Liban : derrière le compromis de Doha, une entente nationale fragilisée
Un nouveau président est élu au Liban, les institutions politiques fonctionnent, les armes se sont tues. Pourtant, l’accord de Doha ne représente nullement un nouvel accord d’entente nationale. Il neutralise les tensions mais entérine le cavalier seul du Hezbollah et sa volonté de contrôler le pouvoir libanais, au besoin par la force.
La guerre civile larvée dont les éléments étaient déjà en place au moment de la démission des ministres chiites libanais du gouvernement de Fouad Siniora, en novembre 2006, aura donc fini par déboucher sur une opération « coup de poing » du Hezbollah, plus proche du coup de force que du coup d’État. Dans le numéro d’Esprit, du mois de juin, Olivier Mongin exprimait en des termes très justes les enjeux de la dernière bataille de Beyrouth dans laquelle le Hezbollah avait réussi à mettre la main sur les quartiers ouest, à dominante musulmane, de la capitale libanaise1. Une longue stratégie de rupture avec l’ordre institutionnel libanais s’est ainsi concrétisée durant la semaine cruciale du 7 au 15 mai. Après avoir paralysé la vie politique libanaise, le Parti de Dieu manifestait avec éclat sa détermination à imposer une sortie de crise favorable à ses desseins. Le recours aux armes, impensable pour qui croyait que le Liban, par l’accord de Taëf (1989), avait mis un terme à la dimension interne de sa guerre (1975-1990), était emblématique de la voie choisie par le Hezbollah. Des armes exclusivement destinées à la libération et à la défense du territoire national, selon la rhétorique convenue du Hezbollah, étaient, de fait, retournées contre des Libanais. En soi, ce passage à l’acte de guerre est plus important que l’évolution politique qui en découlera. Le passage aux armes a été, en effet, plus qu’une reprise de la violence du sein même d’un système qui l’avait bannie. Il aura constitué, surtout, une transgression symbolique, un franchissement des lignes, d’abord mentales, qui interdisaient de faire parler le canon dans la recherche des inéluctables compromis auxquels est voué un système qui opère par partage du pouvoir et reconnaissance de zones d’influence communautaire. Les conséquences d’une telle transgression se feront ressentir durablement. La première d’entre elles tient à la fin de l’acceptation d’une détention par le Hezbollah d’un impressionnant arsenal d’armes, de roquettes et de fusées, sans régulation ni encadrement. L’autre est sans doute plus grave car elle jette le soupçon sur une stratégie désormais explicitement perçue comme de contrôle du pouvoir et non plus, supplétive, de protection contre les attaques d’Israël. L’idée prévalait, comme un consensus, qu’au nom de l’union nationale voulue pour l’après-Taëf, le statut d’un parti qui avait bâti une armée privée à finalité publique, plus aguerrie encore que l’armée libanaise, ne soit pas questionné. Cette entente sacrée a trouvé sa limite. L’exemption concédée au Hezbollah, lors de la signature de l’accord de Taëf, de remise de ses armes et du démantèlement de sa milice est, à présent, ouvertement remise en cause. Le soupçon est désormais jeté sur les intentions de la milice chiite et ses objectifs. Cette donne politique, militaire et psychologique nouvelle éclaire les rapports de force qui se sont mis en place au Liban après les opérations militaires internes du Hezbollah. À trois niveaux.
L’accord de Doha
Le premier niveau est celui du déblocage de la situation politique et institutionnelle qui s’est fait non seulement à l’initiative mais également à l’avantage du Hezbollah. Ce dernier fut, avec son autre allié chiite, le parti Amal, dirigé par le président de la Chambre, Nabih Berri, à l’origine de la crise ministérielle provoquée par le départ des ministres de la communauté. Protestant contre l’aval donné par le gouvernement libanais à la mise en place du Tribunal pénal à caractère international pour le jugement des assassins présumés du président Hariri, le Hezbollah a pu bloquer durant six mois, à partir de novembre dernier, l’élection d’un nouveau président de la République après l’expiration du mandat d’Émile Lahoud. C’est aussi fort de l’appui de son allié chrétien, l’ancien général Michel Aoun, candidat à la succession d’Émile Lahoud, que le Hezbollah a retardé l’élection d’un nouveau président de la République. L’objectif était de négocier, en dépit d’une infériorité numérique, la formation d’un gouvernement sur la base d’un programme politique qui conforte à la fois les bases de la résistance nationale et confirme une orientation, en politique étrangère, anti-américaine, proche de la Syrie et des positions iraniennes dans la région. Sur tous ces points, le Hezbollah a tranché le nœud gordien d’une crise qui s’était prolongée en guerre des tranchées et que ni la médiation française commencée à La Celle-Saint-Cloud en juillet dernier, ni la médiation arabe de la fin de l’année dernière n’avaient réussi à résoudre.
Le deuxième enjeu portait sur la confirmation des nouvelles règles du jeu interne libanais. L’accord de Doha, signé le 21 mai dernier, apporte des solutions à l’imbroglio libanais. Il confirme l’urgence − contestée par Michel Aoun et, dans un premier temps, par le Hezbollah − de l’élection du candidat de compromis qu’est le commandant en chef de l’armée libanaise à la présidence de la République. Il règle la question de la formation du gouvernement sur la base d’un gouvernement d’union dans lequel l’opposition obtient, et c’était là son objectif, une minorité de blocage et la majorité, représentée par les forces dites du « 14 mars », la moitié plus un des postes ministériels. Enfin, une nouvelle loi électorale sera mise en œuvre. Le détail des circonscriptions électorales a été discuté à Doha. Il y va de la possibilité, en recourant à un nouveau découpage en petites circonscriptions, de faire échapper le destin politique du pays à un cartel restreint de potentats communautaires, comme tel est le cas aujourd’hui. Mais il n’est pas sûr non plus que la fragmentation qui risque d’en résulter permette de dégager des majorités cohérentes avec la quasi-certitude que le renouvellement de la classe politique n’en sera pas affecté mais que l’état actuel des choses sera bien plutôt conforté.
Qui a gagné, qui a perdu à Doha ? Question subtile que la diplomatie arabe, le Qatar et la Ligue arabe, s’est efforcée de présenter comme un subtil arrangement « gagnant-gagnant ». Il est vrai qu’il n’est pas facile sur un plan politique de démêler l’écheveau. L’opposition emmenée par le Hezbollah touche les dividendes de son coup de force. Elle rejoint le gouvernement qu’elle avait boycotté, forte à présent de sa minorité de blocage. Elle contraint le gouvernement Siniora à revenir sur sa dénonciation du réseau téléphonique privatif de « campagne » du Hezbollah que ce dernier présentait comme nécessaire pour mener la bataille contre Israël ainsi que sur l’enquête gouvernementale décidée à son sujet. Elle humilie le précédent gouvernement en faisant rapporter la décision de limoger le responsable, proche du Hezbollah, de la sécurité de l’aéroport de Beyrouth qui couvrait l’installation au bénéfice du Hezbollah, et le fonctionnement d’une batterie de caméras de surveillance des personnalités empruntant l’aéroport. Or ces deux points, le réseau téléphonique parallèle et le limogeage du responsable de la sécurité de l’aéroport beyrouthin, ont été directement à l’origine de la crise dite du 7 mai2. En cassant les décisions, par ailleurs intempestives et incompréhensibles, prises par un gouvernement chargé de l’expédition des affaires courantes, de surcroît amputé de ses ministres chiites, le Hezbollah manifeste sa puissance, sanctuarise un espace de manœuvre et refuse que l’on touche à ses armes, ses hommes et ses infrastructures. De son côté, le gouvernement en place, bien que cédant sur les différends en suspens, conserve sa majorité, et son président du Conseil qui est reconduit, concède la minorité de blocage mais avec interdiction pour cette dernière de démissionner ou de bloquer le fonctionnement du travail gouvernemental. C’est bien un compromis que cet accord de Doha, à sa manière aussi de ne heurter personne et de préserver des équilibres qui ne tarderont pas à engendrer des dysfonctionnements à venir. Au-delà toutefois de l’humiliation résultant de reculs vis-à-vis de son opinion publique, la majorité de mars obtient une concession de taille. Pour la première fois, il est fait mention dans l’accord de Doha de discussions sur les relations des organisations avec l’État sur base du monopole de l’État en ce qui concerne la sécurité nationale. Du coup, le tabou concernant les armes du Hezbollah se trouve levé. Bien qu’il ne soit pas explicitement nommé, le Hezbollah se voit à présent dans l’obligation de mettre sur la table des négociations la question de son armement. Sans doute dans le cadre d’une stratégie nationale de défense qu’il appelle, de manière ambiguë, de ses vœux à l’instar aussi de la majorité parlementaire qui voit là une bonne occasion de se débarrasser des armes du Hezbollah. Chacun clamera donc victoire en attendant les élections du printemps 2009. Mais d’ici là, dans quel climat, dans quel gouvernement et dans quel fonctionnement institutionnel ?
Que représente donc en définitive l’accord de Doha ? Un nouvel accord d’entente nationale ? Certainement pas. L’accord mère demeure l’accord de Taëf auquel fait référence l’accord de Doha. Une transition dans la transition plutôt, puisque le nouvel accroc sur la voie de l’entente nationale a été résolu par un nouvel arrangement ad hoc portant sur des difficultés conjoncturelles qui ne remettent pas en cause les grands principes sur lesquels repose le système politique libanais issu de Taëf. L’accord de Doha est en réalité typique de ce que la nomenclature des sorties de crise se plaît à appeler des accords « inclusifs » : des parties qui n’étaient pas présentes lors d’un précédent accord font entendre leur voix et deviennent de nouveaux partenaires dans la gestion du système politique. En l’occurrence, le mouvement de Michel Aoun, opposé à la Syrie, et le Hezbollah, sans député à la Chambre qui a négocié et ratifié l’accord de Taëf, n’étaient pas partie prenante de l’accord de Taëf. Pour le moment, leur participation à l’entente de Doha vaut acceptation formelle de l’accord de Taëf vis-à-vis duquel les deux formations n’ont jamais manifesté d’enthousiasme.
Enfin, troisième enjeu : l’élection d’un président de la République. Les démocrates regretteront l’élection, pour la troisième fois au Liban, d’un militaire. Beaucoup s’y sont opposés. Par principe. Mais comme à chaque fois, l’arrivée d’un militaire à la tête de l’État ne signifie pas une prise de pouvoir. L’armée est à l’image de la société libanaise : confessionnelle et clivée. En période d’intenses divisions, elle est cependant la figure et la conscience retournées de la société libanaise parce qu’elle représente la diversité constitutive de la réalité libanaise en même temps que l’unité institutionnelle de l’État. L’élection du général Michel Sleimane est ainsi à la fois le signe d’une impasse politique profonde, l’indice d’un clivage binaire de l’État sans marge d’accommodement et en même temps elle témoigne des ressources de l’État quant à sa capacité de projeter une image unitaire de son fonctionnement. La majorité avait opté pour Michel Sleimane comprenant qu’en dépit de sa force politique elle ne pouvait faire élire un de ses membres comme président sans narguer plus l’opposition pro-syrienne. En choisissant un militaire, proche de la Syrie sans être son homme lige, elle allait dans le sens de l’opposition mais en optant pour une personnalité acceptable de tous. Elle optait pour un militaire non aligné, l’inverse de ce que fut le général Émile Lahoud.
Mais le vrai ressort du choix est qu’elle empêchait la candidature de l’autre général, Michel Aoun, en portant son choix sur un homme de compromis qui lors du soulèvement de l’indépendance, le 14 mars 2005, n’avait pas obéi aux ordres d’Émile Lahoud et avait laissé les manifestants, près d’un million, se rassembler sur la place centrale de Beyrouth. La manifestation, comme on le sait, devait conduire à terme au retrait précipité, en avril, de l’armée syrienne. Du coup prenait fin une occupation commencée en 1976. Le choix de Michel Sleimane avait l’avantage de choisir l’armée mais non pas le général Aoun. Le refus du général Aoun allait alimenter l’obstruction du processus de médiation : de La Celle-Saint-Cloud à Doha. Le 21 mai à deux heures du matin Michel Aoun accepta le compromis de Doha après la visite de l’émir du Qatar à son hôtel. Entre-temps, ses alliés du Hezbollah s’étaient ralliés à la candidature de Michel Sleimane. Reste qu’au-delà des problèmes de fond qui demeurent l’essentiel, toute la difficulté pour le nouveau président de la République sera de se constituer sa propre base populaire. Inconnu du grand public, il a été cependant l’homme des manœuvres cruciales dans l’histoire récente du Liban. C’est lui qui était en place au moment du retrait israélien du sud en 2000, lui dont l’armée se rendit également au sud durant l’été 2006 après la guerre des 33 jours et après une absence de trente ans, lui qui remporta la bataille du camp palestinien de Nahr el-Bared investi par un groupe proche d’al-Qaeda. Après cette bataille, il eut l’occasion de dédouaner la Syrie dont il dégagea toute responsabilité dans l’infiltration des groupes extrémistes palestiniens à l’intérieur des camps et dans leur approvisionnement en armes aux insurgés de Fath al-islam. Cette mise hors de cause de la Syrie dans des affrontements qui se déroulaient dans le nord du pays, avec des mouvements repérés de groupes armés à partir de la frontière syrienne, le chef des insurgés ayant été emprisonné puis libéré par les Syriens, est un signe de gratitude envers Damas pour son aide en matériel et en munitions décisive dans l’élimination du groupe qui tint le camp sous sa férule. Cela ne saurait cacher le double jeu syrien qui a joué la déstabilisation de la sécurité et a fourni ensuite les moyens pour la juguler. C’est également Michel Sleimane qui, durant les batailles de la semaine du 7 mai, refusa de donner l’armée pour stopper l’avancée de la milice du Hezbollah et de ses exactions, dont l’incendie de la télévision du groupe Hariri, au prétexte qu’une armée équilibrée confessionnellement ne peut résister à des opérations menées à l’occasion d’affrontements communautaires. Ce qui provoqua dans les rangs de l’armée la protestation d’officiers sunnites face à la passivité de la troupe devant les vexations que les milices chiites firent subir aux habitants des quartiers à majorité sunnite de Beyrouth-Ouest. Si l’ancien commandant en chef a manœuvré jusque-là avec l’habileté du politique, il lui faudra à présent se comporter avec la fermeté du militaire dans les surenchères de la politique.
Médiations et ingérences extérieures
Le conflit libanais ne se résume pas à la lutte entre factions internes. Directement articulé sur les réalités régionales, il a donné à voir, une fois de plus, l’étendue de ses ramifications. De tous les acteurs, l’Iran aura été le plus en phase avec les réalités libanaises. Non pas pour déstabiliser un pays dont le gouvernement avait l’appui de l’Occident européen et américain, mais au contraire pour assurer à son protégé local, le Hezbollah, une stabilité accrue. Si l’Iran a, autant que l’on peut le déduire, apporté son appui au coup de force du Hezbollah, il a tenté très rapidement d’en atténuer les effets. L’idée était de signifier clairement que le Hezbollah ne devait pas être inquiété dans son statut et dans son rôle, mais qu’il avait à préserver sa place au sein de l’État libanais comme une composante essentielle du système des forces politiques du pays. L’Iran plaide pour un État minimal au Liban qui laisserait toute sa marge de manœuvre au Hezbollah. Un État suffisamment fort pour permettre au Hezbollah d’y prendre une place reconnue, mais suffisamment faible pour qu’il ne puisse pas le surpasser voire le menacer. Le rôle actif joué par le ministre iranien des Affaires étrangères, Manouchehr Mottaki, durant les moments de crise, lors de la médiation arabe au Qatar, sa présence à Beyrouth au siège du Parlement libanais lors de la prestation de serment du nouveau président, témoignent de la réussite de la politique de Téhéran qui préserve à travers le Hezbollah un atout précieux dans sa politique multiforme et polyvalente (entre le dossier nucléaire, son influence en Irak et son appui au Hamas) dans toute la région. En revanche, le rôle de la Syrie fut en apparence plus modeste. Certes, la Syrie demeure un acteur décisif. Mais peser sur le débat lui échappe en grande partie depuis son retrait militaire du Liban et face à l’aide et à l’influence massive de l’Iran. La Syrie s’en tint à la thèse d’un conflit interlibanais qui ne la concernait pas. Dans ce nouveau dossier, Damas n’a pas caché sa satisfaction de voir les factions qui lui sont hostiles (celles de Hariri, Geagea, Joumblatt) malmenées mais son intérêt bien compris désormais semble être de réhabiliter son image et d’écarter les menaces nées de ses relations avec des groupes terroristes, de la suspicion de nourrir des projets nucléaires et surtout d’amortir les effets annoncés de la mise en place du Tribunal international où elle fait figure de suspect numéro un. Sans oublier que l’appui apporté au Hezbollah lui a fait perdre, dans l’exacerbation de la rivalité chiito-sunnite, sa clientèle de notables sunnites, humiliée par le comportement des milices pro-syriennes.
Les États-Unis furent les partisans les plus chauds du gouvernement Siniora, encouragé à ne pas céder, à résister, conforté (on ne sait trop comment) par l’envoi au large des côtes libanaises d’un destroyer Cole. Au plus fort de la crise, toutefois, la voix américaine faisant du Liban une cause illustrant la restauration de la démocratie se fit silencieuse. À l’instar, il faut le dire, des puissances arabes sunnites de la région telles l’Arabie Saoudite ou l’Égypte. L’ambassadeur saoudien prendra la fuite durant l’attaque du Hezbollah sur Beyrouth, laissant le terrain de la médiation au Qatar. Il est vrai qu’Américains, Saoudiens et Égyptiens se sont retrouvés autour de la médiation qatarie. Tout comme la France qui joua un rôle appréciable et dont les efforts dès La Celle Saint-Cloud ont permis de dégager les trois points du plan de règlement qui furent étoffés à Doha. La médiation qatarie n’a pu fonctionner que parce que le Qatar est à mi-chemin de l’ensemble des protagonistes. Contrairement aux États-Unis et à l’Égypte, certes. Mais contrairement aussi à la France dont l’image de médiateur, via Bernard Kouchner, aura souffert du rapprochement d’avec les États-Unis et des menaces de représailles et de sanctions contre l’Iran.
Quel avenir ?
L’image de la présence d’un grand nombre de personnalités étrangères à l’Assemblée nationale libanaise, le 25 mai, lors de l’élection de Michel Sleimane a de quoi rassurer. En apparence seulement. Car l’image est trompeuse. Si rien n’est fait pour faire avancer le processus de paix au Proche-Orient et, en ce qui concerne le Liban, résoudre le problème en suspens des fermes de Chébaa occupées par Israël et dont la libération revient comme un leitmotiv de légitimation pour le maintien par le Hezbollah de ses armes, la crise ne sera pas close. En réalité, c’est l’application de la résolution 1701 des Nations unies, votée en août 2006, qui est en jeu. Cette résolution lie et commande de manière articulée l’évolution de la situation interne du Liban à la résolution de la question des frontières et de leur certification, de l’arrivée d’armes et de la souveraineté effective du Liban sur son territoire.
C’est là une approche complexe car les thématiques formelles ainsi retenues recoupent, plus profondément, la problématique de la reconstruction de l’État au Liban. Or, pour une bonne part, les nœuds de crise dépendent d’une évolution régionale difficile à maîtriser par le Liban. Faute d’une véritable appréhension des problèmes dans leur globalité, le Liban continuera à panser ses blessures sans qu’elles se cicatrisent et les éléments de perpétuation de la crise resteront en place. La situation du monde arabe, avec la rivalité sunnite/chiite qui la domine au Machrek aujourd’hui, est un facteur de crispation supplémentaire. Le « grippage » des rapports inter-arabes, ajouté à l’influence iranienne massive en Irak, en Palestine et au Liban complique la donne. La tension irano-saoudienne a pesé constamment sur la médiation française et celle de la Ligue arabe.
La prise en compte du contexte régional ne doit pas faire oublier que les paramètres internes restent essentiels. Ils servent surtout des populismes inquiétants. L’un, chiite, autour du Hezbollah, se voudrait de mobilisation populaire pour mener à bien une stratégie de « rectification » du système politique libanais en faveur d’une communauté qui revendique plus de place et de participation au sein du système politique libanais. Elle est portée par une dynamique de mobilisation iranienne autour de la question du nucléaire et de la rhétorique d’opposition aux États-Unis. L’autre populisme, chrétien, autour de Michel Aoun, tend à « améliorer » les positions de cette communauté dans l’État et n’hésite pas à dénigrer la classe politique confondue dans le même opprobre et la même accusation de corruption. Le schéma est certes plus compliqué que celui qui consiste, de manière manichéenne, à opposer, comme on le lit trop souvent, un camp indépendantiste, soutenu par l’Occident, à un camp, celui de l’opposition, pro-syrien et iranien. Ni même à mettre en exergue une logique de démocratie institutionnelle, opposée à une autre, autoritaire. Le camp des « démocrates » du 14 mars est trop éclectique, qui mêle des personnalités politiques classiques voire « féodales » du système politique libanais à d’autres issues de la gauche politique et syndicale pour pouvoir dégager une logique unitaire de rassemblement et de dénomination. Dans l’opposition, des revendications de type social se confondent trop souvent avec un langage politique opportuniste et anti-institutionnel, moqueur du formalisme constitutionnel pour ne pas être alerté sur des lignes de pente et d’évolution autoritaires où le culte de la personnalité le dispute à la discipline communautaire. Cette mobilisation, rationnellement maîtrisée et politiquement contrôlée, est servie par des meetings d’un autre âge, plus proches, par leur mode d’organisation, des mobilisations propres aux nationalismes européens de l’entre-deux-guerres qu’aux rassemblements débonnaires et désordonnés du nassérisme ou du khomeynisme des premiers temps de la révolution iranienne.
Au milieu des développements houleux, dominés par la realpolitik qui se prépare au Moyen-Orient, entre le retrait, progressif, à présent attendu des États-Unis d’Irak, les premières retombées des pourparlers entamés entre la Syrie et Israël, et l’incessant jeu du chat occidental et de la souris iranienne sur le nucléaire, comment ne pas rappeler que ne cesse de se poser également au Moyen-Orient, à travers le conflit libanais, l’avenir de la liberté ?
- *.
Voir ses précédents articles « Le Liban à la recherche d’un pacte civil », Esprit, août-septembre 2006, et « Entre diplomatie de puissance et diplomatie des valeurs », Esprit, novembre 2007.
- 1.
Olivier Mongin, « L’irrésistible ascension du Hezbollah et l’irakisation du Liban », Esprit, juin 2008.
- 2.
Voir O. Mongin, « L’irrésistible ascension du Hezbollah et l’irakisation du Liban », art. cité.