Le Liban après la guerre
Alors que des perspectives de refondation d’un État libanais indépendant étaient en vue depuis le départ des Syriens, l’attaque israélienne de cet été remet le Liban sur le fil. Si l’envergure de l’action de Tsahal a contraint une grande partie de la société à un soutien tacite du Hezbollah, celui-ci devra clarifier sa stratégie, entre intégration politique et action militaire.
Sans que rien ne puisse les annoncer, les événements tragiques de l’été libanais sont venus bouleverser la situation politique dans le pays et amplifier la vague de violence qui, de la Palestine à l’Irak, submerge le Proche-Orient. La capture par un commando du Hezbollah qui avait franchi, le 12 juillet, la frontière, de deux soldats israéliens, a mis le feu aux poudres. La riposte israélienne, instantanée et très lourde, a pris l’allure d’une expédition punitive dans laquelle l’aviation israélienne s’est acharnée sur le sud libanais et s’est attaquée à l’infrastructure du pays, lui infligeant des dommages considérables, de l’ordre de plusieurs milliards d’euros. L’impact psychologique et politique de la guerre sur les esprits a été considérable. Sur le plan psychologique, l’ampleur des destructions et l’arrêt de l’activité économique ont amené un découragement très grand face à une entreprise de reconstruction sans cesse recommencée. Nombre d’artisans et de petits employés se sont expatriés, et le mouvement d’émigration risque de connaître une accélération nouvelle. Sur le plan politique, si une réelle solidarité de l’ensemble du pays s’est manifestée avec les réfugiés du Sud (près d’un million, soit approximativement le quart de la population) et une indignation très grande devant la brutalité des frappes israéliennes a pu souder les Libanais, les critiques perceptibles, dès le déroulement de la guerre, à l’égard du Hezbollah laissaient augurer du questionnement plus large concernant sa stratégie qui anime à présent la scène politique libanaise.
Les événements de l’été libanais ont, de ce point de vue, représenté une rupture dans un temps politique marqué, après le double retrait des troupes israéliennes (2000) et syriennes (2005) par un relatif découplage de la question libanaise d’avec le problème israélo-arabe. Un traitement autonome de la question libanaise pouvait légitimement être envisagé. Certes, la détermination de Damas à maintenir sa mainmise sur le Liban, bien que fortement compromise après son retrait libanais, restait manifeste. Des attentats, après celui qui aura entraîné la mort du président du Conseil Rafic Hariri, contre des hommes politiques et des journalistes, ont ponctué cette volonté de déstabilisation du pays. Du point de vue syrien, la perte du Liban représentait la disparition d’un moyen de pression considérable sur Israël et la fin d’un jeu diplomatique qui permettait à Damas, à chaque crise libanaise, de recycler, à son plus grand bénéfice, la violence générée. Dans cette perspective, la guerre qui a opposé Israël au Hezbollah a présenté tous les aspects d’une récurrence d’un modèle conflictuel usuel. La nouveauté aura été, toutefois, de voir Damas écartée de la négociation de la solution au profit de l’Iran qui apparaît comme le principal bénéficiaire régional de la crise. Par son appui décisif au Hezbollah, Téhéran aura su prolonger son influence en une véritable victoire diplomatique. Le « recouplage » de la crise libanaise se sera fait avec un environnement plus éloigné et au profit d’une puissance aux objectifs plus diversifiés que ceux portés par le seul conflit israélo-arabe.
Au centre de la crise libanaise se trouve la stratégie du Hezbollah. Ce dernier aura renoué avec une situation qui a toujours prévalu dans le sud libanais dès l’installation des commandos palestiniens après la guerre israélo-arabe de 1967. La lutte du Hezbollah contre Israël à partir de cette zone ne peut être, cependant, vue comme le prolongement de la situation qui a prévalu durant de longues années (1969-1982). Le Hezbollah est « chez lui » au Liban et combat dans la perspective de la libération du territoire national. Son positionnement particulier l’a rendu capable de faire se rejoindre par sa stratégie une dimension interne centrée sur une montée en puissance dans la vie politique libanaise et une dimension de politique étrangère qui aura servi les intérêts de l’Iran. Seule milice de la guerre libanaise à n’avoir pas déposé les armes, le Hezbollah, qui récuse l’appellation de « milice » (car cette dernière serait le propre des formations qui ont participé à la guerre intercommunautaire libanaise) s’est fait le porte-parole d’un nationalisme libanais intransigeant dans sa lutte de récupération du territoire national et dans son refus de cautionner des solutions pacifiques oublieuses de la nature profonde d’Israël, « entité spoliatrice », pour reprendre ses termes, d’une terre arabe et musulmane : celle de la Palestine. L’argument de la lutte continue est étayé par l’occupation par Israël des territoires dits des « fermes de Cheb’a », au statut juridiquement indéfini, en l’absence de certification de la frontière syro-libanaise. Le Hezbollah s’est constitué, depuis sa création en 1982, au moment de l’invasion israélienne du Liban, en une véritable formation militaire (de 2 000 à 5 000 combattants, selon les sources), aguerrie et entraînée au maniement d’un matériel relativement sophistiqué. Cette dimension combattante et de résistance doit se lire à la lumière des liens privilégiés que le Hezbollah entretient avec le sud libanais, zone de présence chiite, rurale, pauvre et laissée pour compte dans le processus de développement économique et social du Liban durant des décennies, et théâtre de combats palestino-israéliens dès la fin des années 1960. Mais la formation de la « résistance islamique », autre auto-appellation du Hezbollah, s’enracine aussi dans une volonté d’organisation de la communauté chiite, consécutive à une prise de conscience de son poids et de sa situation dans l’ensemble communautaire libanais. Le chiisme politique libanais, longtemps organisé au sein de structures de mobilisation traditionnelles, sous l’égide de notables et de grands propriétaires ruraux, s’est restructuré dans des formes « modernes » et partisanes à partir de la création des mouvements Amal (années 1970) et Hezbollah (années 1980). Le mouvement a récupéré alors des militants présents dans des partis politiques nationalistes arabes, au sein du parti communiste libanais ou dans d’autres partis libanais à idéologie laïque et s’est imposé, en rivalité avec le parti Amal, dirigé par le président de l’Assemblée nationale libanaise, Nabih Berri, comme la grande formation politique chiite libanaise.
Toutefois, l’histoire récente du Hezbollah tient à son insertion dans la vie politique institutionnelle du Liban. Présent au parlement (14 députés) et représenté au gouvernement par deux ministres, le « Parti de Dieu » a opté pour un entrisme politique qui le fait participer à part entière à la vie politique libanaise. C’est là sans doute un aspect essentiel de la dynamique du mouvement chiite. Contrairement au Hamas qui a boycotté au départ les structures politiques de l’Autorité palestinienne, avant de triompher aux dernières élections palestiniennes et de conduire le gouvernement palestinien, le Hezbollah a privilégié sa participation aux institutions du pays après la signature des Accords d’entente nationale de Taëf (1989) qui ont mis fin à la guerre du Liban. Cet enracinement institutionnel, « combattant » mais aussi social, notamment par le biais des institutions à finalité caritative, scolaire ou de santé créées par le Hezbollah interdit que l’on puisse le comparer à un mouvement terroriste comme Al-Qaida, déterritorialisé par définition et sans visée institutionnelle. Il interdit également que l’on puisse ériger le Hezbollah, quelle que soit l’analyse que l’on peut faire par ailleurs de ses rapports avec l’Iran, en une structure dépendante principalement de ce pays.
Les événements de l’été libanais ont souligné le caractère national de la stratégie du Hezbollah. Les accents de mobilisation nationaliste qu’ont revêtu les propos du secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah, ainsi qu’un accompagnement de la crise marqué par la volonté de libération du territoire ainsi que celle des prisonniers libanais détenus par Israël, confirment cette orientation. Des questions néanmoins se posent concernant la compatibilité de cette stratégie développée en parallèle et en secret, qui aura consisté à se préparer de manière remarquable à une guerre réussie de guérilla contre l’armée israélienne. Stratégie parallèle, car tout en étant membre du gouvernement, le parti a pu se doter d’un arsenal impressionnant composé de près de dix mille roquettes et fusées (quatre mille ont été tirées au cours des hostilités contre des villes israéliennes), a poursuivi ses desseins sans concertation avec l’armée libanaise, révélant du même coup la faiblesse de la restauration de l’État libanais et son caractère formel. La solidarité du gouvernement dirigé par Fouad Siniora n’en apparaît que plus remarquable, même si elle ne laisse pas d’inquiéter. Si, en effet, l’interlocuteur officiel des États et des organisations internationales restait le chef du gouvernement, le commandant en chef des opérations militaires échappait, lui, à tout contrôle. En privilégiant par le biais de la télévision, al-Jézirah, en particulier, de s’adresser à la population libanaise – touchant du même coup des populations musulmanes et arabes –, Hassan Nasrallah est apparu comme le véritable dirigeant du Liban, marginalisant une classe politique réduite au rang passif de téléspectateurs. En expliquant de manière pédagogique les finalités des opérations militaires conduites, quitte à leur donner une orientation de guerre « totale » contre Israël, le leader islamiste a élargi l’horizon de sa stratégie. Sa rhétorique guerrière lui a donné une stature plus large que celle qu’il pouvait avoir comme chef d’un parti libanais. Le triomphe obtenu auprès de l’opinion publique dans les pays arabes et musulmans a inquiété les dirigeants des pays sunnites de la région comme l’Arabie saoudite, l’Égypte ou la Jordanie qui ont perçu, au premier chef, le potentiel charismatique et mobilisateur d’un discours radical de remise en cause de la « normalisation » initiée par un processus de paix moribond.
Du coup, c’est tout le paysage politique du Proche-Orient qui est révélé dans sa complexité et ses impasses. La tentative des États-Unis d’inscrire l’action d’Israël dans le cadre de son projet de « nouveau Moyen-Orient » n’aura fait que renforcer le sentiment d’une collusion américano-israélienne, éloignée des intentions proclamées de « démocratisation » des régimes politiques de la région.
Sur le plan libanais, la rupture est plus profonde qu’il n’apparaît. Dans sa volonté de capitaliser sur sa « victoire », le Hezbollah entend à présent faire pression sur un gouvernement accusé de s’être rapproché des puissances occidentales et d’avoir caressé l’espoir de voir le Hezbollah défait dans sa confrontation avec Israël. En voulant à présent imposer un gouvernement d’union nationale, le Hezbollah veut renforcer sa présence dans l’exécutif libanais à côté d’alliés locaux comme le général Michel Aoun et d’empêcher que la question du désarmement du Hezbollah soit posée comme le réclame encore la résolution du Conseil de sécurité du 11 août. Ces tensions sont lourdes de crises à venir, d’autant plus que la guerre a privé le Hezbollah des moyens de sa résistance dans le sud libanais décrété « zone d’exclusion » par les Nations unies et confié à la seule autorité de l’armée libanaise secondée par les forces internationales.
Le nouveau mandat de la Finul, s’il instaure une zone de sécurité et gèle toute activité militaire dans le sud libanais, laisse la crise politique entière. L’internationalisation du conflit entre le Hezbollah et Israël confirmera à terme l’implication des États de la région dans une solution d’ensemble pour le Liban ou à partir de lui. La Syrie, invitée à respecter la souveraineté du Liban et à empêcher l’acheminement d’armes pour le Hezbollah à partir de ses frontières, pourra apparaître comme une partie prenante obligée. L’Iran qui négocie le devenir de ses projets nucléaires a adopté une position plus pragmatique qu’idéologique dans la dernière crise. En renforçant la position des États occidentaux qui veulent négocier avec Téhéran plutôt que de lui imposer des sanctions, l’Iran est en position de jouer le rôle d’intermédiaire auprès du Hezbollah quitte à ramener sa « victoire » à une part plus raisonnable. Dans les perspectives qui s’ouvrent, c’est l’État libanais qui paraît le plus fragilisé. Les charges sécuritaires qui sont confiées à son armée ne sont pas sans risque. La mission de la Finul ne peut certes que conforter son autorité. Mais sans consensus interne la réussite de la mission de la Finul ne pourra être assurée.
Quelle est la stratégie du Hezbollah ?*
[Après son enlèvement des deux soldats israéliens], le Hezbollah s’attendait à une confrontation qui suivrait les règles implicites respectées jusqu’alors : une vive réplique israélienne, le bombardement du Liban-sud, suivi par de très longues négociations, sous l’égide d’un tiers, pour l’échange de prisonniers. Tel ne fut pas le scénario.
L’envergure et l’intensité de la réaction israélienne prirent clairement de court les responsables du Hezbollah1. Une riposte intense était prévue (deux heures après l’enlèvement, le Hezbollah prit des mesures pour protéger ses assises financières) mais rien de plus : les alertes enjoignant les militants à s’enfuir de chez eux n’ont été lancées qu’après les premiers raids de bombardements aériens sur la banlieue sud de Beyrouth le 14 juillet. […] Pour le Hezbollah, le message était fort. Plutôt qu’un épisode de plus dans le conflit récurrent avec Israël, l’affaire prenait une tournure beaucoup plus préoccupante. Aussi le Hezbollah changea-t-il de disposition, faisant progressivement une mue identitaire pour se présenter comme l’avant-garde du monde arabe-islamique menant le combat de la guerre sainte. Le conflit ne concernait plus la lutte acharnée opposant le Hezbollah à Israël mais l’avenir de la région dans son ensemble. La dimension quasi messianique du Hezbollah ne doit en effet pas être sous-estimée : il se voit toujours comme conduisant un combat anti-israélien et anti-impérialiste, avec des alliés régionaux, mais pas exactement en leur nom. La « résistance », dans ce sens, est moins une action qu’une réflexion sur l’identité fondamentale d’un mouvement né de la confrontation avec Israël et défini par elle. L’escalade militaire n’avait pas été sollicitée mais, en un sens, elle était bienvenue, puisqu’elle permettait au Hezbollah de « se donner comme un exemple, un inspirateur d’une action intrépide contre Israël et, par extension, contre les régimes arabes qui se sont alliés aux États-Unis et à Israël2 ».
Les militants du Hezbollah interrogés après l’escalade militaire rapide étaient unanimes : maintenant que la lutte était entrée dans cette phase, il leur fallait ranimer l’esprit de la résistance nationale arabe que des gouvernements apeurés avaient trahie et mettre un terme aux divisions entre musulmans, particulièrement en Irak, car celles-ci portent atteinte à l’esprit de résistance : « Il ne s’agit pas seulement de la riposte israélienne. Il s’agit d’un plan méticuleusement préparé pour changer la carte régionale. Notre opération visait strictement un échange de prisonniers, de manière à clore définitivement le dossier des prisonniers. Israël a choisi l’escalade, en allant très au-delà de la question des prisonniers et en visant des civils. Maintenant, nous sommes dans un conflit qui vise à briser la ténacité de la nation arabe (Umma3). » Un député, membre du Hezbollah, allait dans le même sens : « Ce qui est en jeu dans cette guerre est l’imposition d’un ordre israélien dans cette région, c’est-à-dire dans un premier temps l’éradication du Hezbollah et la mise en œuvre par la force de la résolution 1559 des Nations unies [prévoyant le désarmement des milices présentes dans le Liban-sud], puis l’éradication du Hamas et la fin de l’État palestinien… Au-delà, c’est l’indépendance du Liban et de la Jordanie qui sont en jeu4. »
Comprendre le point de vue du Hezbollah est crucial pour évaluer le rôle potentiel de l’Iran et de la Syrie. Dans la mesure où la guerre de cet été est vue comme un conflit régional et dans la mesure où ces pays alimentent le Hezbollah en fonds et en armes, les intérêts et les souhaits de Téhéran et de Damas doivent être pris en compte. Mais dans la mesure où le Hezbollah pense que l’objectif final de son adversaire est son élimination, l’influence de ses deux alliés est par définition limitée. Le mouvement islamiste n’acceptera pas des conditions comme le désarmement ou la mise en œuvre intégrale de la résolution 1559 parce que, dans le contexte actuel, il considère que cela reviendrait à un suicide.
Ici apparaît une nouvelle contradiction. Bien qu’il considère que la guerre a montré une tentative d’Israël d’élargir les enjeux du conflit et bien que Nasrallah en particulier ait peint les événements comme une lutte existentielle, l’objectif fondamental n’a pas véritablement changé : il s’agit de tenir bon et de forcer Israël à revenir à la dimension et aux enjeux initiaux du conflit en frappant fort mais à l’intérieur de certaines limites, en prenant garde à proportionner les actions afin de toujours maintenir ouverte l’option diplomatique. L’objectif est donc moins de triompher que d’obtenir un cessez-le-feu qui ramène au statu quo ante ou, au minimum, reflète un recul par rapport aux objectifs initiaux d’Israël. Selon les termes de Hussein al-Hajj Hassan, le but est de « maintenir notre position initiale, c’est-à-dire un cessez-le-feu inconditionnel, des négociations indirectes et une négociation sur la question des prisonniers5 ». Ou, comme le dit Nasrallah : « La victoire dont nous parlons, c’est quand la résistance survit. Quand elle n’est pas brisée, ça c’est la victoire… Quand nous ne sommes pas vaincus militairement, ça c’est la victoire… avec en outre le fait qu’Israël commence à faire des concessions6. »
Pour parvenir à ces objectifs, le Hezbollah compte sur plusieurs facteurs : sa capacité à tenir bon et les difficultés symétriques de toute tentative israélienne de détruire ses capacités militaires, le soutien intérieur dans un conflit vu progressivement comme opposant Israël et le Liban plutôt qu’Israël et le Hezbollah, l’affaiblissement des pressions libanaises sur le Hezbollah, à mesure que la guerre se poursuit et que le nombre des victimes augmente, et finalement, réciproquement, les failles grandissantes au sein de la société israélienne à mesure que les coûts humains de l’engagement militaire augmentent.
Une telle stratégie est risquée. Ce que le Hezbollah voit comme une réponse proportionnée aux actions israéliennes n’est pas considéré comme tel par les Israéliens. Et bien que le Hezbollah proclame avoir fait attention de ne pas franchir le point de non-retour – en se gardant de frapper toute installation chimique ou toute autre infrastructure vitale – elle a montré, par sa première initiative, sa faculté considérable à faire le mauvais calcul. […]
L’attitude de l’opinion libanaise est déterminante pour la situation du Hezbollah. Au début de la guerre, de nombreux Libanais, y compris des chiites, ont manifesté leur colère, accusant le Hezbollah d’entraîner le pays dans une guerre inutile, non justifiée et coûteuse. Il est clair qu’Israël comptait sur le retournement des Libanais contre le mouvement. Dès les premiers jours, des tracts ont été lancés sur le sud du pays qui visaient à casser le soutien populaire au mouvement en détournant certains de ses slogans. Ainsi « la résistance protège la nation, la nation protège la résistance » devenait « la résistance protège la nation, la nation est victime de la résistance ».
Mais la stratégie consistant à punir la population civile pour qu’elle se retourne contre le Hezbollah a largement échoué. Bien que la colère contre le Hezbollah persiste, spécialement parmi les non-chiites, elle a été supplantée, ou du moins neutralisée, par la rage contre les opérations israéliennes, qui ont été vues comme des tentatives de détruire le pays et non le mouvement.
La riposte disproportionnée d’Israël est condamnable. Le manque de mesure n’était pourtant pas inévitable : Israël aurait pu jouer sur les divisions communautaires libanaises et la fragilisation de la position du Hezbollah afin de rallier les classes moyennes et les milieux d’affaires. Mais cela aurait supposé une action plus retenue, prudente et réfléchie, ce qui a fait défaut. Cela ne revient pas à dire qu’Israël a fait des bombardements de manière indiscriminée : les bombardements ont épargné les quartiers résidentiels non chiites, les principaux réseaux de communication, les infrastructures énergétiques et d’approvisionnement en eau (certaines ont été touchées, mais pas dans un objectif de couper l’alimentation en eau et en énergie).
Mais c’est la liste de ce qui a été visé qui ressort : des infrastructures économiques sans lien, direct ou non, avec le Hezbollah, l’aéroport (bien plus qu’il n’était nécessaire pour un but strictement militaire, quel qu’il fût), toute la banlieue sud de Beyrouth (bien au-delà des infrastructures du Hezbollah), les ports de Beyrouth et de Jounieh (dans des régions chrétiennes), des infrastructures industrielles, des ponts conduisant au sud du pays (probablement afin de couper les liens, gêner le ravitaillement du Hezbollah, empêcher les miliciens de déplacer les soldats capturés et assécher le soutien des populations locales, mais le tout à un coût humain exorbitant), l’armée enfin, y compris des points de contrôle dans les zones chrétiennes (ce qui est très discutable dans la mesure où l’armée est restée en dehors du conflit, s’est gardée de faire usage de ses batteries antiaériennes malgré les raids et s’est concentrée sur le maintien de l’ordre et, surtout, est demeurée le seul outil capable d’étendre l’autorité de l’État à l’ensemble du territoire national).
Mais il ne faut pas se tromper d’interprétation. Parmi de larges secteurs de la population, surtout les sunnites et les chrétiens, le mouvement islamiste continue d’être critiqué pour avoir entraîné le pays dans cette guerre inutile et coûteuse. L’animosité est particulièrement vive dans les sphères gouvernementales. En privé, des responsables haut placés peuvent être cinglants. Selon plusieurs témoignages fiables, Nasrallah avait assuré le gouvernement (de même que les Nations unies) quelques jours mêmes avant l’enlèvement des soldats qu’ils garantissaient un « été tranquille » afin que le Liban puisse profiter d’une saison touristique qui s’annonçait prometteuse : l’opération surprise a détruit le peu de confiance qui restait, ce qui risque de laisser des traces pour longtemps.
Mais ce n’est que le début de l’histoire. L’intensité de la réaction israélienne a rassemblé l’opinion libanaise contre elle et, si ce n’est pas au profit du Hezbollah, du moins est-ce sans opposition publique contre lui. La solidité militaire du Hezbollah a aussi eu un effet apaisant, car les acteurs politiques craignent les représailles. Les responsables politiques qui, dans un premier temps, ont critiqué l’action téméraire du mouvement islamiste sont ensuite restés largement silencieux. Plus la situation relève d’une logique militaire, plus les atouts militaires pèsent lourds – et dans ce domaine, le Hezbollah n’a pas de rivaux au Liban.
Parmi les chiites, le soutien au Hezbollah est fort. Dans les quartiers sud de Beyrouth, qui ont supporté le plus fort des bombardements, on ne voit guère de trace de ressentiment vis-à-vis des islamistes, même parmi les personnes qui ne font pas partie du Hezbollah. Beaucoup placent leur espoir en Nasrallah, certains le voyant comme « le Nasser du nouveau millénaire », d’autres comme la réincarnation de Che Guevara. Les sympathisants du mouvement présentent l’enlèvement comme une rétorsion et non comme une provocation, une réponse aux plaies ouvertes du conflit israélo-libanais : le statut des fermes de Cheba, les prisonniers libanais emprisonnés en Israël et les violations répétées de la souveraineté libanaise.
Parmi les chrétiens, l’opposition au Hezbollah est plus ouvertement exprimée. Mais il existe un partage selon les découpages politiques anciens. Les Forces libanaises voient dans le Hezbollah un ennemi mortel et dans la guerre une occasion d’éliminer son potentiel militaire. Leur grande peur est que le mouvement islamiste apparaisse victorieux après le cessez-le-feu, qu’il se renforce et se montre encore plus menaçant qu’avant. En revanche, le Mouvement patriotique libre du général Michel Aoun, un des plus importants responsables maronites, est resté fixé sur sa stratégie d’alliance apparemment contre-nature avec Nasrallah, et a décrit le conflit comme une guerre contre le Liban dans son ensemble. […]
Beaucoup d’affirmations nouvelles de solidarité sont strictement conjoncturelles et, à coup sûr, temporaires : une fois la poussière des bombardements retombée, le malaise et les antagonismes referont surface, parfois plus forts qu’auparavant. Mais pendant les combats, le Hezbollah n’a subi qu’une faible pression dans le sens de la modération, ce qui explique son assurance et le sentiment que le temps joue en sa faveur.
L’analyse contrastée que fait le Hezbollah des réactions des sociétés libanaise et israélienne, bien que discutable, est instructive. Il considère en effet, tout paradoxal que cela puisse paraître à un observateur extérieur, que le front domestique est plus solide que celui d’Israël. Alors qu’en Israël, à la longue, l’agitation populaire, l’opposition organisée et une presse exigeante finissent par se manifester, le Hezbollah pense en effet qu’il n’a pas de contrepoids réel au Liban : le gouvernement libanais est trop faible, les autres forces politiques se font oublier ou, contraintes à prendre position par les attaques d’Israël, prennent le parti du Hezbollah. Ainsi conclut un intellectuel du Hezbollah : « Israël devra se retirer pour trois raisons : sa tentative de diviser les Libanais a échoué, ses frappes ont touché les infrastructures civiles et pas les infrastructures militaires du Hezbollah et le Hezbollah a montré qu’il peut envoyer des missiles loin à l’intérieur du territoire israélien. Plus le temps passera, plus Israël risque de s’embourber. » […]7.
De même que les attaques audacieuses du Hezbollah ont renforcé Israël et de larges parts de la communauté internationale dans la conviction qu’il était urgent de ramasser les armes du mouvement, de même la réponse d’Israël a convaincu le Hezbollah qu’il fallait, tout au contraire, les préserver. Les responsables du Hezbollah ne croient pas que le gouvernement libanais sera capable d’agir contre eux. Même si la guerre a affaibli le mouvement en termes absolus, il reste au moins aussi fort, relativement aux autres acteurs du pays. Si l’armée libanaise devait essayer de forcer la main du Hezbollah, il faudrait d’abord pour cela contraindre les nombreux conscrits chiites qui ne sont pas pressés d’agir contre le mouvement. […]
Lors des précédents enlèvements opérés par le Hezbollah après le retrait unilatéral israélien du Liban-sud en 2000, les Premiers ministres Ehoud Barak et Ariel Sharon ont réagi avec des moyens militaires contrôlés, suivis par un échange de prisonniers, avec une médiation d’une tierce partie. Cette fois-ci, il en a été autrement, à la grande surprise, apparemment, du Hezbollah.
La réplique large et intense d’Israël s’explique par plusieurs facteurs. Le plus important est que, pour une série de raisons qui remontent à l’année 2000, ses responsables sont devenus préoccupés par l’affaiblissement des capacités de dissuasion d’Israël. Tout d’abord, le désengagement du Liban a été compris et présenté par les groupes palestiniens et par le Hezbollah comme une victoire de la résistance armée. Les attaques répétées du Hezbollah, ensuite, n’ont pas donné lieu, selon certains, à des représailles suffisantes. Enfin le retrait unilatéral de Gaza a entraîné une évolution psychologique dont l’audace croissante des attaques palestiniennes est le reflet. C’est pourquoi, bien que d’un point de vue stratégique, la position d’Israël peut être considérée comme plus sûre que jamais – il n’y a plus de menace conventionnelle crédible venant d’un pays arabe, Saddam Hussein est tombé, le mouvement national palestinien est affaibli et le soutien international à Israël n’a jamais été aussi fort –, le sentiment de force s’est paradoxalement mêlé à un sentiment durable de vulnérabilité.
Les évolutions régionales à long terme étaient également en jeu. La montée de la popularité de l’islamisme et l’attitude belligérante de l’Iran ainsi que son programme nucléaire étaient considérés comme des tendances avec lesquelles il faudrait se confronter un jour ou l’autre. Enfin, la situation intérieure a joué un rôle : le gouvernement israélien ne comprenait aucun général et le Premier ministre, Ehoud Olmert, tout comme le ministre de la Défense, Amir Peretz, venaient d’arriver dans leurs fonctions.
La presque simultanéité des enlèvements palestiniens et libanais – qui ont fait naître les critiques d’autosuffisance, d’échec des services de renseignements et de l’armée – a finalement été le point de basculement. Bien que l’opération du Hamas et celle du Hezbollah n’aient pas été directement liées, la réponse israélienne, elle, faisait bien le lien entre elles. Alors qu’il y avait des signes de progrès sur un accord indirect entre Israël et le Hamas, l’opération du Hezbollah l’a ajourné sine die. En Israël, l’idée des responsables selon laquelle la priorité absolue était de balayer simultanément les deux organisations fut renforcée.
Les hauts responsables ont, de ce fait, commencé à élargir les enjeux, faisant le lien entre les deux sujets et évoquant la nécessité de provoquer des changements profonds et de longue durée dans la région, en particulier en paralysant les deux mouvements et leurs sponsors étrangers. Comme l’a dit le ministre des Affaires étrangères, Tzipi Livni : « Israël se bat pour protéger ses citoyens, Israël se bat pour éliminer la menace représentée par l’axe de la terreur et de la haine : Hezbollah, Hamas, Syrie et Iran. » Ou, selon les termes d’un des alliés politiques d’Amir Peretz : « Nous nous battons sur deux terrains de confrontation sponsorisés par l’Iran8. »
*.Extraits de “Israël/Palestine/Lebanon: Climbing out of the Abyss”, Crisis Group Middle East Report, 26 juillet 2006. L’intégralité du rapport est disponible en anglais sur le site www.icg.org
1.Cette analyse s’appuie sur une série d’entretiens menés au cours du mois de juillet avec des responsables du Hezbollah et des intellectuels libanais à Beyrouth.
2.Amal Saad-Ghorayeh, “Hizbollah’s Apocalypse Now”, The Washington Post, 23 juillet 2006.
3.Entretien avec Nawaf al Moussawi, 17 juillet 2006.
4.Entretien avec Hussein al-Hajj, 21 juillet 2006.
5.Hussein al-Hajj, 21 juillet 2006.
6.Al-Jézirah, 21 juillet 2006.
7.Entretien avec Ali al-Fayadh, directeur d’un centre de recherches affilié au Hezbollah, Beyrouth, 18 juillet 2006.
8.Entretien avec Ephraïm Sneh, membre de la commission de la défense et des affaires étrangères de la Knesset et ancien commandant de la zone de sécurité au Liban-sud, Jérusalem, juillet 2006.