Positions – Une morale laïque ? De la « leçon de morale » à l’examen des dilemmes moraux
De la « leçon de morale » à l’examen des dilemmes moraux
L’initiative prise par Vincent Peillon, le ministre de l’Éducation nationale, d’annoncer une relance, ou un renouveau, de l’enseignement de la morale laïque est bienvenue au moins à un titre : à revisiter la notion de laïcité, on peut espérer que certains contresens parmi les plus répandus sur cette notion seront enfin dissipés. Ainsi de celui qui entretient la confusion entre droit public et espace public, et prétend que les religions n’ont de seule place que dans l’espace privé, voire le for intérieur. C’est évidemment faire fi de la dimension collective et publique de la religion, garantie par le législateur de 1905, qui dit que l’État garantit « le libre exercice des cultes ». Bien évidemment, les religions ne peuvent en tirer argument pour obtenir un statut de droit public, auquel précisément la loi de 1905 met fin.
Mais ce n’est là qu’un des bénéfices secondaires que l’on peut attendre de cette remise à l’honneur : l’essentiel est ailleurs et pose des problèmes redoutables. Ils sont essentiellement de deux ordres : quelle morale enseigner, et comment l’enseigner ? Quelle morale enseigner, tout d’abord. Le problème n’est pas nouveau et les fondateurs de l’école laïque, les Ferry, Pécaut, Buisson1 l’avaient déjà rencontré. Il s’agissait pour eux d’articuler un corpus de règles morales sans le secours d’une quelconque transcendance religieuse. Une philosophie rationaliste, marquée par le kantisme et le positivisme, devait permettre de résoudre cette question du fondement. L’autre argument avancé, notamment par Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs de 1883, est de nature plus sociologique : l’enseignement de la morale doit être aussi consensuel que possible.
Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité.
Ce qui, compte tenu du consensus moral tacite de l’époque, laisse malgré tout une marge importante pour des énoncés moraux auxquels tous souscrivent : morale du travail, de l’effort, de l’honnêteté, de la conscience individuelle, voilà qui correspond bien aux critères retenus.
Mais aujourd’hui, qu’en est-il ? Tout d’abord, il ne saurait être question de convoquer en pensée les seuls pères de famille : ils arrivent accompagnés des mères et de toute une kyrielle d’oncles, tantes, beaux-pères, belles-mères, grands-parents, cousins, etc. sans compter une infinité de prétendants à la direction de conscience, d’essayistes voire d’animateurs de télévision. Les jeunes eux-mêmes ont leurs propres références et valeurs morales, qu’ils opposent crânement à celles des adultes. Beaucoup de monde on le voit, dont il y a fort à parier que leur domaine d’interférence est des plus restreints : le champ de la morale commune s’est désormais irrémédiablement fragmenté. À dire vrai, notre morale commune est de plus en plus semblable à une maxime psychologique, « sois toi-même », sorte de règle universelle, mais formelle, dont le contenu change avec chacun. Difficile de faire un enseignement avec un si maigre bagage.
La seconde difficulté, comment enseigner la morale, n’est pas moins redoutable. Car une fois que l’on a récusé un enseignement magistral et dogmatique, on n’est guère plus avancé. Ferry, à nouveau, se prononce déjà contre un tel enseignement, et lui oppose un enseignement pratique par l’exemple :
Il ne s’agit pas là d’une série de vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur ces jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivrez avec eux et devant eux.
Mais peut-on exiger des enseignants aujourd’hui qu’ils mènent une vie exemplaire ? Et quelle exemplarité ?
L’autre hypothèse serait de réinventer une casuistique pour notre temps. Et pourquoi pas ? Le quotidien et l’actualité ne cessent de nous fournir des exemples de dilemmes moraux, dans des champs aussi divers que la bioéthique, les comportements respectueux de l’environnement, la confrontation aux différences culturelles, la laïcité ou la hiérarchisation des priorités politiques et budgétaires… Apprendre à réfléchir sur de telles questions, à envisager les diverses réponses et les arguments qui les sous-tendent, pourrait fournir la matière d’un tel enseignement. De nombreux enseignants s’y emploient déjà. Mais il doit être possible de mieux relayer leurs expériences, et de leur fournir soutien et encouragement. Expliciter les valeurs qui fondent notre existence et nos engagements, récuser le cynisme qui prétend trop souvent tenir lieu de lucidité sont des objectifs légitimes dans la société contemporaine. Cela veut aussi dire qu’il ne suffira pas de cantonner à l’école le débat sur la morale.
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Auquel Vincent Peillon a consacré un ouvrage, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, Le Seuil, 2010.