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Crédits : © flickr
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Pour une République européenne

avril 2019

À partir des années 1990, l’intégration européenne et la mondialisation néo­libérale ont rendu obsolète le modèle républicain français. Incapable de se renouveler, ce modèle s’est avéré insoluble dans la construction européenne. L’adhésion à une Europe néolibérale l’emporta alors, au prix du reniement des idéaux d’égalité, de justice sociale et de service public. Résignés, les nostalgiques du modèle républicain et les déçus de l’intégration européenne se tournèrent alors vers le « souverainisme », un républicanisme dévoyé, teinté de nationalisme.

Peut-on être républicain sans être souverainiste
et pro-européen
sans être néolibéral ?

Le malaise politique français tient pour une grande part à cette crise du modèle républicain qui ne laisse plus le choix qu’entre deux modèles politiques : la coexistence des individus régulée par le droit et le marché (modèle libéral) et la communion dans une identité historico-culturelle voire ethnique (modèle national). Peut-on concevoir une forme d’association politique qui dépasse la simple coexistence sans verser dans le culte de l’identité ? Peut-on être républicain sans être souverainiste et pro-européen sans être néolibéral ?

Contre le nationalisme
et le néolibéralisme

Ces questions se posent alors que l’Union européenne est confrontée à une série de crises sans précédent (montée des populismes, Brexit, déséquilibres macroéconomiques et budgétaires, érosion de l’État de droit en Hongrie et en Pologne, gestion des flux migratoires, conflit en Ukraine,  etc.). Face à ces multiples défis, la concurrence des intérêts nationaux fait obstacle à une réponse concertée et démocratique. Aussi l’Union est-elle vouée à la désintégration si le projet européen n’est pas mené à son terme : la création d’une communauté politique trans­nationale qui unirait, non pas les États, mais les citoyens européens, comme le propose la politologue allemande Ulrike Guérot[1].

Concevoir une telle République européenne exige en premier lieu de rompre le lien entre République et nation. Si Sieyès définissait la nation comme « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature[2] », le concept de nation a eu tôt fait, au cours du xixe siècle, de renvoyer à une culture et à une origine communes. Or il est évident que l’Europe n’a pas vocation à former une nation au sens généralement admis. Aussi la République européenne ne peut-elle exister que si elle transcende la diversité des identités nationales. Mais le projet européen d’ouverture des frontières et des marchés n’est-il pas déjà lui-même post-national ? C’est bien là ce que lui reprochent les souverainistes de tous bords. La République européenne doit donc non seulement s’affranchir du sentiment national mais aussi offrir une alternative à l’idéologie néolibérale incarnée par l’actuelle Union. Comment concevoir la République européenne sous cette double contrainte ? Trois pistes de réflexion sont esquissées ici à partir des concepts de citoyenneté, de biens communs et de solidarité.

Citoyenneté

La République est une association politique fondée sur l’égalité des droits et des devoirs des citoyens. Loin de présupposer une quelconque identité collective, une telle association repose sur l’égalité juridique instituée entre des individus en vertu du statut de citoyen. Quoique fréquente, la coïncidence entre citoyenneté et appartenance nationale est contingente. Rien n’exige de réserver le bénéfice de la citoyenneté aux seuls membres de la communauté nationale. Elle peut en effet être attribuée sur la base de la contribution des individus à la collectivité[3]. L’égalité est, en revanche, immanente à la citoyenneté. La citoyenneté ne tolère ni privilèges ni discriminations, dans l’application de la loi pas plus que dans l’exercice des droits politiques, l’assujettissement à l’impôt ou la protection sociale.

Si ce principe est acquis au niveau national, il en va tout autrement au niveau européen. Les citoyens de l’Union jouissent d’une égale liberté dans de nombreux domaines, notamment économiques. Ils sont loin, cependant, de disposer des mêmes droits en matière politique, fiscale et sociale : ils sont inégalement représentés au Parlement en vertu du principe de « dégressivité proportionnelle »; ils sont soumis à différents systèmes fiscaux, pour le plus grand bonheur des multinationales et des expatriés fiscaux ; ils ont accès à des niveaux de protection sociale variables selon leur lieu de résidence et/ou de travail, au profit des entreprises qui délocalisent leurs activités ou recourent à des travailleurs détachés.

En somme, la « citoyenneté européenne » instituée par les traités européens n’a, en l’état, qu’une valeur essentiellement symbolique. C’est pourquoi l’égalité en droits de tous les citoyens européens constitue l’un des principaux chantiers d’une République européenne à construire.

Biens communs

La République renvoie à la « chose publique » (res publica) : l’ensemble des biens matériels et immatériels qui sont la propriété commune des citoyens. Gérer ces biens dans l’intérêt de tous, c’est là la définition même de l’intérêt général et le mandat de tout gouvernement démocratique. L’usage des biens communs est régi par des règles établies démocratiquement (par exemple l’égalité d’accès et de traitement) plutôt que par les lois du marché et de la concurrence. Alors que les politiques de réduction des inégalités s’avèrent de plus en plus difficiles à justifier et plus encore à mettre en œuvre, défendre les biens communs, c’est préserver une sphère où le profit n’est pas la mesure de toute chose et dont l’accès ne dépend pas du pouvoir d’achat.

Tandis qu’un tel objectif est de plus en plus compromis au niveau national, il apparaît encore plus lointain à l’échelon européen. Six décennies d’intégration européenne ont certes généré un ensemble de biens communs aux Européens : une monnaie unique forte, des règles communes en matière de protection de l’environnement et des consommateurs, une politique agricole commune garante de la sécurité alimentaire, divers fonds structurels,  etc. Ces biens sont toutefois loin d’offrir une contrepartie adéquate aux biens communs nationaux démantelés au nom de ­l’ouverture à la concurrence et de l’impératif d’efficacité économique imposés par le marché commun et la création de l’euro.

Faute de véritable gouvernement européen, l’administration des biens communs européens est, de plus, largement laissée à la discrétion des gouvernements nationaux. Mandatés pour défendre les intérêts de leur électorat, ceux-ci sont, en vertu des traités, assurés de l’emporter sur les représentants de l’intérêt général européen que sont la Commission et le Parlement. Au-delà de la gestion démocratique de ces biens, c’est aussi la question de leur financement qui se pose : il est temps de réfléchir à un budget européen indépendant des contributions des États membres, c’est-à-dire financé par un impôt européen[4].

Solidarité

La solidarité, traduction moderne de la fraternité, est, après la liberté et l’égalité, le troisième terme constitutif de la République – et le plus distinctif. Un siècle avant l’adoption des premières législations sociales, la Constitution de l’an I (1793) proclamait : « Les secours publics sont une dette sacrée. » (art. 21). Sans solidarité, les écarts de fortune (au double sens du terme) ont tôt fait de saper les fondements socio-économiques de la citoyenneté : comme le notait Rousseau, il faut « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre[5] ». La solidarité est une obligation morale et politique ; mais elle est aussi, dans un sens plus profond, un fait social : le lien qui unit les individus et par lequel il « font société ». Dans les sociétés modernes, ce lien consiste, selon Durkheim, dans le besoin que les individus ont les uns des autres, leur interdépendance économique et sociale[6].

Avec le marché commun et la monnaie unique, la « solidarité de fait » entre les nations européennes, que Jean Monnet appelait de ses vœux[7], est devenue une réalité. Son prolongement logique et nécessaire, la « solidarité de droit », est toutefois resté lettre morte, sacrifiant le projet européen aux intérêts économiques et aux égoïsmes nationaux. La monnaie unique est ainsi fondée sur le principe de « non-assistance » qui exclut toute solidarité de l’Union ou des États membres pour les dettes publiques nationales. Le mécanisme européen de stabilité mis en place en réponse à la crise de l’euro a principalement vocation à défendre l’euro et ne constitue qu’une mesure ­d’exception soumise à conditions. Hormis la clause de solidarité en cas d’attaque terroriste ou de catastrophe et les fonds structurels, les mécanismes de solidarité font encore largement défaut dans l’Union.

Dès lors que les citoyens européens sont pris dans un dense réseau d’inter­dépendance, la solidarité ne peut plus être du ressort des seuls États. Alors que se multiplient les appels à la solidarité européenne[8], il convient de rappeler que l’Europe ne sera véritablement unie que lorsque seront mis en place les mécanismes d’une solidarité institutionnalisée entre les citoyens européens, à commencer par une assurance chômage, puis une sécurité sociale européennes.

L’Europe, avenir
de la République

Citoyenneté, biens communs et solidarité forment la base d’une conception renouvelée de la République, conforme à son principe et fidèle à ses origines révolutionnaires. Communauté de nature politique, la République se passe d’identité nationale. Elle tire sa cohésion de l’attachement des citoyens à l’égalité des droits, de la jouissance des biens communs et du soutien mutuel qu’elle garantit.

Ainsi « dénationalisée », la République est compatible avec l’Europe et offre une alternative à l’affrontement délétère entre un néolibéralisme aux abois et la régression identitaire populiste. On peut donc être républicain et pro-européen. Mieux : quiconque croit aux valeurs de la République se doit d’être pro-européen. Dans un monde aux frontières de plus en plus poreuses, la souveraineté nationale est en effet de plus en plus impuissante à garantir les idéaux de liberté, d’égalité et de solidarité. C’est pourquoi l’avenir de la République se jouera au niveau européen ; et l’avenir de l’Europe autour du projet de République européenne.

 

[1] - Voir Ulrike Guérot, Warum Europa eine Republik werden muss! Eine politische Utopie, Bonn, Dietz, 2016 et le compte rendu dans Jean--François Billeter, Demain l’Europe, Paris, Allia, 2019.

[2] - Emmanuel Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État? [1789], Paris, Flammarion, 2009.

[3] - Voir Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, p. 273-275.

[4] - Jakob von Weizsäcker et Pascal Lamy, qui appelaient récemment la France et l’Allemagne à lancer une « initiative commune pour le développement des biens publics européens », reculent précisément devant cette condition : voir leur tribune, «  Il faut développer les biens publics européens  », Le Monde, 26 novembre 2018.

[5] - Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social [1762], Paris, Flammarion, 2011, livre II, chap. 11.

[6] - Émile Durkheim, De la division du travail social [1893], Paris, Presses universitaires de France, 2013.

[7] - Voir Jean Monnet, Déclaration du 9 mai 1950.

[8] - Voir Alain Supiot et al., «  Il est encore possible de réanimer l’Union européenne  », Le Monde, 24 septembre 2018.

Julien Deroin

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