L’État, les associations et le marché
Pourquoi appliquer aux associations qui ont un rôle de service public le principe de l’appel d’offres ? Au-delà du cas récent et spectaculaire de la Cimade présente dans les camps de rétention, c’est toute une logique de la mise en concurrence qui est étendue dans des domaines où, jusqu’à présent, la distribution des droits n’était pas calquée sur les mécanismes du marché.
La récente tentative de Brice Hortefeux d’entraver l’action de la Cimade dans les centres de rétention a saisi l’opportunité du lancement de l’appel d’offres qui renouvellerait les modalités de l’intervention humanitaire dans ces centres. Cette tentative comportait plusieurs volets. Tout d’abord, une mise en concurrence des acteurs, associatifs ou autres, au moyen de la procédure de marché public et d’appel d’offres ; ensuite, un découpage de cet appel d’offres en huit lots, pour éviter le « monopole » d’une association, évitant ainsi le suivi national des personnes et des dossiers et la compétence et l’expertise qui découlent d’un regard d’ensemble ; enfin, l’adjonction d’une clause de neutralité et de confidentialité afin de réduire au silence les associations ou de disposer ainsi d’un moyen de pression aisé. Jusqu’à présent, le front uni de la quasi-totalité des associations, ainsi que la victoire du recours juridique déposé par la Cimade contre cet appel d’offres, ont permis d’éviter la mise en concurrence souhaitée par le ministre, mais pour combien de temps encore ?
Car au-delà de ce cas particulier, emblématique et urgent, c’est à un nouveau mode de gestion des associations que cette tentative de mise au pas emprunte ses modèles : la généralisation de la procédure de marchés publics pour les prestations associatives et leur ouverture à la concurrence. L’insistance mise dans le discours du ministre sur la « fin du monopole » de la Cimade a des échos d’un appel vertueux à la concurrence et au marché, comme s’il s’agissait d’une entreprise publique jusqu’alors peu soucieuse de rentabilité et de l’argent des contribuables, voire d’une confiscation abusive de certains privilèges. Cette évolution est déjà sensible dans de nombreux secteurs de la vie associative depuis plusieurs années.
Pourquoi les procédures d’appel d’offres ?
Le recours à la procédure actuelle des marchés publics a résulté en effet, d’une part, de la moralisation des procédures d’attribution des marchés publics essentiellement en matière de construction, en raison des nombreux cas de financement occulte des partis politiques et parfois d’enrichissement personnel qui sévissaient auparavant, d’autre part, de la ferme conviction portée par la commission européenne que rien ne saurait être plus beau et plus juste que le marché, en matière d’échange de biens et de services. Si personne ne conteste ces deux aspects en matière de construction immobilière, ou de fourniture de matériel de bureau qui mettent en concurrence des entreprises du secteur marchand, ni non plus de services comme ceux proposés par des bureaux d’études urbanistiques, des cabinets d’audit, ou des structures de formation professionnelle, la question mériterait au moins d’être posée quand il s’agit de services ou de missions d’intérêt général, comme précisément l’information et l’aide aux étrangers placés en situation de rétention administrative comme le fait la Cimade, mais aussi de nombreuses autres fonctions souvent remplies par des structures associatives comme l’organisation de séjours de vacances pour les enfants et les jeunes, l’aide aux devoirs et le soutien scolaire, l’animation de centres de loisirs, les activités sportives ou culturelles…
Cette situation vient couronner une évolution sensible depuis le début des années 1980, qui n’a fait que s’accélérer depuis : le financement croissant du secteur associatif par les projets au détriment de la subvention accordée aux structures. Qu’il ait fallu lutter contre les dérives du financement des seules structures, pouvant conduire à des formes de favoritisme ou tout simplement d’inertie bureaucratique permettant des rentes de situation est sans doute possible. Toutefois, c’est l’idée même d’un secteur associatif qui se trouve ainsi ébranlée. En effet, le financement des projets et des actions associatives rend plus difficile la permanence de « têtes de réseaux », décisives dans le pilotage politique des associations, l’expertise, et tout simplement la permanence des associations elles-mêmes, sauf à intégrer ces coûts dans les projets, ce qui revient in fine à alourdir le prix des services à la population. Le passage à l’appel d’offres franchit un pas supplémentaire dans cette direction, contraignant en outre les structures associatives à une dissociation stricte de leurs activités entre celles qui peuvent trouver place sur les marchés publics concurrentiels et celles qui ne le peuvent pas, ce qui ne correspond pas à leur action réelle et les menace à terme d’éclatement. La mise en œuvre dans ce secteur de la Rgpp, conduite selon des critères essentiellement comptables et quantitatifs, accélère cette évolution, que des projets institutionnels pourraient entériner1.
De fait, la pluralité et la diversité de la vie associative proposent en elles-mêmes déjà une forme de concurrence, mais il s’agit d’une concurrence régulée par des paramètres aussi divers que la spécificité de chaque projet associatif, la spécialisation acquise dans un secteur ou dans un type de prestations, la sédimentation opérée localement par l’histoire de chacune des structures associatives. De tels éléments qualitatifs ne trouvent pas place dans un appel d’offres de marchés publics. Or ils sont constitutifs de l’offre de services proposés par les associations, ils en représentent pour ainsi dire la valeur ajoutée.
Distribuer des droits
La concurrence de marché proposée par un pilotage des actions associatives au moyen d’appel d’offres répond ainsi à une volonté de réorienter l’action de l’État et des collectivités publiques en matière d’offre de services. En renvoyant au marché, et donc à un système de prix, le soin de faire le tri entre des offres concurrentes, quelles que soient par ailleurs les garanties apportées dans la rédaction de l’appel d’offres et du cahier des charges, c’est la spécificité même d’un service pour partie non marchand qui est déniée. Les trois grandes modalités d’intervention de l’État et des collectivités publiques, les marchés publics, la délégation de service public et la subvention, ont tendance à se différencier selon les seules modalités de rémunération du service, indépendamment de la nature même du service rendu. Pourtant, l’État sait parfois prendre en compte la spécificité d’un secteur ou d’une fonction, comme c’est le cas pour les questions d’information et de communication, qui relèvent d’une réglementation spécifique (ce sont souvent des marchés publics, mais qui doivent explicitement prendre en charge des dimensions qu’on pourrait dire propres au service public : mieux-disant culturel ou égalité d’accès sur tout le territoire). Il serait donc temps que l’on procède à une mise à plat des différents services, et qu’une réflexion approfondie, mais aussi un véritable débat démocratique, permette de distinguer ce qui relève du marché, ce qui relève d’une mission de service public, et la manière dont ces tâches doivent être remplies, qui ne sont pas équivalentes. Ceci est évidemment urgent en ce qui concerne l’ensemble des services aux personnes, offre de loisirs pour tous ou propositions en direction de publics spécifiques, petite enfance, enfance, jeunesse, personnes âgées, ou encore en matière d’aides à domicile. Si l’on n’y prend pas garde, une profusion d’officines commerciales (c’est déjà le cas bien évidemment dans un certain nombre de secteurs porteurs, comme le soutien scolaire ou l’aide à domicile) sera en concurrence avec des propositions associatives, voire parfois même le secteur public lui-même, avec comme seule instance de jugement le marché. Dans le domaine de la protection de l’enfance ou des structures éducatives sous mandat judiciaire, par exemple, l’État, mais aussi les collectivités territoriales mettent en concurrence leurs propres services avec les associations du secteur d’une part, et des structures privées d’autre part, avec une forte tendance à n’avoir comme instance d’arbitrage que la dimension du coût du service. Il y a sans doute des secteurs où cette situation est légitime, mais d’autres, non.
L’idée d’une supériorité structurelle du marché sur toute autre instance d’arbitrage conduit à transférer à ce dernier la quasi-totalité des services considérés comme non régaliens (et encore, entendus de manière particulièrement restrictive, comme le montre l’exemple de l’administration pénitentiaire, qui cherche à externaliser tout ce qui n’est pas la seule surveillance des détenus), soit directement, soit indirectement en solvabilisant une demande au départ non solvable, au moyen des aides aux personnes d’une part, et de la passation de marchés publics d’autre part. Mais où cette règle d’une supériorité quasi ontologique du marché trouve-t-elle son fondement ? Dans le cas de la distribution des biens, le marché a souvent montré une certaine supériorité fonctionnelle. Il a une capacité de plasticité et d’adaptation à la variété des demandes individuelles sans doute supérieure à celle de n’importe quelle offre collective. Quand il s’agit de services mettant d’abord en jeu le libre choix des individus (par exemple, les aides à domicile de confort), on peut aussi penser que cette supériorité fonctionnelle est encore à l’œuvre. Mais s’il s’agit de la distribution de droits, ou de services directement liés à l’exercice de droits (par exemple la garde de jeunes enfants ou l’aide à domicile de personnes dépendantes et, bien entendu, l’assistance juridique offerte aux étrangers en rétention), ou encore de missions d’action publique relevant d’une responsabilité d’intérêt général dont l’État ou une collectivité publique sont en charge (éducation, culture, justice, par exemple), on peut sérieusement mettre en doute la capacité du marché à les satisfaire au mieux. Dans ces domaines, peut-on raisonner comme si l’offre collective relevait d’une addition de demandes individuelles ? Ou bien plutôt ne convient-il pas, au cas par cas, d’examiner ce qui fonde l’offre publique et de déterminer en fonction de la nature de cette offre, mais aussi en fonction de l’expérience accumulée par les diverses structures, quel est le mode de prestations de services le plus adapté ?
Dans le cas du conflit qui oppose la Cimade à Brice Hortefeux, on voit bien que le recours à la procédure d’appel d’offres est un simple prétexte pour mettre en difficulté une présence associative que l’on considère comme gênante, parce que trop souvent conduite à protester contre les agissements de l’État. Mais que ce prétexte emprunte l’argumentaire de la concurrence, de la fin du monopole et de la modernité gestionnaire est symptomatique d’un état d’esprit. Rappelons quand même que la mission de la Cimade dans les centres de rétention est l’information des personnes retenues sur leurs droits : ce devrait être une des fiertés d’un État de droit digne de ce nom de dire qu’il s’acquitte de cette tâche en la confiant à une association indépendante ayant acquis dans ce domaine une expérience et une expertise incontestées. Au lieu de cela, on cherche à la camoufler en une vague mission de réconfort humanitaire, que d’autres pourraient aisément prendre en charge. C’est à cela aussi que sert le recours au marché : à signifier la substitution de la bienveillance à l’exercice des droits.
- 1.
Voir le discours de Roseline Bachelot à La Rochelle le 8 septembre 2008.