Il faut défendre le pluralisme de nos sociétés
Deux sophismes, contraires et symétriques, ont marqué plusieurs des réactions aux attentats du 13 novembre 2015. Le premier consiste à dire : « Cessons de nous voiler la face : les terroristes ne sortent pas de n’importe où. Nommons l’adversaire, comme l’a justement fait Manuel Valls, en parlant de l’islamisme. » Le second en sens inverse martèle que nous nous obstinons dans l’erreur en rajoutant, par des interventions militaires, aux causes de cette violence, que nous n’avons rien à faire en Syrie, qu’il n’y a là que des coups à prendre et rien à attendre : « Laissons-les régler leurs problèmes entre eux », répètent à l’envi pacifistes et anti-impérialistes.
Les premiers nous disent : « Désormais il n’est plus possible de biaiser, de finasser. Que les belles âmes qui prétendent qu’au fond l’islam est une religion de paix se taisent. La filiation entre l’islam et l’islamisme est maintenant établie. Certes, la plupart des musulmans sont pacifiques et tolérants. Mais il est clair que ces “musulmans modérés” sont surtout modérément musulmans. Amis musulmans, encore un effort et vous viendrez à bout de cet attachement archaïque à une religion dont la violence est une composante essentielle, dont le prophète qui la fonda fut avant tout un chef de guerre. » Et, en général, nos esprits forts citent ici les sourates appropriées. « Nous n’ignorons pas, et même nous admirons les trésors de spiritualité dont l’islam a parfois pu être capable. Mais précisément ces accomplissements du soufisme n’ont été possibles que sur fond d’une dissidence doctrinale radicale, qui tarde décidément à venir chez les musulmans d’Occident : où sont vos théologiens critiques, vos intellectuels sécularisés qui pourraient s’atteler à la tâche de défaire la solidarité entre une vieille doctrine intolérante, et les significations spirituelles dont vous prétendez qu’elle est porteuse ? Nous ne vous demandons pas seulement de vous désolidariser de ces criminels, ce que vous faites de bonne grâce à chaque nouvelle flambée de violence, mais d’aller désormais plus loin, et d’abjurer publiquement ce qui dans votre enseignement, dans votre doctrine, permet le moins du monde la justification de cette barbarie. » Et nos pénétrants analystes de s’en prendre à tous ceux qui estiment qu’il ne faut pas essentialiser l’islam : ceux-là sont les idiots utiles de l’islamisme.
Il reste que tout confondre (wahabbisme, djihadisme, salafisme, Frères musulmans, et islam en général) est une posture idéologique qui peut s’avérer médiatiquement payante, mais qui est la plus sûre manière de ne rien comprendre à ce qui se joue sur la scène musulmane, et qui est à coup sûr l’attitude la plus inefficace pour lutter contre les dérives que l’on prétend combattre. Des paroles de haine, des agressions verbales et bien sûr des actes délictueux doivent évidemment être poursuivis, avec la dernière fermeté, et peuvent motiver perquisitions et assignations à résidence. Mais tout dérapage dans ce domaine sera immédiatement contre-productif, et provoquera un élan de solidarité avec tous ceux qu’on pourra estimer injustement inquiétés. Il existe des salafistes quiétistes, rigoristes certes, insupportables assurément, mais respectueux des lois et des autorités : n’en faisons pas les boucs émissaires de nos peurs et de nos fantasmes. N’inventons pas de délit de proximité ou de contiguïté. L’arsenal de notre droit est suffisant pour réprimer les véritables atteintes à la sûreté des biens et des personnes, et la possibilité de s’en affranchir temporairement en raison de l’état d’urgence doit rester justifiée par ce seul motif et pouvoir être contrôlée aussi vite que possible par un magistrat judiciaire ou administratif. Le reste est l’affaire des musulmans eux-mêmes dont il faut écouter et entendre les vigoureuses prises de position sur les événements.
Le second sophisme est contraire dans son orientation et dans ses effets. Il consiste à remarquer justement que nous ne sommes pas entrés en guerre le 13 novembre, puisque des frappes aériennes avaient déjà eu lieu auparavant. Mais il en tire la conclusion fausse que les attentats n’ont été qu’une réponse à une situation que nous avons créée antérieurement et qu’il convient avant tout de s’abstenir de toute réaction belliqueuse. Qu’il soit inspiré par un pacifisme résolu, par un néo-isolationnisme prétendument soucieux des seuls intérêts nationaux, ou par un tiers-mondisme compassionnel, qu’il soit le fait de Dominique de Villepin, de Michel Onfray ou de groupuscules d’extrême gauche, ce choix repose sur un postulat qui ignore volontairement la globalité de la situation géopolitique et l’interdépendance des États et des peuples.
Daech est né en Irak de la rencontre entre des éléments d’Al-Qaïda et de la volonté de revanche de cadres militaires baassistes qui a suivi l’intervention américaine, a pu grandir en se nourrissant des exactions des milices chiites contre la minorité sunnite, a rencontré en Syrie un terrain favorable avec l’appui que lui a prodigué Bachar el Assad, a bénéficié dans un premier temps des largesses de l’Arabie saoudite et du Qatar, d’une complaisance certaine de la Turquie, et a pu ensuite, une fois l’État islamique instauré, obtenir l’allégeance de nombreux groupes terroristes au Maghreb et en Afrique noire, et réussi grâce à une propagande efficace à recruter de nombreux jeunes Européens, dont pas mal de Français, parmi lesquels beaucoup de convertis.
La guerre de Daech est une guerre contre le pluralisme culturel, en premier lieu celui de nos sociétés, mais aussi celui des sociétés du Moyen-Orient. Cette guerre est à la fois sa raison d’être, le but qu’il poursuit et le sécessionnisme culturel est son principal moyen d’action. Faire mine de s’y résoudre, de l’accepter, c’est lui accorder une victoire morale démesurée. Et nous avons été entraînés à cette guerre, au Mali, en Irak et en Syrie, parce que nous avons à des titres divers des responsabilités et des engagements dans ces régions. Ne pas le voir est faire preuve d’un aveuglement irresponsable. Parler à ce propos d’impérialisme, c’est s’interdire de comprendre ce qui se passe.
Est-ce à dire que la politique française est irréprochable ? Certainement pas. La France a trop longtemps soutenu, contre ses véritables intérêts, des pouvoirs tyranniques ou autoritaires, de Khadafi à Bachar el Assad et Saddam Hussein, en passant par Ben Ali. Elle ne s’est ravisée que contrainte par le soulèvement des peuples qu’on a appelé les révolutions arabes. Aujourd’hui encore elle s’accommode, souvent pour des raisons mercantiles, d’alliances avec des États dont la priorité n’est pas la lutte contre Daech, comme l’Arabie saoudite ou les États du Golfe, la Turquie d’Erdogan, ou encore l’Égypte de Sissi. Elle s’apprête à réintroduire dans le jeu la Russie de Poutine, qui ne fait pourtant pas mystère de son soutien constant et résolu à Assad. Il lui faut donc choisir plus clairement ses alliés. Mais cela ne veut pas dire céder au raisonnement paresseux selon lequel intervenir, c’est simplement « ajouter la guerre à la guerre ». Les frappes aériennes, même ciblées, font des victimes civiles, et ce d’autant plus que les tenants du califat se cachent parmi les populations civiles. Il faut le savoir et se garder de toute surenchère belliciste. Mais rien ne justifie un désengagement de la France.
Au fond, ces deux sophismes contraires sont secrètement complices : ils nous invitent tous deux à renoncer à penser notre société comme une société mélangée, durablement plurielle et partagée. Que l’on dise « halte à l’islam » ou « laissons-les entre eux », on s’interdit de penser que nous sommes ensemble, et pire, que nous souhaitons l’être le plus harmonieusement possible. Si la guerre est nécessaire pour refuser la « purification religieuse », la victoire ne pourra être que celle des sociétés, la nôtre et la société syrienne, dans leur ensemble.