hadiths, ainsi qu’aux manuels recensant les preuves de la prophétie de Mohammed ou aux traités juridiques rendant sa louange obligatoire. Modèle absolu pour les croyants, il prend une dimension cosmique faisant de lui l’incarnation parfaite de l’action divine sur terre. L’auteur intègre à ces chapitres des matériaux historiques plus récents, qui présentent Mohammed comme le sauveur de l’humanité ou l’essence de tous les savoirs.

Apportant de nouveaux éclairages à de nombreuses données historiques, ce travail précis et colossal est une référence de première importance pour qui veut mieux connaître la vie de Mohammed, derrière les couches d’idéalisation mises en place par la conscience croyante. L’auteur formule également le souhait de voir cette dernière se réformer, puisqu’il conclut son propos en rappelant comment des penseurs comme Fazlur Rahman (mort en 1988) pourraient tracer « un chemin musulman vers l’historicité de Mahomet » (p. 311). Pourtant, pour Nagel, l’islam est fondamentalement violent et expansionniste. Si, tout en forçant parfois le trait, un tel constat présente l’avantage de prendre le contre-pied de la tentation moderne de construction idéologique d’un islam originel pluraliste – à laquelle cède d’ailleurs Fazlur Rahman lui-même –, il risque également d’alimenter le discours inverse, qui affirme que l’islam, en tant que tel, ne peut avoir une place dans le monde moderne. Peut-être faut-il alors penser, avec Paul Ricœur, un conflit bienveillant des approches savante et croyante, au sein duquel la première tiendrait un tant soit peu compte du « geste confessant de la communauté d’islam3 », tandis que la seconde saisirait ce qui représente l’occasion d’un véritable décentrement.

Selami Varlik

Shlomo Sand Comment j’ai cessé d’être juif, Paris, Flammarion, 2013, 139 p., 12 €

Choquer ne répugne pas à Shlomo Sand, chacun le sait. L’historien israélien s’est fait une réputation mondiale en déconstruisant au marteau les mythes fondateurs du sionisme. Mais s’il peut paraître provocateur, c’est dans la meilleure acception du terme. Il force le lecteur à affronter des vérités désagréables. Encore faut-il comprendre l’usage subtil des paradoxes que fait l’auteur de Comment le peuple juif fut inventé4. Ainsi le titre de son livre n’annonce-t-il aucun reniement de ses origines, évidemment impensable pour cet enfant de juifs polonais né comme « personne déplacée » en Autriche. Mais il signifie avec force que, dans le contexte israélien, Shlomo Sand refuse une identité assignée qui ferait de lui un membre de l’ethnie dominante (les « Juifs ») face à ces citoyens de deuxième catégorie que sont les « Arabes » – en fait, les descendants des Palestiniens restés sur place après la fondation de l’État en 1948 et les nettoyages ethniques qui ont suivi.

C’est dans cette mesure que Sand, qui réitère son attachement au sol israélien, mais désespère d’y voir naître un jour une vraie République offrant des droits égaux à tous ses habitants, ne veut pas être « juif » au sens racialiste et bigot que l’extrême droite israélienne, mais pas seulement elle, a imposé. Il « démissionne » donc de « ce club d’élus ». D’autant plus qu’il persiste et signe, dans le droit fil de ses ouvrages précédents : impossible de ramener le fait juif, « de Marx à Gainsbourg », à une essence unique ! En diaspora, nonobstant les cris d’orfraie des « juifs ethniques », les identités se diluent dans la complexité des sociétés ouvertes. Celles des descendants des shtetls et des haras ne font pas exception. En Israël, en revanche, certains tentent la solution du ghetto surarmé pour écarter le spectre de la modernité démocratique.

Dans une de ces formules dont il a le secret, et qui fera encore hurler, mais sonne profondément juste, il décrit ainsi son désenchantement :

De plus en plus, j’ai comme l’impression que, sous certains aspects, Hitler est sorti vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. Il a été bien sûr politiquement et militairement vaincu, mais en quelques années son idéologie perverse s’est infiltrée et a refait surface, jusqu’à émettre, de nos jours, de fortes pulsations, frappantes et menaçantes.

(p. 17)

Au passage Sand, impitoyable pour notre confort intellectuel, bouscule encore quelques mythes, par exemple celui d’une « culture juive laïque », qui n’a plus d’assise réelle après le massacre du Yddishland qui en était la condition de possibilité. Ou encore ce fameux « judaïsme éthique » qui n’est souvent qu’un vœu pieux, au regard des textes de la tradition réelle, pas toujours aussi accueillants à l’Autre ou à l’Étranger qu’on le souhaiterait, en bons lévinassiens. L’auteur a-t-il sombré définitivement dans le pessimisme unilatéral ? Sa conclusion, « Ne pas renoncer », indique clairement qu’il continuera à se battre pour la justice et la vérité, au nom de son identité de survivant de l’enfer génocidaire, malgré les menaces dont il est l’objet et que par pudeur il n’évoque à aucun moment. Shlomo Sand ne « cessera » pas d’être un homme libre.

Daniel Lindenberg

Christophe Jaffrelot, Le Syndrome pakistanais, Paris, Fayard, 2013, 664 p., 30 €

Le Pakistan est un pays en perpétuelle tension, qui, vu de loin, semble toujours au bord de l’éclatement. L’éclatement l’a fait naître, l’indépendance de l’Inde en 1947 allant de pair avec sa « partition » et la création d’un État ayant pour vocation d’accueillir les musulmans indiens. L’éclatement lui a fait perdre sa partie orientale en 1971, lors de l’indépendance du Bangladesh.

Depuis le 11 septembre 2001, le Pakistan est à la fois au cœur et à la marge de l’actualité vue d’Occident. Au cœur, car il est un acteur central dans la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis au lendemain des attaques contre le World Trade Center, et vu comme un allié précieux, une base avancée pour combattre les talibans afghans. À ce titre, le Pakistan est depuis des années un pays sous perfusion, largement financé par l’aide américaine. Allié, donc, mais allié parfois récalcitrant et souvent ambigu, comme l’a montré en 2011 l’opération menée à Abbottabad contre Oussama Ben Laden, tué par les forces spéciales américaines sans que les autorités pakistanaises aient été mises au courant de la situation, elles-mêmes ayant été soupçonnées d’avoir caché la présence du chef d’Al-Qaida sur leur sol aux Américains. Mais le Pakistan n’est jamais tout à fait « central », il reste souvent à la lisière de l’information, que l’on parle de l’Afghanistan ou de l’Inde, sans cesse défini par rapport aux pays qui l’entourent.

Christophe Jaffrelot, spécialiste de l’Inde et du Pakistan, nous restitue la singularité pakistanaise, en remontant à la source du projet national, élaboré à la fin du xixe siècle, notamment sous l’égide de Syed Ahmed Khan, puis porté par la Ligue musulmane et M.A. Jinnah au début du xxe siècle. Il met en évidence trois tensions, trois contradictions qui ne cesseront de créer des affrontements dans l’histoire du pays : la première porte sur la notion même d’État. Les fondateurs du Pakistan mettent en place un État fortement centralisé, ayant pour ciment l’islam et l’ourdou ; or cette conception unitaire de la nation, fondée sur une religion et une langue, est en contradiction avec la réalité d’un pays bigarré et éclaté, dans lequel coexistent plusieurs langues et plusieurs ethnies. Pour ne rien dire de la distance géographique – près de deux mille kilomètres – qui sépare le Pakistan occidental du Pakistan oriental au moment de l’indépendance en 1947. Bien que les mouvements ethniques n’aient plus, depuis 1971 et l’indépendance du Bangladesh, mené à l’éclatement, le pays est néanmoins dans un état de perpétuelle tension (on en est par exemple à la cinquième guerre dans la province du Balouchistan). Certaines ethnies, comme les Pachtounes, ont mis de côté leurs velléités indépendantistes, mais la question de l’intégration nationale des diverses populations qui composent le pays ne saurait être considérée comme définitivement réglée.

Le projet national pakistanais – c’est la deuxième contradiction que pointe l’auteur – est porté par une élite musulmane qui craint, au tournant du xxe siècle, de perdre sa position sociale dominante face aux hindous. Avec l’indépendance du Pakistan, cet élitisme entre en tension avec la démocratisation. Comme le souligne Christophe Jaffrelot, le Pakistan se distingue par « le caractère quasi ritualisé des coups d’État » qui s’y déroulent presque une fois tous les dix ans, et par le peu de cas que font de la démocratie la majorité de ses Premiers ministres. L’armée pakistanaise représente non seulement un État dans l’État, mais une économie dans l’économie, et la corruption la gangrène, comme elle gangrène les élites civiles. Centralisation et concentration du pouvoir vont de pair, et les forces de gauche, actives notamment à la fin des années 1960 et 1970, ont progressivement perdu de leur influence : « la convergence des civils et des militaires au sein d’un establishment composé de quelque 2 000 familles constitue une clé d’interprétation de la stabilité paradoxale du pays ». Le Pakistan est donc « tenu », mais certains s’insurgent contre cette mainmise : les avocats notamment, dont les manifestations en 2007 ont contribué à la chute de Pervez Musharraf.

Le ciment pakistanais est fragile, et ce d’autant plus que, si l’islam y prend actuellement une place de plus en plus importante, il n’existe guère de consensus sur la relation que doit entretenir la religion avec l’État pakistanais. Christophe Jaffrelot pointe les contradictions du rôle joué par l’islam dans la construction de la nation, et ce dès la création du projet national. En effet, le Pakistan est né comme la patrie des musulmans, mais les caractéristiques de ces « musulmans » n’ont jamais été véritablement définies. Pour Jinnah, les musulmans étaient avant tout une communauté, qui pouvait tout à fait cohabiter avec d’autres minorités, dans une vision multiculturaliste proche de celle de l’Inde. Mais cette vision fut, dès le départ, contestée par le mouvement des oulémas et par les fondamentalistes, pour lesquels l’État devait être islamique. Pendant longtemps, c’est la vision séculariste qui a primé ; mais, dès l’arrivée au pouvoir de Zulfikar Ali Bhutto en 1971, et plus encore à partir des années 1980, on assiste à une islamisation du pays, et à une division croissante entre sunnites et chiites qui s’approfondit pour voir s’imposer au Pakistan l’islam sunnite de l’allié saoudien.

Ces tensions ne signifient pas nécessairement que l’État pakistanais aurait vocation à imploser, ou à être gouverné par la force. Mais on doit constater que les évolutions de ces dernières années ne vont pas dans le sens de la démocratisation. La très grande violence qui règne au Pakistan (Karachi est l’une des villes les plus violentes du monde), la fragilité d’une économie qui survit principalement grâce aux subsides de ses alliés, l’importance croissante des relations avec les talibans afghans et le désengagement progressif des forces occidentales de la région laissent présager que les États les plus influents à l’avenir sur le sort du Pakistan seront l’Arabie Saoudite et la Chine, prenant le relais des États-Unis dans le financement de l’économie pakistanaise, ce qui retardera d’autant les réformes nécessaires. Les « amis de l’extérieur » sur lesquels le Pakistan s’appuie et qui comptent sur sa position stratégique sont aussi, sans doute, l’une des causes de son impossible stabilisation.

Alice Béja

Henry Roth, Un Américain, un vrai, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013, 282 p., 22 €

Ce cinquième et dernier tome du cycle autobiographique À la merci d’un courant violent5, publié à titre posthume6 à partir d’un manuscrit inachevé, résonne comme un vibrant témoignage sur le cheminement d’un émigré, le dialogue souterrain entre langue maternelle et langue d’écriture, la posture d’écrivain et la puissance miraculeuse de l’amour. À travers les tribulations du héros Ira Stigman, double de Henry Roth, il suggère un tableau saisissant des États-Unis dans les années 1930, entre dépression économique, désenchantement politique, amertume sociale, vie intellectuelle brillante et permanence d’un certain rêve.

L’histoire de cette publication est à l’image de l’itinéraire exceptionnel de Henry Roth. Soixante années de silence séparent la publication de son premier livre, l’Or de la terre promise7, et celle du premier tome de ce cycle. Découragé en 1934 quand son évocation des jeunes années d’un garçon juif dans le quartier new-yorkais du Lower East Side est critiquée pour être trop lyrique et éloignée de la réalité politique, alors qu’à l’époque il est communiste ; hostile en 1964 quand, réédité, ce même livre est propulsé au rang des grands classiques, car il ne se reconnaît plus dans l’homme de vingt-sept ans qui l’a écrit, Henry Roth ne revient à la littérature qu’à plus de quatre-vingts ans. En dépit des difficultés de l’âge et de la maladie, il achève quatre des six tomes prévus pour sa fresque À la merci d’un courant violent, laissant quelque deux mille pages à l’état brut.

C’est un jeune membre de la rédaction du New Yorker, Willing Davidson, qui, ayant déjà publié deux nouvelles, The Freight et God the Novelist en 2006 à partir de ces textes, se lance dans l’ambitieux projet d’Un Américain, un vrai, rétablissant la chronologie et s’appuyant aussi sur les carnets de notes écrits par l’auteur à la fin des années 1930.

Le titre et la structure choisis pour le roman – avec un prologue qui raconte à la première personne du singulier la rencontre à Yaddo, dans une colonie d’artistes en mal de création, entre Henry Roth et sa future épouse M., et un épilogue qui montre à Albuquerque un Henry Roth, veuf et malade, cherchant une consolation dans l’écriture – permettent une entrée forte dans l’univers torturé et douloureux de l’auteur.

Le corps du récit cerne la difficulté du héros à trancher, à se situer entre le monde pauvre des immigrés juifs de première génération, avec le yiddish pour mode d’expression et les exigences familiales pour contraintes, et celui de la bourgeoisie et de l’intelligentsia new-yorkaises, installées dans leurs certitudes, avec l’anglais pour langue naturelle et les valeurs américaines pour références. Sans complaisance aucune, il restitue ses atermoiements entre la dignité que réclament l’amour et l’admiration que lui voue M. et la lâcheté qu’impliquent le recours aux largesses de sa maîtresse plus âgée, Edith, ou l’acceptation des maigres économies de sa mère. Il souligne l’antagonisme entre l’engagement politique au sein du parti communiste et la solitude que suppose une activité créatrice. Il révèle ses doutes sur la légitimité d’une écriture, prise entre la volonté de respecter un vécu souvent traumatique, comme les relations incestueuses avec sa sœur évoquées dans Un rocher sur l’Hudson, et les compromissions qu’exige l’acte de publier.

La honte face à des échecs répétés, la gêne doublée d’une immense tendresse pour les siens, la peur de la médiocrité, la conscience aiguë des faiblesses humaines, la quête inlassable d’un sentiment d’appartenance, la tentation insensée de se fondre dans un lien d’amitié ou une histoire d’amour, tous ces affects sont mis en scène dans de courtes séquences qui se télescopent parfois et se répètent souvent, avec en filigrane une interrogation sur l’identité américaine.

Les pérégrinations d’Ira, de ville en ville – New York, Cincinnati, Los Angeles – mais aussi de quartier en quartier – Greenwich Village, Lower East Side, Bowery, Harlem à New York –, de rue en rue – Baxter Boulevard, Olivera Street à Los Angeles –, dessinent une géographie urbaine en pleine mutation, marquée par la cohabitation chaotique des vagues successives de populations émigrées, la persistance de poches de pauvreté et la présence de constructions modernes à côté de sites abandonnés.

Son recours à des modes de transport qui varient en fonction de l’état de ses finances, à pied, en bus, en voiture ou en auto-stop et clandestinement dans des trains de marchandises, contribue à affiner la perception d’une Amérique secouée par la crise économique et désarmée par la violence des bouleversements qu’elle provoque.

Ses rencontres, du chauffeur de camion qui accepte de le prendre en stop alors que la loi le lui interdit, aux Texans glauques qui proposent pour neuf dollars le trajet de El Paso à Detroit, en passant par Johnny Graham, son guide dans le monde des hobos, ou par le jeune Noir qui les rejoint dans le wagon du train où ils se sont glissés, sont autant de portraits contrastés de l’Américain, terme revenant obsessionnellement dans le récit. Ils symbolisent les valeurs plurielles de ce pays dont Ira voudrait s’approprier la culture, tout en doutant que ses origines de petit émigré du shtetl le lui per -mettent.

Chacune de ces allusions renvoie Ira à un épisode de son enfance juive et à cette identité dont il tente de circonscrire la prégnance par son travail d’écrivain. Quand il se rend chez un coiffeur à Saratoga Springs avant de se présenter à Yaddo où il est invité en résidence comme écrivain en langue américaine, l’image du vieux coiffeur juif, dans le Harlem pauvre, s’impose, et ce sont les mots en yiddish de sa mère qui lui reviennent : « Aï, Americhka » (p. 23).

Il ne cesse de revisiter les mêmes scènes – la mort du cheval sur le champ de courses, l’accident du camion sous un pont – et de les réécrire, d’un point de vue différent, à travers le regard de sa famille, de ses amis militants communistes, des autorités new-yorkaises ou des critiques potentiels.

Des doutes récurrents contribuent à son enfermement : lui faut-il renoncer à ce grand roman à peine ébauché sur un prolétaire américain pour se consacrer à la rédaction de courtes nouvelles, envisager de faire carrière comme scénariste à Hollywood, abandonner la narration à la première personne du singulier pour privilégier un ton plus neutre et objectif ? Toutes ces interrogations le hantent d’autant plus qu’elles se trouvent relayées tant par son agent que par l’éditeur du New Yorker, Bill son ami communiste, son ancienne maîtresse Edith, M. son amour ou les parents de cette dernière.

Le grand regret d’Ira est de ne pas s’être enfui de chez lui à douze ans :

Qui sait, reprit Ira, je me serais peut-être fait tuer ; en tout cas, j’aurais brisé le cœur de ma pauvre mère. Mais si j’avais survécu, je serais devenu quelqu’un.

(p. 126)

À trente-deux ans, peut-il encore, grâce à l’amour de M., l’espérer ?

Sylvie Bressler

Vincent Gerber Murray Bookchin et l’écologie sociale. Une biographie intellectuelle, Préface de Jean-François Filion, Montréal, Éditions Écosociété, 2013, 184 p., 17 €

Dans sa chaleureuse préface, le sociologue Jean-François Filion, qui a rencontré Murray Bookchin, explique que malgré ses limites, l’« écologie sociale », qu’il distingue de l’« environnementalisme technocratique », qui prêche le « développement durable », et du « radicalisme éthique », auquel s’apparente la deep ecology, peut encore nous orienter en ce début du xxie siècle, où le capitalisme globalisé saccage la planète tout en déstabilisant chaque humain, en privilégiant la « raison dialectique » à la raison conventionnelle, en se dotant d’une « subjectivité politique » pour mieux assurer sa « citoyenneté active » et enfin en misant sur le « municipalisme libertaire » pour que la coopération imprègne l’économie.

Cette première biographie en français de Murray Bookchin (1921-2006) se veut avant tout une introduction à une œuvre majeure de l’écologie politique. Bookchin naît à New York de parents émigrés russes, qui le dotent de la tradition russe, de la culture juive et de valeurs révolutionnaires. De « communiste » (en - tendre « pro soviétique »), il devient trotskiste en 1939. Il a 18 ans et entre comme ouvrier dans une fonderie du New Jersey, où il se syndique. Parmi les « prolétaires », il découvre la présence de l’esprit « petit-bourgeois », au point qu’il considère que la véritable force révolutionnaire, dorénavant, relève des femmes, des Noirs, des jeunes, des étudiants, des chômeurs, bref des « déclassés » qu’il faut transformer en « citoyens » capables de prendre en main « la vie quotidienne d’une communauté de personnes », comme le résume Vincent Gerber.

C’est dans Contemporary Issues qu’il publie ses premiers articles sous divers pseudonymes (M.S. Shiloh, Robert Keller, Harry Ludd ou encore Lewis Herber) et surtout qu’il discute avec Josef Weber (son « mentor »), auteur de The Great Utopia (1950). En 1952, il rédige “The Problem of Chemicals in Food”, enquête qui pointe, selon le biographe « la détérioration conjointe de la santé et de l’environnement ». Il faut dire qu’en 1948 paraissent Road to Survival de William Vogt et Our Plundered Planet de Fairfield Osborn et que la prise en compte de l’écologie l’oblige à questionner le marxisme, grandement productiviste.

Le premier résultat de ses réflexions fait l’objet de Our Synthetic Environment qui sort en 1962 chez un éditeur de grande notoriété, Alfred A. Knopf, qui lui conseille de changer de nom et d’opter pour Lewis Herber… Il participe à la création de la New York Federation of Anarchists en 1964, puis au lancement du groupe Anarchos, qui publie une revue du même nom, et enseigne dans l’Alternative U sise à Manhattan à partir de 1969.

Ces années 1960 sont celles de la contestation du capitalisme sur la plupart des campus et du déploiement des idéaux portés par la beat génération et le mouvement hippie. C’est dans ce contexte particulièrement créatif qu’il publie en 1964 « Écologie et pensée révolutionnaire », dans lequel il emploie la formule d’« écologie sociale », inventée par Erwin Anton Gutkind, afin d’insister sur la relation essentielle qui existe entre questions sociale et écologique. Suit alors une critique du machinisme (qui sépare l’individu du processus complet de production), des besoins (dont la plupart sont artificiels), de la grande ville (où une population massifiée ne peut véritablement agir), etc. Dans Crisis in Our Cities (1965), il en appelle à une décentralisation des énormes conurbations, à de nouvelles relations ville/nature, à la création d’éco-communautés, etc. Il poursuit sa dénonciation de la mégalopole dans The Limits of the City (1974) :

Si le terme « ville » renvoyait traditionnellement à une entité urbaine clairement définissable, New York, Chicago, Los Angeles – tout comme Paris, Londres, Rome – n’ont de villes que le nom. En réalité, elles représentent d’immenses agglomérations urbaines qui perdent de manière constante toute forme distinctive et toute qualité propre.

Il reviendra sur la ville, en 1987, avec The Rise of Urbanization and the Decline of Citizenship dans lequel il dévoile sa conception d’une démocratie directe, base de son municipalisme libertaire. Après avoir enseigné au Goddard College (Vermont) et au Ramapo College (New Jersey), Murray Bookchin cofonde l’Institute for Social Ecology, qui a limité ses activités depuis 2007 à un colloque annuel. C’est en 1986 qu’il rencontre Janet Biehl, d’abord son étudiante puis sa compagne, et auteure (Rethinking Ecofeminist Politics en 1991 et le Municipalisme libertaire en 1998) avec laquelle il publie un bulletin d’informations, Green Perspectives, qui n’hésite pas à critiquer les écologistes « corrects »…

Cette biographie intellectuelle est bien documentée et Vincent Gerber expose clairement les apports de Murray Bookchin. Pourtant le lecteur aurait voulu en savoir plus sur ses désaccords avec Gorz, Castoriadis ou Marcuse (p. 144), ses critiques de Susan Brown, Hakim Bay ou encore John Zerzan (p. 149) et la manière dont son œuvre a été reçue et diffusée aux États-Unis. En France, c’est l’Atelier de création libertaire à Lyon qui a traduit et publié plusieurs de ses brochures. Souhaitons que cette biographie l’incite à poursuivre ce travail de défrichage.

Thierry Paquot

Brèves

Arjun Appadurai, Condition de l’homme global, Paris, Payot, 2013, 432 p., 25 €

Cet ouvrage poursuit le travail anthropologique au long cours d’Arjun Appadurai. C’est pour lui l’occasion de revenir sur ses deux précédents ouvrages traduits en français en 2005 et en 2009 (Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation et Géographie de la colère, voir son entretien dans Esprit sur cet ouvrage en mai 2007) et de rappeler que le second, qui mettait déjà l’accent sur l’envers de la globalisation (le terrorisme ethnique, les piratages de tous ordres, le hacking, les violences invisibles, les logiques sacrificielles, les méfaits de l’urbanisation…), était une réponse à l’optimisme du premier, qui s’inscrivait dans le sillage de la chute du mur de Berlin en 1989 (le titre anglais était Modernity at Large) et misait trop sur une réponse possible au tout-marché et au tout-économique par le culturel. Cette Condition de l’homme global avance dans trois directions qui permettent à l’auteur de réélaborer son projet : il revient d’abord sur l’ancrage wébérien (et donc comparatif) de son anthropologie culturelle avant de se pencher à nouveau sur l’urbanisation maladive (c’était la thématique centrale de Géographie de la colère) en s’arrêtant longuement sur le cas explosif de Bombay (territoire où il mène une recherche-action sur les conditions d’accès au logement de populations informelles, et où il s’efforce de mettre en place un enseignement supérieur pour ceux qui n’ont pas bénéficié d’une éducation de base). Ce qui le conduit dans un troisième temps à échafauder les conditions d’une « anthropologie de l’homme global » susceptible d’associer le local et le global. D’où des réflexions intéressantes sur les risques et sur la nécessité de passer d’une lecture économiste et statistique en termes de probabilités à une interprétation en termes de possibilités et de capacités culturelles. Ce livre a comme principal mérite d’en appeler à une rigueur anthropologique qui ne se contente pas d’observer que la « grande transformation » chère à Polanyi est effectivement à l’œuvre.

O. M.

Chloé Froissart, La Chine et ses migrants. La conquête d’une citoyenneté, Préface de Jean-Philippe Béja, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 406 p., 24 €

Si penser en termes politiques a encore un sens alors même que l’économique emporte tout en apparence sur son passage, ce livre est fort bien venu car il concerne la Chine, une Chine marquée par la réforme économique de Deng Xiaoping, une Chine continentale dont le développement rapide fascine les plus incrédules. Chloé Froissart, qui a travaillé à Chengdu, grande ville de l’intérieur au nord-est de Chongqing (le territoire de l’affaire Bo Xilai), et à Pékin, raconte l’histoire politique de cette réforme économique, dont on a pu croire qu’elle allait accoucher de la démocratie, en prenant le fil politique de la citoyenneté. Ce qui invite à interpréter le devenir possible du hukou : cette carte d’identité urbaine, qui date de 1958, organise une immigration sélective et permet de contrôler l’accès aux territoires urbains et aux droits sociaux qu’ils accordent comme des privilèges, la santé, l’éducation… (sur ce point, voir les éclairages du chapitre intitulé : « Le système du hukou : la mise en place d’une société duale et d’une ruche de statuts »). Si l’auteure, qui parle d’une « urbanisation en trompe-l’œil » (« à l’échelle nationale, plus de 32 % de la population comptabilisée comme urbaine n’est pas détentrice du hukou de la ville dans laquelle elle réside »), s’arrête essentiellement sur le cas des mingong, ces travailleurs migrants d’origine rurale – dans le cas de la première génération – qui vivent dans des bidonvilles, si elle souligne quelques évolutions récentes sur un mode critique (permis de résidence mis en place dans dix villes pilotes, création d’une mégalopole regroupant plusieurs villes du delta de la rivière des Perles susceptible de modifier les conditions d’accès à la citoyenneté), elle démontre avant tout que la réforme économique qui a tiré les campagnes vers les villes a contribué à constituer des catégories sociales très inégalitaires et à empêcher la constitution d’une citoyenneté universaliste. Il en ressort que le Parti contrôle les migrations internes au nom de la réforme économique pour mieux protéger son pouvoir sans se préoccuper de légitimer l’idée d’une citoyenneté nationale et universelle. Mais le livre montre parallèlement que le Parti, qui ne peut plus se permettre d’intervenir de manière trop visible, violente et policière, doit s’adapter aux divers mouvements de défense des droits civiques qui soutiennent la recherche d’intégration de ces migrants de l’intérieur. Tout en apportant un éclairage critique sur l’action juridique des Ong, ce livre très politique montre que le pouvoir chinois tend à se maintenir en sériant les populations et que des mouvements portés par les revendications basiques des migrants l’obligent à faire des concessions qui n’ont pour l’instant pas d’effet structurel. En effet, jusqu’à nouvel ordre, le pouvoir récemment mis en place n’a pas décidé de faire bouger le hukou, un instrument de contrôle dont il a impérativement besoin pour relancer la prétendue réforme économique harmonieuse… bizarrement prisée chez nous.

O. M.

Nathalie Heinich, Maisons perdues, Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2012, 128 p., 14, 90 €

Boulevard Piot, Les Paroyes, Chante-Alouette, Saint-Jérôme, Le Monteillet, La Chaumette, Montmachoux, Mont-Dol, Plougasnou, Saint-Jeannet, Chambon-sur-Lignon, Saint-Martin-Vésubie… Autant de noms de maisons – maisons de la petite enfance, de l’enfance, de l’adolescence, de l’âge adulte, maisons de transitions « où l’on continue d’aller quand on est grand et qui nous parlent de ce que nous sommes devenus », maisons familiales, maisons amicales, maisons aimées, maisons abandonnées, maisons oubliées, maisons où l’on ne veut plus se rendre car ceux qui les habitaient sont des morts sans sépulture disparus dans les camps. Sociologue originale, indépendante et respectée, Nathalie Heinich voyage à travers ses maisons, depuis la Marseille de l’enfance jusqu’à la région parisienne des études et de la découverte de la vie intellectuelle (admirable portrait de la traductrice de Julio Cortázar) en passant par Nice. Mais cette histoire de maisons la conduit à chérir par-dessus tout le Massif central et à se retrouver dans une zone frontière située « au milieu de la France », entre Saint-Agrève et Chambon-sur-Lignon, une frontière de la géographie hexagonale mais surtout une frontière familiale qui relie sa double ascendance juive et protestante. Cet ouvrage où la sociologue oublie son savoir dessine un parcours émouvant à travers les espaces et des maisons qui sont avant tout des jardins que l’on peut arpenter. Une écriture, précise-t-elle, mais une écriture nomade, car jamais il n’y a la bonne maison, jamais elle ne s’arrête définitivement dans l’une de ces maisons qui s’entrelacent comme autant de villes refuges chères à la tradition biblique. Ce sont des maisons de travail, de méditation et souvent de très haute solitude (les « hommes de sa vie » ne sont jamais les hommes d’une maison mais des « passagers »), et donc des maisons un peu hantées par les souvenirs et les fantômes. Aujourd’hui, l’auteure a trouvé sa maison dans le Massif central, la plus belle montagne du monde selon elle, mais elle n’en parle pas, car ce serait faire dans l’autobiographie, ce que ce voyage à travers les maisons de l’enfance et de l’âge adulte ne veut justement pas faire.

O. M.

Laura Alcoba, Le Bleu des abeilles, Paris, Gallimard, 2013, 125 p., 15, 90 €

Une enfant, arrivée d’Argentine, découvre le français. La forme romanesque cherche le rapport intime à la langue, l’apprentissage dans sa forme naïve, c’est-à-dire naissante. La romancière n’impose pas son rapport savant et maîtrisé à la langue en guise de morale de l’histoire. Mais elle refuse aussi le parler-enfant, sans charme, qui la rebute dans les premiers livres qu’on lui suggère. Elle préfère, par défi, Raymond Queneau, dont la lecture des Fleurs bleues sert de passerelle vers la nouvelle langue. Mais Queneau est un étrange intercesseur, faussement simple, dont les jeux d’écriture, parce qu’ils supposent une connivence inaccessible à une nouvelle arrivée d’une dizaine d’années, sont hermétiques bien que séduisants. À l’inverse, la romancière réussit à se replacer à hauteur d’enfant, sans viser trop bas ni trop haut. Elle ne disserte pas sur l’accès à la langue, elle fait vivre des scènes quotidiennes sur le chemin de l’école, à la bibliothèque, en visite chez des amis… où se joue, par touches, l’entrée dans un nouveau monde de sonorités et de rythmes. Chaque scène offre la fraîcheur même des expériences de l’enfant qui avance dans sa nouvelle langue. La rencontre est donc heureuse, malgré l’attachement à la langue maternelle, et la chronique familiale de l’exil est éclairée par la joie enfantine d’apprendre.

M.-O. P.

Danielle Rioul-Gosset, Sur les traces de Jean Gosset (1912-1944), Jouaville, Éditions Scripta (info@editionsscripta.com), 2013, 250 p., 16, 80 €

Le philosophe Jean Gosset est une figure méconnue et même sous-estimée, y compris dans les présentations de la revue Esprit. Jeune philosophe proche de Mounier, qui compte sur lui pour fortifier le personnalisme, il s’engage très tôt dans la Résistance et meurt sans laisser de traces de ses travaux menés pendant la guerre, notamment ses recherches en épistémologie, commencées sous la direction de Gaston Bachelard. Cette biographie (qui présente de nombreux documents, correspondances, extraits d’articles…) comble donc heureusement une lacune et présente la trajectoire familiale, professionnelle, militante, intellectuelle et finalement héroïque du philosophe et résistant. Si sa conversion au catholicisme et sa fréquentation de Mounier dans les premières années d’Esprit marquent ses années de formation intellectuelle, la rencontre avec Jean Cavaillès, dont il suit les cours à l’École normale supérieure (Ulm), imprime radicalement son destin, puisque Cavaillès est celui qui l’oriente vers l’épistémologie mais devient aussi son chef dans la Résistance. La confiance est si forte entre les deux hommes que Gosset succède à Cavaillès à la tête de l’important réseau Cohors-Asturies. Gosset, qui vit dans la clandestinité, ne saura pas que Cavaillès a été exécuté le 17 février 1944. Il est lui-même arrêté en avril 1944, déporté à Neuengamme en juillet alors qu’il sait que les Alliés commencent leur avancée sur le territoire français et meurt en camp le 21 décembre 1944 à 32 ans. Sans perdre de vue les amitiés nouées dans les années où il était proche de la revue (Paul-Louis Landsberg, Claude-Edmonde Magny, Pierre Grimal…), il s’était entièrement absorbé dans l’action, qui lui semblait prioritaire, et même l’action de résistance militaire (renseignements et commandos). Cette biographie retrace aussi précisément que possible les tâches de Gosset dans la Résistance, les contacts qu’il entretient, les missions dont il s’acquitte, ses responsabilités successives et fait revivre une personnalité à la fois discrète et entière dont l’apport à la refondation de la revue Esprit après la guerre était très attendu.

M.-O. P.

Ariane Laroux, Paysages urbains, Préface d’Olivier Mongin, Lausanne, Éditions l’Âge d’homme, 2013, 303 p., 39 €

« Ce que j’aime dans la poésie, c’est que c’est plat », disait Bram Van Velde. Chez Ariane Laroux aussi, tout passe par la « platitude » et non par la feinte d’une perspective en trompe-l’œil. L’artiste peint, dessine et grave directement, sans croquis préalable et sans modifier le geste premier. Sur le support surgit un assemblage toujours frappant où coexistent le plein et le vide : le blanc permet au trait et à la couleur de vibrer comme sur une mer. Chaque œuvre devient un espace où le diaphane prend un rôle particulier et donne l’impression à celui qui regarde d’entrer dans la toile. Fasciné, il « entend » autant qu’il voit les courbes et les lignes au sein d’une poétique du surgissement et de l’attente. En de telles œuvres, le voyage est constant : qu’il soit extra ou intra muros. On y découvre les architectures de Paris, Londres, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, Milan, Venise comme de Genève, Bâle, Zurich, Berne, Bienne, Lausanne, Fribourg, Chandolin, Gruyère, etc. Théâtres et lieux publics sont mis en exergue en tant qu’espaces de rencontre et d’échange. De transbordements ou de nœuds. Il y a aussi les gares. La créatrice les affectionne particulièrement car elles symbolisent la mobilité humaine et le mouvement du monde. L’artiste l’anime non de manière réaliste mais selon une architecture utopique. Pour autant, elle ne commet pas l’erreur de certains peintres qui se prennent pour des métaphysiciens, comme si l’art plastique devenait une science qui cherchait ses preuves non en son dedans mais au dehors. Ils font de la peinture une « vue de l’esprit ». À l’inverse, Ariane Laroux développe l’esprit de la vue. L’art est pour elle affaire de lignes, d’affects, de couleurs mises sous tension. L’œuvre fait le vide de ce qui est sans importance afin de ne laisser apparaître que des formes essentielles forées dans le silence et dans le bruit. L’existence est là. Ariane Laroux joue sur toutes les ambiguïtés des oppositions binaires : cause/effet, essence/apparence. Elle pratique la « dissémination » chère à Derrida et que souligne Olivier Mongin : chaque création plastique de la Suissesse introduit le leurre dans le leurre afin d’atteindre ce qui nous échappe et ce qui ne se pense pas encore. En conséquence la verticalité en torsion crée le chiasme ou la césure. Chaque toile ou dessin offre un égarement programmé dont la beauté est aussi particulière qu’intense.

J.-P. G.-P.

En écho

BENJAMIN À BARCELONE – Une nouvelle revue, à l’initiative de Josep Ramoneda, a récemment vu le jour à Barcelone. La Maleta de Portbou (référence au lieu où Walter Benjamin – qui aurait voulu fonder une revue intellectuelle nommée Angelus Novus – se suicida) consacre son deuxième numéro à l’Allemagne et à ses zones d’ombre (« Alemania y sus ombras », novembre-décembre 2013, http://www.lamaletadeportbou.com/). On y trouvera également – en résonance avec la vocation intrinsèquement européenne de la revue – des textes de Juan Goytisolo, Paolo Flores d’Arcais, Ulrich Beck…

ÉTUDES ET SON PAPEÉtudes, la revue des jésuites en France, a eu le privilège de publier une interview du pape François qui mérite effectivement lecture et réflexion si l’on imagine qu’un nouveau style d’Église est possible (voir la position de J.-Cl. Eslin dans ce numéro d’Esprit, p. 5). Au sommaire de ce même numéro d’octobre 2013 d’Études, voir également les articles de Jean-Luc Pouthier sur Francis Poulenc et de Denis Salas sur la politique pénale et, dans le numéro de novembre 2013, l’article de Jacques Sédat sur la colère et un substantiel entretien avec Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora sur l’Histoire des relations entre juifs et musulmans qu’ils ont dirigée (Paris, Albin Michel, 2013, compte rendu de Marc-Olivier Padis dans ce numéro d’Esprit, p. 141).

RÉHABILITER LE PÉRIURBAIN – C’est le titre du dossier issu d’un colloque publié par le Forum des vies mobiles (Éditions Loco/Forum des vies mobiles, 2013, www.editionsloco.com), dont le sous-titre – « Comment vivre et bouger durablement dans ces territoires ? » – traduit bien l’état d’esprit (pour rappel, voir le numéro d’Esprit de mars-avril 2013 : « Tous périurbains ! »). Voir aussi la plaquette publiée par l’agence Seura et l’ouvrage dirigé par David Mangin (Paris/Babel. Une mégapole européenne, Paris, Éditions de la Villette, 2013) sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

L’URBANISME HAMBOURGEOIS – On trouvera dans le numéro d’automne d’Urbanisme (automne 2013, no 390, www.urbanisme.fr) un long dossier, en partenariat avec le master d’urbanisme de Sciences Po, sur la ville de Hambourg et les récents projets qui y ont été menés, notamment à l’occasion de l’Internationale Bauausstellung (Iba, exposition internationale d’architecture), qui s’y déroule depuis 2007. Lien entre la ville et le port, conteneurisation, développement durable et multiculturalisme, le dossier aborde bien des points clés de l’urbanisation contemporaine. Également dans ce numéro, un article de Sarah Baudry sur le concept de « studentification » des villes, appliqué à la Grande-Bretagne et à l’Italie.

LA MODERNITÉ EN QUESTION – C’est à l’occasion d’une interrogation sur les rapports actuels entre la philosophie et la sociologie que ce dossier des Archives de philosophie (octobre-décembre 2013, http://www.archivesdephilo.com) se penche sur les ressorts de la modernité, sur leur permanence et sur les ambitions possibles d’une sociologie à venir ne tombant pas dans les travers et les arcanes d’une prétendue postmodernité. Voir sur ce point les articles de B. Karsenti et C. Lemieux et celui de F. Hulak, qui se tourne vers l’aube de la modernité pour relire les travaux de Weber et Durkheim sur la commune médiévale.

Avis

Le modèle économique d’Esprit repose avant tout sur la fidélité de nos abonnés. Or en cette période de restrictions budgétaires, alors que l’édition et la presse dans leur ensemble subissent un fort recul des ventes, les tarifs postaux vont connaître de rapides hausses dans les deux années qui viennent : + 12% en 2014 et + 10 % en 2015. En seront exemptés les titres qui relèvent de la « presse d’information politique et générale » quotidienne et hebdomadaire. Parce qu’elle est mensuelle, la revue Esprit, qui répond pourtant aux autres critères d’une presse d’information politique et générale, ne pourra bénéficier de cette exemption et devra faire face à d’importants surcoûts. Les pouvoirs publics croient d’autant plus volontiers à la dématérialisation de la réflexion qu’ils ne parviennent pas à mettre de l’ordre dans des aides aux médias qui renforcent, au nom du pluralisme, les titres les plus visibles. Dans ces conditions, pour maintenir notre projet, nous devons développer nos abonnements. Merci donc à nos abonnés tout d’abord de nous renouveler leur confiance mais aussi de participer à la promotion de la revue autour d’eux. La période des fêtes de fin d’année étant propice aux cadeaux et aux bonnes résolutions, c’est l’occasion tout indiquée pour offrir la revue à vos proches !

Dans le programme de conférences données à l’abbaye de Saint-Jacutde-la-Mer (Côtes-d’Armor), signalons en particulier deux manifestations : le samedi 1er février 2014, Jean-Louis Schlegel et Denis Pelletier, qui ont dirigé l’ouvrage publié l’année dernière au Seuil sur les catholiques de gauche (À la gauche du Christ), répondront à la question : « Mais où sont donc passés les chrétiens sociaux ? » ; le samedi 15 février 2014, Dominique Balmary, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss), s’interrogera sur les possibilités de « Refonder le contrat social » (02 96 27 71 19, contact@abbaye-stjacut.com).

Signalons deux nouvelles publications autour de Paul Ricœur : Paul Ricœur, l’imagination vive. Une genèse de la philosophie ricœurienne de l’imagination de Jean-Luc Amalric (Paris, Hermann), et un recueil de textes de Ricœur sur lequel nous reviendrons, Anthropologie philosophique. Écrits et conférences, 3 (Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées »).

Pour commencer l’année, nous nous interrogerons sur l’attention : est-elle en voie de disparition ? De plus en plus d’enfants sont suivis pour des « désordres de l’attention », les enseignants et pédagogues constatent la difficulté des jeunes élèves à se concentrer sur leur travail, les nouvelles technologies fragmentent la concentration, le travail postindustriel est saccadé et interrompu : sommes-nous donc voués à penser par intermittence, ou s’agit-il simplement d’une reconfiguration de l’attention ? Nous aborderons par la suite les liens entre corruption et démocratie : au-delà des affaires et des révélations qui animent les médias et entretiennent le scepticisme politique, comment comprendre en profondeur la force de la corruption ? Quelle est la bonne grille d’analyse à mobiliser ? Il ne suffit pas de s’indigner de quelques « canards boiteux » ni de demander plus de transparence ou d’activisme juridique : c’est l’évolution de nos démocraties « avancées », en ce sens (temporel) proches de la dégénérescence, qu’il faut regarder sous un jour nouveau.

  • 1.

    Tilman Nagel, Mohammed. Leben und Legende, Munich, Oldenbourg, 2008 ; Allahs Liebling, Munich, Oldenbourg, 2008.

  • 2.

    T. Nagel, Medinensische Einschübe in mekkanischen Suren, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995.

  • 3.

    Paul Ricœur, « Herméneutique. Les finalités de l’exégèse biblique », dans Dominique Bourg et Antoine Lion (sous la dir. de), la Bible en philosophie. Approches contemporaines, Paris, Le Cerf, 1993, p. 34.

  • 4.

    Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2010.

  • 5.

    Les quatre premiers tomes du cycle, publiés à Paris aux Éditions de l’Olivier, sont les suivants : tome I, Une étoile brille sur Mount Morris Park, 1994 ; tome II, Un rocher sur l’Hudson, 1995 ; tome III, la Fin de l’exil, 1998 ; tome IV, Requiem pour Harlem, 2000.

  • 6.

    Henry Roth, né en 1906 en Galicie, arrivé aux États-Unis en 1909, est mort en 1995.

  • 7.

    H. Roth, l’Or de la terre promise [1934], Paris, Grasset, 1985.

Joël Roman

Philosophe, essayiste et éditeur Joël Roman prône « un multiculturalisme à la française », qui reconnaisse le pluralisme social et culturel de la société française, l’empreinte durable des immigrations post-coloniales, et sache adapter le modèle républicain à la multiplicité individuelle, à la nouvelle question sociale des banlieues et à la présence établie de l’islam de France. Il place ainsi les…

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