Obama : un événement historique
L’élection d’Obama est un événement historique : presque tous l’ont dit, avec raison. Historique, comme le fut la chute du Mur de Berlin, seul autre événement contemporain auquel il puisse être comparé. À quoi se reconnaît un événement historique ? À l’émotion particulière qui nous étreint, nous fait monter les larmes aux yeux, en pensant : « cela, je n’aurais jamais cru possible de le voir de mon vivant ». À la joie sans mélange qui nous envahit, à la conviction que désormais, quoi qu’il arrive, rien ne sera jamais plus comme avant. À l’universalité de cette réaction, qui dépasse et de loin les familles politiques, les appartenances nationales, les contentieux passés et actuels, même s’il demeure toujours quelques grincheux.
La surprise et l’espoir
Oui, mais il y eut aussi le 11 septembre, me direz-vous. Justement, le 11 septembre est un bon point de comparaison : quelque terrible, quelque tragique qu’ait été l’événement, ce ne fut pas un événement historique au sens ou l’a été l’élection d’Obama ou la chute du Mur. Le 11 septembre n’inaugurait rien, il s’inscrivait seulement, en plus tragique, dans une longue suite d’attentats terroristes qui endeuillent régulièrement le monde. Ceux qui ont cru, la date aidant, qu’il s’agissait du début d’une nouvelle ère, marquée par de tout nouveaux rapports géopolitiques, affectant l’ordre du monde et l’équilibre interne des sociétés, en sont pour leurs frais. Madrid et Londres sont venus ensuite, mais nul nouvel ordre du monde, nul déséquilibre supplémentaire de nos sociétés, juste la continuation d’un affrontement entre des groupuscules déterritorialisés et franchisés (Olivier Roy), et une superpuissance qui prenait sa fureur pour une analyse.
Inaugurale en revanche est l’élection de Barack Obama, la fin qu’elle signe d’un affrontement pluriséculaire aux États-Unis, la promesse qu’elle dessine d’un nouveau rapport entre la couleur de peau et l’égalité, ni discriminant ni color blind, le pas qu’elle représente en direction d’un nouveau cosmopolitisme. Inaugurale comme l’était la chute du Mur, qui signifiait la fin du communisme et donc la fin de la guerre froide et du monde des blocs, la réunification de l’Europe, l’émancipation des républiques soviétiques, la perspective de la démocratie pour la Russie et les démocraties populaires.
Que les années qui suivirent aient vu le retour des nationalismes, la guerre en ex-Yougoslavie, le triomphe d’un capitalisme débridé sur les ruines de l’économie administrée et la dictature de Poutine ne change rien à l’affaire. Nous sommes bel et bien entrés dans une ère nouvelle en 1989. Les promesses de la chute du Mur sont certes encore devant nous. Toutefois, la réunification européenne, la fin de l’affrontement Est-Ouest, l’effondrement de l’idée d’une alternative globale au capitalisme ont dessiné un nouveau monde, celui de la mondialisation, où les problèmes sont nouveaux, les lignes de fracture aussi. L’aspiration à la liberté et le refus d’un pouvoir totalitaire ne sont pas seulement des revendications politiques ; ils sont portés aussi par le désir d’une vie meilleure et d’un minimum d’aisance économique. Le monde qui en est issu n’est pas un monde meilleur, sans doute, mais certainement un monde différent.
De même, l’après-Obama ne sera pas une ère de fraternité universelle et de béatitude : nous ne sommes ni naïfs, ni béats. La condition sociale des Noirs aux États-Unis ne va pas s’améliorer comme par magie, l’unilatéralisme américain ne va pas disparaître, le racisme dans le monde a encore de quoi durer, la crise économique et son cortège de dégâts sociaux ne fait que commencer. N’empêche ! Tout cela baigne aujourd’hui dans une lumière nouvelle qui nous autorise à affronter ces difficultés avec un espoir renouvelé. “Yes we can” est devenu un mot d’ordre mondial.
Des orientations politiques
Significatif est le fait que dès l’élection d’Obama acquise, la principale dimension symbolique qui s’en dégage est celle de l’élection d’un Noir à la présidence des États-Unis, alors même que le candidat n’avait cessé de s’employer, tout au long de la campagne électorale, à minimiser la signification raciale de sa candidature. Dans le discours important qu’il consacra à cette question, à Philadelphie, rattrapé par le radicalisme des propos du pasteur Wright, il propose une vision post-raciale, qui ne fait pas fi de l’héritage des blessures et du ressentiment, mais qui s’en émancipe et ouvre la voie à un pluralisme renouvelé.
De même, tout en s’inscrivant dans une perspective égalitaire qui est traditionnellement l’apanage du parti démocrate et de la gauche, il a voulu faire une place à l’initiative et à la responsabilité individuelles, thématique classiquement associée à la droite. Il y a là bien sûr une habileté tactique, mais aussi les prémisses d’une refonte doctrinale du combat pour l’égalité.
Certains s’empressent de jouer les Cassandre en prenant des poses d’imprécateurs, ressassant un antiaméricanisme rance, jugeant l’événement infime et de toute manière incapable de changer quoi que ce soit à l’ordre du monde ou plutôt au désordre du monde. Ils nous regardent avec commisération et mépris, comme ils regardaient avec mépris les foules de l’Est qui se ruaient à l’Ouest en fustigeant leur matérialisme et leur goût pour les bananes. Peut-être y a-t-il une leçon à tirer de l’attitude de ces amers censeurs, qui sont curieusement les mêmes : aveuglés par leur idéologie, ils sont incapables d’accueillir l’événement dans leur système, où toute nouveauté doit se conformer à l’ordre ancien. Aussi ne peuvent-ils voir que l’élan vers la liberté est sans doute inséparable d’un désir de prospérité et de bien-être, tout comme aujourd’hui, l’aspiration à l’égalité, égalité des races et égalité des chances qui permet à un ancien travailleur social de devenir Président des États-Unis, est sans doute inséparable d’une place faite à l’individu et à son mérite propre d’une part, et à la diversité identitaire d’autre part.
Nous préférons inscrire notre action dans les paradoxes qu’ouvrent ces nouveaux possibles et qui sont nos promesses de demain : la liberté et l’accès aux biens, l’égalité et la richesse de chacun. Un événement historique, c’est ce qui change le sens des mots que nous utilisons, que nous utiliserons encore. C’est pour cela que nous sommes émus : “Yes we can.”