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Identité nationale : parlons-en !

Le thème national est apparu tardivement dans la campagne de Nicolas Sarkozy, avec l’arrivée de sa « plume », Henri Guaino. Qu’en est-il de cet apport qui fut décisif pour créer le discours du rassemblement national ? Fut-il simplement instrumentalisé ou marque-t-il en profondeur une réserve d’énergie historique pour la politique sarkozyste ?

Avec la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, Sarkozy a franchi une frontière symbolique décisive. On a dit avec force et avec raison que cette création signifiait deux choses totalement inadmissibles : d’une part, que l’immigration était une menace ou au moins un problème pour l’identité nationale, d’autre part, que l’identité nationale relèverait ainsi d’une définition d’État, d’une préoccupation politique. Sur ces deux points, je souscris totalement au refus et à la condamnation exprimés lors de cette annonce pendant la campagne électorale1, et lors de la création de ce ministère, en particulier à l’appel à l’initiative des chercheurs qui composaient le comité scientifique de la Cité de l’immigration.

Mais cette décision politique exprime en outre un contresens profond, durable et inquiétant sur la nature même de l’identité nationale, particulièrement de l’identité nationale française. Et puisque l’un des arguments évoqués par le candidat, puis par le président, et à sa suite par le ministre était sur le mode de la stupéfaction indignée : « Quoi ? On n’aurait pas le droit de parler de l’identité nationale ? », parlons-en !

Un conflit structurant

L’identité nationale française n’est pas, n’a jamais été, une identité figée, stable, une essence éternelle. Au contraire : si elle a profondément structuré ce pays, c’est parce qu’elle était controversée. Le clivage politique en France s’est longtemps fait autour de la nation, notion que chaque camp cherchait à s’approprier : droite et gauche, tout au long du xixe siècle, s’affrontent autour du thème de la nation, l’une retenant la définition dynastique de la nation, autour de la légitimité monarchique, l’autre retrouvant la vision qui fut celle du cri de Valmy, qui définit la nation par le rassemblement du peuple. Légitimité d’en haut contre légitimité d’en bas, qui va nourrir un affrontement décisif autour de l’essentiel. « Ceux d’en face » figurent le camp de l’anti-France, nourrissent le soupçon de trahison. Émigrés de Coblence d’un côté, partisans de l’aventure européenne (déjà !) de l’autre, s’accusent mutuellement de tourner le dos à l’âme de la France. Cette lutte dure tout au long duxixe siècle et ne trouve qu’à grand-peine à se calmer dans les dernières années du siècle. L’affrontement avec l’Allemagne n’y suffit pas, puisque la droite accuse Ferry, promoteur de la colonisation de l’Indochine et patriote républicain, de se détourner de la ligne bleue des Vosges (d’où le sobriquet dont elle l’affuble, « Ferry-Tonkin »), tandis que la gauche, bientôt engagée dans le combat pour l’innocence de Dreyfus, se voit reprocher de manquer à l’armée et aux valeurs nationales. Il faut sans doute attendre la guerre de 1914, l’Union sacrée, pour que soit scellée l’unité de ceux qui font la « guerre du droit contre les barbares » (André Suarès) et de ceux qui défendent le sol et le sang. Mais, même si alors la République sort victorieuse de l’épreuve, et auréolée de cette victoire, cet affrontement est davantage temporairement remisé qu’il n’est surmonté. Entre parti de l’étranger et ennemis de l’intérieur, les candidats au rôle de l’anti-France ne manquent pas, au premier rang desquels les communistes, que leur allégeance à l’Union soviétique désigne pour le rôle (mais ils ne sont pas les seuls : en miroir, désignés sous le nom d’internationale noire, les catholiques sont soupçonnés d’une allégeance au Vatican qui les soustrait à la communauté nationale). Et n’oublions pas que la période de Vichy et de l’occupation, quand on cesse de la regarder avec des lunettes rétrospectives, permet de voir à quel point les accusations de trahison sont également réparties : c’est bien entendu le cas pour le gouvernement de Vichy, dont la collusion avec l’Allemagne nazie n’est plus à démontrer et qui va éclater chaque jour davantage au fil des quatre ans qui suivent. Mais, de Mers el-Kébir à la Syrie, des parlementaires du Massalia au Général de Gaulle, les partisans du Maréchal ne laissent pas de s’afficher comme les gardiens de la fidélité nationale et d’accuser leurs adversaires de trahison.

La nation n’est cultivée que lorsqu’elle est un ferment de la division nationale. Réunifiée et apaisée, elle fait consensus, mais cesse de faire rêver. Tant mieux.

Rêve national et expansion républicaine

Il s’en faut pourtant que ses divisions intérieures résument l’histoire des mobilisations contradictoires que la nation suscite. L’identité nationale, puisque c’est de cela qu’il s’agit, est menacée après 1945 par deux périls majeurs : la décolonisation et la construction européenne. L’héritage de la question coloniale et de l’empire pèse en effet très lourd dans cette balance. D’abord, parce qu’il a partie liée, très profondément, avec la tradition de gauche de la nation : il en incarne la version universaliste et conquérante, et ne peut si facilement s’en dissocier. Or l’effondrement de la tradition de droite de la nation, entraînée avec le régime de Vichy, laisse la version de gauche seule en scène. Avec le conflit algérien, qui menace la France de la sécession de trois départements, ce conflit atteint son paroxysme. Lorsque les Algériens s’emparent des grands principes républicains et exigent qu’ils s’appliquent désormais à tous, indigènes compris, lorsqu’ils affirment qu’ils ont droit à la même fierté nationale et à la même souveraineté que les colonisateurs pour ce qui les concerne, ils ne font pas que s’émanciper d’une tutelle : ils viennent contester l’imaginaire colonial et national dans ses bases mêmes. Pas étonnant dès lors que le mouvement national algérien ne rencontre au départ qu’une formidable incompréhension dans les rangs de la gauche classique, communistes compris. Avant de devenir des défenseurs acharnés de l’Algérie française, puis de poursuivre leur combat aux côtés des ultras au sein de l’Oas, des gouverneurs généraux de l’Algérie comme Lacoste et Soustelle viennent de la Sfio, voire de son aile gauche, et sont pénétrés des principes républicains. Ce n’est pas malgré ces principes qu’ils évoluent mais à cause d’eux qu’ils ne peuvent pas comprendre ce qui se joue. La crise de la gauche se noue dans cette histoire, mal colmatée depuis, sans que cette question ait été vidée. Lorsque aujourd’hui, la question du passé colonial, de la mémoire coloniale, de la mémoire de l’esclavage refait surface, c’est la manière dont l’imaginaire universaliste républicain s’est noué à l’empire français qui se trouve à nouveau interpellée. C’est aussi la raison pour laquelle les immigrations postcoloniales, qui sont aujourd’hui l’immigration majoritaire, ne peuvent se ramener aux figures plus classiques de l’immigration, en particulier les immigrations intra-européennes du xxe siècle. Ce n’est pas d’abord une affaire de conditions plus dures ou plus clémentes. C’est qu’à la question classique de l’intégration des étrangers se superpose, voire se substitue celle de l’égalité des droits des indigènes. Pour le dire d’un mot : l’immigration postcoloniale est à la fois plus proche, plus intégrée (d’une certaine manière intégrée autant qu’elle peut l’être avant même de vouloir immigrer) et plus distante car d’une distance fondée sur la confiscation des idéaux républicains, sur un déni d’égalité et de justice persistant.

C’est aussi pourquoi il ne sert à rien de rappeler, comme le fait Pascal Bruckner dans un livre intitulé la Tyrannie de la repentance, en citant à plusieurs reprises Charles-Robert Ageron, que le rôle du lobby colonial fut en France somme toute assez faible et même plutôt marginal : la question de la colonisation ne se ramène pas à celle de la puissance du lobby colonial, mais affecte bien de manière centrale la représentation de la République. Elle est au cœur de l’imaginaire républicain, tant elle imprègne l’un de ses ressorts essentiels, son universalisme.

Une deuxième raison vient ici rencontrer la fin de l’empire et interroger l’identité française : la construction européenne. Celle-ci a d’ailleurs partie liée avec la fin de l’empire colonial, puisque l’on peut dire que le choix de la construction européenne est à la fois ce qui vient exiger que l’on solde l’aventure coloniale pour entrer dans la modernité (ce sera la thèse inlassablement défendue par les décolonisateurs réalistes et rationnels, comme Raymond Aron), et qu’elle se présente comme son substitut imaginaire (l’Europe comme nouvelle frontière, nouveau défi et comme horizon pour la France dans le monde en lieu et place de l’empire colonial). Or la construction européenne, bien que lancée sur un mode pragmatique davantage que comme un projet ambitieux et réfléchi, va venir interpeller à sa manière l’universalisme républicain. On l’a bien vu lors du débat du référendum sur le traité constitutionnel. À côté d’un appel à voter « non » émanant des milieux traditionnellement souverainistes, nationalistes et anti-européens, une bonne part de l’argumentaire du « non de gauche », derrière la rhétorique obligée sur l’autre Europe, mobilisait des thématiques de défense de l’identité française : depuis le plombier polonais jusqu’aux services publics à la française menacés par la concurrence et le libéralisme, en passant par la laïcité qui aurait été mise à mal par le traité. En outre, une dimension importante de cette campagne fut de retrouver les accents d’un universalisme émancipateur : l’Europe telle qu’elle est, est la prison des peuples. Ceux-ci, par lâcheté, lassitude ou parce qu’ils ont été abusés, ont renoncé à construire l’Europe antilibérale qu’il convient de faire. Mais grâce à la France, grâce au « non » français, ils vont se réveiller et aussitôt s’engager dans la voie de la rébellion que nous aurons ouverte… C’est que les autres Européens, dans cette optique, ont la malchance de vivre dans des États dont les institutions politiques et sociales, parce qu’elles diffèrent des nôtres, sont fondamentalement imparfaites. Pensez donc : nombre d’entre eux sont des monarchies, et même pas des républiques ! D’autres sont des systèmes fédéraux !

Cette rhétorique revient à vouloir l’Europe si c’est une Europe française. Or l’Europe est d’abord un projet à plusieurs, qui exige deux choses que l’identité française supporte mal : que l’on compare et que l’on compose. L’Europe compare : des pays organisent la coexistence pacifique entre les religions sans se référer à la laïcité, d’autres ont des fonctionnaires sans statut spécifique, et pourtant des services publics efficaces ; l’école, ou la justice sociale, peuvent être organisées selon des modalités différentes. Le génie du modèle français se découvre soudain particulier, avec des performances comparables à celles des autres, parfois meilleur, parfois moins efficace ou moins juste. Pour cette raison, l’Europe veut aussi que l’on compose : c’est un espace de souveraineté partagée. Or la France est attachée à une souveraineté insécable. En outre, la culture du compromis a chez nous mauvaise presse : nous tenons volontiers un arrangement raisonnable pour une combinaison louche.

Le malaise identitaire français tient donc d’abord à cet essoufflement du modèle républicain, aux mises en cause successives et convergentes que lui ont fait subir la décolonisation et la construction européenne. Il s’agit d’une fêlure symbolique, qui ne signifie ni la fin de la France, ni que son identité soit particulièrement menacée. Ceux qui le croient confondent les effets et les causes, et refusent de s’interroger sur les vraies raisons du malaise français. Celui-ci a d’abord des raisons sociales profondes, qui n’ont rien à voir avec l’identité nationale. C’est au ministère des Affaires sociales, dans les tentatives de renégocier un compromis social ambitieux, juste et durable, que se trouve le véritable ministère de l’Identité nationale, du moins celui qui en détient le ressort le plus efficace.

La nation comme choix ?

À quoi correspond alors la création d’un ministère de l’Identité nationale, que l’on relie explicitement à la question de l’immigration ? Passons sur la dimension la plus explicite de ce discours et de cette agitation, confirmée par la loi sur l’immigration débattue ces temps-ci, qui est de manifester une grande compréhension à l’égard des thèses du Front national, au point de les épouser parfois, afin de retrouver ses électeurs : cette dimension est sans doute importante, et on voit bien qu’à ce jeu, comme c’est le cas depuis longtemps, le souci tactique finit par s’effacer derrière des convergences de fond. Mais il faut aussi faire l’hypothèse que ce n’est pas seulement cette préoccupation qui anime Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux, qu’ils pensent qu’il y a un vrai problème de l’identité nationale. Dans Libération du 27 juillet, Brice Hortefeux a tenté d’expliquer les raisons de cette préoccupation. Il évoque l’identité française en ces termes :

Cette identité-là a même le double mérite de constituer un rempart contre le communautarisme et d’incarner des valeurs qui nous dépassent. […] La fin de l’évidence du sentiment d’identité nationale a au moins pour vertu qu’être français se vit désormais comme un choix plus que comme une condition.

Deux dangers – l’oubli des valeurs et le communautarisme – et une chance – le choix volontaire.

Le communautarisme est en passe de devenir le pont aux ânes de tout discours public sur ces questions : épouvantail commode, nul ne sait plus ce qu’il désigne, si l’on sait en revanche toujours très bien qui il vise : ceux que l’on soupçonne de telles menées, qu’ils soient musulmans, arabes, noirs parfois, bref les immigrés visibles et leurs enfants ou leurs descendants. Il faut le rappeler avec force : il n’y a pas de communautarisme au sens strict (le seul qui vaille) de volonté explicite de se retrancher de la communauté nationale et de se donner des règles juridiques propres dans la société française. Personne ne porte de revendications communautaires. Mieux, celles que l’on prétend telles, comme les revendications mémorielles de groupes ou les revendications d’aménagements pour la pratique religieuse, en particulier de l’islam, sont toujours faites au nom de principes généraux et communs, dans une exigence d’égalité. C’est dire du même coup que les valeurs ne sont pas en danger et ne sont pas en cause. Au contraire, assumées, revendiquées, elles vivent et sont mises en œuvre par ceux qu’on accuse de vouloir les subvertir. Quant à la définition de la nation comme résultant d’un choix volontaire, le ministre y voit un progrès, tandis qu’il s’agit d’un recul : la communauté nationale est au contraire, par essence même (c’est l’étymologie du mot nation), une communauté involontaire, où les nouveaux arrivants (la succession des générations) doivent accepter ce qui existe avant eux, ce qui est plus vieux qu’eux, et n’ont pas le choix. Ils s’en arrangeront ensuite, et changeront ce qu’ils voudront et pourront changer. Là où nous passons notre temps à construire des communautés de choix, plus ou moins exclusives selon nos activités (de travail, de loisir, etc.), la nation continue de nous imposer son cadre, où nous n’avons pas la possibilité de trier, de choisir parmi nos concitoyens. C’est en cela qu’il s’agit d’une communauté politique, tandis que les autres n’en sont pas.

L’aveu de Brice Hortefeux est donc à prendre au pied de la lettre : faire de la nation une communauté de choix, c’est la poser comme une communauté d’élus, qui se reconnaissent mutuellement le droit d’en faire partie et ferment la porte aux autres. C’est aller à rebours de l’idée démocratique qui implique que nous nous trouvions solidaires et devant compter avec tous ceux qui sont là, et qui composent la nation, que nous le voulions ou non. On voit bien là ce qui relève d’une dérive individualiste dans la définition de la nation, dans l’imaginaire qui anime nos dirigeants politiques : mais il serait peut-être temps de leur expliquer qu’une nation n’est pas un club fermé.

  • 1.

    Je ne reviens pas ici sur ces argumentations. Très nombreuses furent les réactions ; en particulier, l’une des premières fut un article de Tzvetan Todorov extrêmement ferme : « Un ministère indésirable dans une démocratie libérale », Le Monde, 17 mars 2007.

Joël Roman

Philosophe, essayiste et éditeur Joël Roman prône « un multiculturalisme à la française », qui reconnaisse le pluralisme social et culturel de la société française, l’empreinte durable des immigrations post-coloniales, et sache adapter le modèle républicain à la multiplicité individuelle, à la nouvelle question sociale des banlieues et à la présence établie de l’islam de France. Il place ainsi les…

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