
Penser la tragédie avec Chestov
La crise de la Covid-19 est l’occasion de reconnaître, avec Chestov, la dimension tragique de nos existences.
« Il est un domaine de l’esprit humain où jamais encore on n’a pénétré en volontaire : les hommes n’y entrent qu’à leur corps défendant. Et c’est précisément le domaine de la tragédie. Celui qui s’y introduit se met à penser, à sentir, à désirer différemment des autres1. » Né à Kiev en 1866 dans une famille de marchands juifs, Léon Chestov se heurte à la tragédie dès sa jeunesse, lorsqu’il doit fuir sa famille pour lui cacher son mariage avec une femme russe orthodoxe. Mais dans son essai, il s’intéresse à la tragédie en tant qu’impasse philosophique. La tragédie révèle l’existence d’un mal irrémédiable qui contrarie tout effort de penser le monde comme un ordre intelligible et sensé. Face à ce problème de la justification du mal, les philosophes ont proposé des visions de l’histoire tantôt optimistes, tantôt apocalyptiques, selon lesquelles la tragédie est soit subsumée dans une totalité meilleure, soit ajoutée aux étapes d’une chute continue. Des discours similaires s’entendent de nos jours pour donner un sens à la catastrophe causée par le coronavirus et le désaveu qu’elle inflige à la foi dans le progrès. Les uns désirent y voir un révélateur salutaire des défaillances de notre modèle de société qui doit nous permettre de changer en mieux le monde de demain. D’autres y décèlent l’énième signe d’un déclin en cours, acheminé vers l’effondrement généralisé de nos modes de vie. Pour d’