Position – Refus de l'école : fausses raisons et vrai malaise
Le mouvement du refus de l’école qui a affecté fin janvier quelques établissements scolaires est révélateur du profond malaise de certains secteurs de l’opinion, déstabilisés dans leurs représentations traditionnelles des identités sexuées (de genre), mais aussi d’un changement d’attitude de certaines familles, notamment celles issues de l’immigration, vis-à-vis de l’école, et de convergences idéologiques surprenantes, mais qui n’en sont qu’à leurs débuts. Ce refus d’envoyer les enfants à l’école, sur la base de rumeurs infondées (on habillerait les garçons en filles et vice versa, prélude à un enseignement obligatoire de la « théorie du genre » qui prônerait une indistinction entre les sexes), a beau n’avoir touché qu’un nombre limité de parents et d’établissements scolaires, il a néanmoins suscité une intervention du ministre qui a dû démentir cette rumeur et qui a demandé aux directeurs d’établissements scolaires de convoquer les parents pour leur expliquer ce qu’il en était et pour leur rappeler l’obligation scolaire. Cette affaire va au-delà de la manipulation mensongère par des courants extrémistes où se retrouvent côte à côte des catholiques et des musulmans intégristes, habilement associés par des militants chevronnés de certains courants d’extrême droite.
Le débat sur le mariage pour tous, en faisant de celui-ci un acte d’état civil entre deux personnes quel que soit leur sexe, est venu ébranler en profondeur la conception traditionnelle de la famille comme union entre un homme et une femme afin d’avoir et d’élever des enfants. Certes, cette conception de la famille n’a pas attendu ce débat pour voler en éclats : elle a surtout été mise à mal par une série d’évolutions sociologiques et juridiques qui ont progressivement relativisé la famille traditionnelle, la faisant passer du statut de norme à celui de choix de conduite parmi d’autres. Citons pêle-mêle l’égalité de statut entre les enfants, qu’ils soient nés hors mariage ou dans le mariage, l’autorité parentale conjointe, pour les évolutions juridiques les plus notables, et surtout les changements des mœurs avec la généralisation de l’union libre parmi les familles, qui a fait que le mariage est progressivement devenu une option parmi d’autres, à tel point que le mariage pour tous, malgré l’opposition virulente de ses détracteurs, apparaissait curieusement comme venant sortir le mariage de la désuétude dans lequel il semblait être tombé. C’est dans ce contexte qu’un programme scolaire somme toute banal, initié semble-t-il par le prédécesseur de droite de Vincent Peillon, Luc Chatel, a été mis en œuvre : il est destiné à promouvoir l’égalité entre les sexes et se propose de lutter contre les stéréotypes en la matière qui assignent les petites filles à des activités privilégiant la sensibilité, à des disciplines artistiques ou littéraires, ou qui véhiculent les images de femmes investies dans le soin, l’entraide et les activités domestiques, tandis que les garçons seraient par nature tournés vers des disciplines scientifiques et abstraites et plus enclins à se vouer à la conquête du monde et à sa transformation. Un tel programme fait évidemment référence à la notion de « genre » (gender), qui est reçue depuis plus de vingt ans dans les sciences sociales (aux États-Unis mais aussi en Europe) pour distinguer le sexe biologique du rôle social et des imaginaires qui lui sont associés, ce qui soit dit en passant a tout d’une évidence triviale.
Ce qui l’est moins, c’est de penser que la déconstruction des stéréotypes puisse passer en premier lieu par l’éducation, et notamment l’éducation scolaire. Ce qui est en cause, ce n’est donc pas une mal nommée « théorie du genre », laquelle n’existe que dans l’esprit confus de ses détracteurs, mais une idéologie politique de l’indifférenciation, défendue dans quelques cercles militants, qui ferait du genre et même du sexe le résultat d’un choix individuel. Ce n’est pas faire insulte à ses partisans que de relever qu’ils sont militants d’une cause qui n’est pas encore tout à fait consensuelle dans la société et que certains d’entre eux ont pu voir dans l’initiative de l’Éducation nationale une fenêtre de tir pour diffuser leur message. De telles assertions trouvent leur justification dans des théories comme celle qui veut que le partage communément admis entre deux sexes relève d’une assignation à la naissance et d’une violence sociale tout à fait discutable. Sur ces questions de mœurs, il importe que la législation et l’État, notamment à travers l’Éducation nationale, soient à la remorque des évolutions sociologiques, mais qu’ils ne les précèdent pas, encore moins qu’ils les anticipent.
Déstabilisées dans leurs représentations des identités de genre, de nombreuses familles, en particulier issues de l’immigration, ont accordé foi aux rumeurs et ont décidé de ne pas envoyer leurs enfants à l’école, témoignant ainsi d’une rupture profonde du lien de confiance avec l’institution. Cette rupture, ici spectaculaire, est plus ancienne et de nombreux signes avant-coureurs la laissaient entrevoir : multiplication d’altercations et d’incidents entre des parents et des représentants de l’institution scolaire, absentéisme aux réunions et aux rencontres avec les professeurs, trop de signaux hâtivement interprétés par l’institution comme la marque d’un désintérêt des parents. Et s’il s’agissait d’autre chose ? De l’expérience continue et répétée du mépris et de l’humiliation, que véhicule trop souvent une bonne conscience enseignante ? La ferveur mise par certains enseignants à pourfendre les foulards de mères accompagnant les sorties scolaires est ici emblématique, mais ce n’est pas le seul exemple. Combien de décisions d’orientation incomprises, parce que mal justifiées (et parfois injustifiées) ? Combien de réflexions anodines, mais blessantes, tant vis-à-vis des jeunes que vis-à-vis des familles ? Le mouvement de refus de l’école, pour limité qu’il soit encore, doit certes être vivement combattu, mais il ne saurait exonérer l’institution scolaire de toute réflexion autocritique sur ses propres attitudes.
On n’a pas pu ne pas remarquer dans ce mouvement la convergence de milieux catholiques traditionalistes et plutôt conservateurs, habituellement hostiles à l’immigration, avec des courants musulmans pratiquants, unis dans la même défense des valeurs. Belle aubaine pour les « laïcards » de service, heureux de constater la convergence des religions dans l’obscurantisme. Pas si sûr, car l’un des mots d’ordre de cette mobilisation est « nous demandons à l’école d’instruire, pas d’éduquer », soit très exactement celui qui avait été au cœur de l’offensive instructionniste conduite contre la rénovation pédagogique, dans les années 1980, par plusieurs idéologues dont Jean-Claude Milner, Alain Finkielkraut, etc., qui avait trouvé une oreille complaisante dans la personne de Jean-Pierre Chevènement et qui a servi ensuite de ciment idéologique au paradigme laïciste cherchant à bannir de l’école toute manifestation d’appartenance ou de convictions. Nous nous réservons donc bien des surprises dans le constat des convergences idéologiques !
Or l’école publique se doit d’éduquer, car sa tâche n’est pas d’abord (et de moins en moins, il y a l’internet pour cela) de transmettre des connaissances, mais de former des esprits libres et critiques. Et cela ne passe pas par la mise entre parenthèses des appartenances et des convictions, mais par un patient travail de distanciation, d’acceptation du point de vue de l’autre, et de réflexion sur la construction des identités. Y compris de genre…