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Nouveaux fragments d’une mémoire infinie (III)

Maël Renouard poursuit ses enquête littéraire sur les effets du numérique dans nos vies : notamment l’atrophie de la mémoire et le renoncement au jugement, qui fait qu’on ne se souvient plus de la manière dont on se souvenait du passé avant Internet et sa conservation de traces multiples.

À deux ou trois reprises, récemment, je suis dans l’incapacité de retrouver un nom propre qui m’est pourtant familier. Je ne sais si je dois incriminer mon vieillissement biologique individuel – source bien connue de ce genre de défaillances – ou bien un phénomène global, propre à notre époque, que l’on pourrait désigner comme la dégénérescence ou l’atrophie de la faculté de se remémorer, privée d’exercice par la disponibilité permanente de son auxiliaire numérique infini.

L’hypothèse de l’atrophie de la mémoire est au fond celle de Platon dans le Phèdre, lorsqu’il présente l’écriture comme une invention dangereuse. Platon décrit cette crainte d’une manière ingénieuse et frappante ; il est difficile, cependant, de soutenir que le développement de l’écriture au long des siècles ait conduit à un affaiblissement des capacités psycho­logiques de l’humanité. Nous n’avons aucun moyen de faire l’expérience de ce que pouvait être la mémoire d’un individu en l’absence d’un usage répandu de l’écriture. Il est possible de rêver à un âge d’or où cette faculté, régnant seule et soumise en permanence à une sorte d’entraînement athlétique, aurait été puissante, infaillible et docile ; mais il est probable que ce ne soit qu’un mythe, et il faut être prudent au moment d’estimer l’ampleur de l’affaiblissement qu’Internet aurait fait subir à la mémoire.

Ce qui me frappe, en revanche, dans ces moments de désarroi où je me bats avec ma mémoire défaillante, c’est la manière dont il transforme l’image intérieure que nous avons de cette faculté. Comme sur Google, j’inscris des mots-clefs qui résument la carrière de l’homme dont je recherche désespérément le nom (à consonance alsacienne, cela aussi je le marque pour affiner ma recherche avancée) ; comme sur Facebook, je fais défiler la liste de nos amis communs. Ces démarches sont vaines ; je n’obtiens pas la moindre page de résultats. Je me heurte à une muraille noire, obtuse et glissante, sur laquelle je ne trouve aucune prise. J’essaie de retrouver un autre fonctionnement, une autre image de la mémoire ; je n’y parviens pas. Le nom que je recherchais finira par me revenir, le lendemain. Mais comment se souvenir de la manière dont on se souvenait, avant ?

Septembre2017. Sur l’étal d’un bouquiniste, je vois ce livre : Ronceraille, par Claude Bonnefoy, au Seuil, dans la collection «  Écrivains de toujours  ». Année de parution : 1978. J’ignorais l’existence de ce Marc Ronceraille, mais cela ne me trouble pas outre mesure : j’ai souvent vu, dans des librairies d’occasion, des dizaines d’ouvrages publiés chez Gallimard ou chez Grasset, entre les années 1930 et les années 1970, dont les auteurs ne me disaient absolument rien, alors que certains d’entre eux avaient tout de même dû attirer l’attention en leur temps – on pouvait du moins le supposer.

Je tourne les pages. J’apprends que Ronceraille est mort en 1973, à l’âge de trente-deux ans, dans un accident de montagne ; qu’il avait passé son enfance à Saint-Jean-d’Angély ; qu’il a eu quatre voix au Goncourt pour son principal roman, L’Architaupe. Il a également publié des recueils de poèmes (Ruines, Sol mémorable, L’Imagerie mécanique du professeur batave), fondé une agence de publicité, eu avec une actrice une liaison tumultueuse qui a alimenté la chronique mondaine de l’époque. De cette femme le nom m’est aussi totalement inconnu : Fabienne Corot. Je ne m’en étonne pas davantage. Sic transit gloria mundi.

Je feuillette longuement ce livre, hésitant à le prendre. Les volumes de la collection «  Écrivains de toujours  » comportaient de nombreuses illustrations en noir et blanc. Ici l’on voit Ronceraille photographié dans toutes sortes de circonstances, avec Philippe Sollers, avec Bernard Pivot, avec François-Régis Bastide, dans les rues de sa ville natale, « à la sortie d’une boîte à la mode de Montparnasse »,  etc. Plusieurs fois, il me fait penser au personnage de Nathan, joué par Emmanuel Salinger, dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (Arnaud Desplechin, 1996) : cheveux bouclés, yeux légèrement globuleux et pochés, air affable et malicieux.

La partie proprement textuelle est curieuse : contrairement à ce dont j’ai l’habitude dans les livres de cette collection, elle se compose de plusieurs articles signés par différents auteurs. Claude Bonnefoy les a réunis, mais ne semble pas avoir écrit grand-chose lui-même. Ces auteurs, universitaires, psychanalystes ou journalistes, me sont eux aussi inconnus. Ils font partie des totalement-oubliés, les malheureux. Cela me rappelle qu’en feuilletant de vieux numéros de revues d’avant-garde littéraire des années 1960 ou 1970, je suis souvent tombé sur des articles dont les auteurs ont dû rêver d’être le nouveau Barthes, le nouveau Lacan ou le nouveau Derrida, mais n’ont laissé pour toute trace dans l’histoire de la pensée que quelques apparitions amphigouriques au sommaire de Tel Quel ou de Critique il y a environ un demi-siècle.

Au fil de ces articles, des extraits assez nombreux des œuvres de ­Ronceraille sont donnés à lire. Ce n’est pas nul, non, ce n’est pas nul… Mais quand même. La prose est du sous-Claude Simon. Les poèmes semblent ouverts à toutes les influences du xxe siècle, de Saint-John Perse à Denis Roche – avouons, cependant, qu’ils sont souvent drôles. Un emballement éphémère, comme en produit chaque époque. On a vu bien pire, depuis ce temps-là.

Je tombe sur un curieux post-scriptum, à la fin : tandis que cette monographie était terminée et allait partir chez l’imprimeur, on apprenait que Ronceraille s’était peut-être approprié les manuscrits de son ancien camarade de lycée Maurice Remontrant, enfermé pendant de longues années dans un hôpital psychiatrique. Je me demande si c’est pour cette raison que Ronceraille s’est trouvé par la suite englouti dans l’oubli le plus absolu – un oubli démultiplié par l’infamie.

Cela m’intrigue et achève de me décider : je prends le livre, finalement, en me disant que je vais regarder sur Google quel a été l’épilogue de cette affaire. Et me voici, peu après, installé à mon bureau, parcourant de nouveau le livre, inscrivant ce nom, Marc Ronceraille, dans la barre du moteur de recherche, et découvrant qu’il s’agit en fait d’un canular, monté par Claude Bonnefoy et l’éditeur pour célébrer le numéro 100 de la collection «  Écrivains de toujours  » – je n’avais pas prêté attention à ce chiffre.

Alors j’ai le réflexe de me dire que je m’en étais toujours douté, naturellement ; mais si je suis honnête avec moi-même, je dois bien reconnaître que ma recherche sur Google avait vraiment pour objet de voir ce qu’il était advenu de cette histoire de vol de manuscrits, et rien d’autre. Peut-être l’idée m’avait-elle effleuré plus tôt, fugitivement, tandis que je tournais les pages de cette étrange monographie. Impossible d’en être sûr. Si c’était le cas, elle avait rapidement disparu. Tout ce qui pouvait m’apparaître bizarre, j’en rendais spontanément raison par le temps et l’oubli, non par une manipulation intentionnelle.

Si le monde avait suivi son cours comme auparavant, sans que Google ne fasse son apparition au début des années 2000, j’ignore combien de temps il m’aurait fallu pour apprendre de quoi il retournait. Je ne l’aurais peut-être jamais su. Un certain nombre de mes amis sont lettrés ; quand je leur ai demandé s’ils connaissaient un auteur du nom de Marc Ronceraille, et montré le livre, aucun n’a su dire que c’était un canular, et quelques-uns ont répondu que finalement, oui, ils avaient entendu parler de cet écrivain.

Combien de temps
se souvenait-on
de quelque chose, autrefois ?
Qui, en 1978, pouvait nommer
le lauréat du prix
Goncourt 1967 ?

Le canular lui-même, à son époque, semble avoir joué sur la rapidité et la puissance de l’oubli collectif dans les temps pré-numériques. Combien de temps se souvenait-on de quelque chose, autrefois ? Qui se souvenait de quoi, en 1978 ? Qui, en 1978, pouvait nommer le lauréat du prix Goncourt 1967 ? Qui, à plus forte raison, pouvait dire quels romans avaient été dans la liste ? Certains en étaient capables, sans doute, mais je suis sûr qu’ils n’étaient pas si nombreux. J’essaie de me souvenir de la manière dont on se souvenait à la fin des années 1990, au tout début des années 2000 : c’était encore la même chose, malgré l’apparition d’Internet, parce qu’on y trouvait encore assez peu d’informations, et parce que, à supposer que la réponse à ce genre de questions y fût présente (qui était ministre de l’Industrie en 1993 ? qui avait gagné la Palme d’or à Cannes en 1992 ?), ce qui n’est pas sûr du tout, on n’aurait pas pu la trouver immédiatement, il aurait fallu aller dans un cyber-café le lendemain,  etc. – cela aurait requis une recherche, une patience, une démarche encore lente et fastidieuse.

On peut lire, sur Internet, plusieurs récits rétrospectifs du canular ­Ronceraille. Certains datent de 2008, l’année des trente ans. Les écrivains qui apparaissaient à ses côtés dans les photographies s’étaient prêtés au jeu ; Bernard Pivot aussi, qui invita Claude Bonnefoy sur le plateau de son émission télévisée. Tout au long de celle-ci, ils feignirent que Ronceraille eût vraiment existé. Ils révélèrent la supercherie à la dernière minute. Cela entraîna, semble-t-il, le désintérêt soudain des libraires et des lecteurs. Beaucoup avaient eu envie de redécouvrir cet écrivain oublié, cette étoile filante de la littérature française, au destin tragique – le cas se prêtait à toutes sortes de formulations publicitaires. On dit même que des critiques renommés, dans la presse nationale, s’y étaient laissés prendre. Je ne sais si c’est vrai ; ils étaient peut-être, eux aussi, dans la confidence. Il n’est pas impossible que, dans ces récits rétrospectifs, l’humanité de 2008 ait quelque peu exagéré le néant mémoriel dans lequel se mouvait l’humanité de 1978.

Presque au même moment, le hasard fait que je lis Villa triste, de Modiano. Ce livre date aussi de 1978. Dans les premières pages, je suis soudain frappé par une notation temporelle qui m’inspire un sentiment assez similaire – le sentiment que le passé, autrefois, sombrait rapidement dans un très large oubli, qu’au bout de quelques années à peine, il ne restait qu’une très mince couche d’événements et de noms propres à la surface de la mémoire collective.

Le narrateur, revenant, dix ou quinze ans après, dans la station thermale où il a fugué au début des années 1960, le temps d’un été – c’est une ville imaginaire qui ressemble tantôt à Annecy, tantôt à Évian –, retrouve un programme de cinéma qui date de cette époque et sur lequel sont annoncés, entre autres, L’Année dernière à Marienbad, de Resnais, La Nuit, d’Antonioni, Le Testament d’Orphée, de Cocteau. Et il dit : « Je reverrais volontiers quelques images de ces vieux films. »

Ce qui me trouble, c’est qu’il ne me serait pas venu à l’idée, dans la première moitié des années 2010, d’appeler « vieux film » un film sorti en 2001 ou en 2002. On est tenté d’expliquer cette légère étrangeté par la temporalité particulière des récits de Modiano, où l’oubli joue un si grand rôle. Mais il s’agit peut-être d’un phénomène beaucoup plus global, dont les atmosphères de Modiano seraient elles aussi, en définitive, à leur manière, un témoignage.

Le temps, en ce temps-là, ne se retenait pas auprès de lui-même, ne laissait pas ces traces innombrables par lesquelles, désormais, le passé colle au présent ; il filait, filait à toute allure, s’échappait de soi, laissait sombrer ses instants derrière lui, dans un abîme ; quelques gloires, quelques élus, si rares, par miracle restaient, mais tout le reste, perdu, perdu, sauf pour une poignée d’archivistes ; il n’y avait pas cette élasticité, cette facilité d’aller et venir dans les chroniques, de vérifier, de retrouver tous les noms, tous les événements, dès qu’un doute, une curiosité, si furtive soit-elle, surgit au cours d’une conversation.

On a peu remarqué, je crois, que l’une des choses qui ont modifié le plus en profondeur Internet depuis son apparition et puissamment accéléré son insertion quasi intégrale dans nos manières de vivre et de penser, qu’il a à son tour considérablement changées, ce fut cette mesure d’ordre commercial offrant la possibilité de se connecter sans limitation de durée pour une somme forfaitaire donnée. L’usage que nous faisions d’Internet était bien différent quand nous devions compter et économiser le temps que nous y passions. Avant ce basculement, qui nous dispensa de hiérarchiser, de sélectionner, d’aller à l’essentiel, il est impossible d’imaginer l’ampleur qu’ont prise depuis la seconde moitié des années 2000 les réseaux sociaux, l’économie du buzz, tout ce qui repose sur la possibilité de perdre son temps sur Internet, de s’y abandonner – on n’avait peut-être pas assez présagé, en signant, qu’il y aurait un prix à payer pour la disponibilité sans limites du savoir, et que ce serait le renoncement au jugement. La faculté, la licence que nous avons de ­l’interroger à volonté, à chaque instant et à n’importe quel sujet – et aussi bien d’aller voir tout ce qu’il nous suggère, sans éprouver le remords de gaspiller un crédit, une ressource à ménager – ont largement contribué à faire ­d’Internet cette excroissance de l’intentionnalité qui désormais nous traverse et nous englobe tellement que l’on a peine à se remémorer de quelle manière on pouvait vivre dans un monde-sans-Google. Au temps de sa consommation limitée, Internet n’était encore qu’un outil, si perfectionné soit-il, un outil comme un dictionnaire ou un téléphone, que l’on prenait en mains et que l’on reposait quand on avait fini de s’en servir ; il n’était pas devenu une structure.

Internet répond aux questions, mais ne résout pas les énigmes. Il a agrandi le labyrinthe, et richement orné ses parois. Il n’en a pas indiqué la sortie.

« [Ils] seront les plus puissants moyens de civilisation. Ils promèneront les idées dans tout le monde, mettant en présence des hommes et des choses qui ne se sont jamais vus, et occasionneront un ébranlement intellectuel d’où jailliront la vérité et, autant que possible, le bonheur de tous. »

De qui sont ces lignes ? De quand datent-elles ? De quoi parlent-elles ? Des ordinateurs, lorsqu’Internet a commencé à les connecter dans les années 1990 ? Des réseaux sociaux, décrits avec exaltation par un disciple de Marshall McLuhan ? Des iPhones, le jour où Steve Jobs les présenta au monde dans une conférence aux allures de grand-messe ?

Rien de tout cela. Il s’agit des chemins de fer ; et celui qui en parle ainsi, en 1846, dans une lettre à son frère, c’est un jeune étudiant en droit originaire du Var, enthousiasmé à la fois par Lamartine et le saint-simonisme : Émile Ollivier, qui sera, bien plus tard, le dernier Premier ministre de Napoléon III, après avoir été l’un des chefs de l’opposition républicaine pendant près de vingt ans[1].

Le fait que ces propos ressemblent tellement – à peu près mot pour mot – aux lieux communs ayant accompagné, cent cinquante ans plus tard, le développement conjugué de la téléphonie mobile et d’Internet, vient à l’appui du sentiment que les rêves et les désirs de l’humanité précèdent de loin leurs incarnations techniques, et que celles-ci accomplissent de génération en génération, de siècle en siècle, une sorte de programme très simple et très ancien. On peut y voir aussi, d’une certaine manière, une illustration frappante de la formule de Heidegger, si énigmatique au premier abord, disant que « l’essence de la technique n’est rien de technique[2] ».

L’Auberge espagnole de Cédric Klapisch, sorti en 2002, et probablement tourné l’année précédente, ce film dont les personnages avaient un peu plus de vingt ans en même temps que nous, est aujourd’hui un témoignage intéressant de la période – assez brève en définitive – pendant laquelle Internet, déjà accessible au grand public depuis le milieu des années 1990, resta cependant d’un usage rare et non indispensable.

Quand il arrive à Barcelone pour son année d’échange Erasmus, Xavier (Romain Duris) cherche une colocation en consultant des petites annonces dans des journaux papier et en passant des appels à partir de cabines téléphoniques. Plus tard, il a un téléphone portable, comme ses amis ; mais quand ils doivent s’appeler en urgence, ils ont encore besoin de retrouver leurs numéros dans des carnets. Pour les communications avec l’étranger, ils utilisent à tour de rôle le téléphone fixe de l’appartement. Xavier échange des lettres manuscrites avec sa fiancée Martine (Audrey Tautou). On n’écrit pas, dans ce film, le moindre e-mail.

Le seul moment où Internet apparaît, c’est lorsque Xavier cherche à se renseigner sur Érasme. L’écran cinématographique se transforme alors en écran d’ordinateur, et l’on voit se succéder des pages et des pages de sites amateurs qui semblent répéter indéfiniment la biographie du grand homme, en l’ornant d’une gravure ; parmi elles, aucune notice Wikipédia.

YouTube, du point de vue de la musique classique, réalise une synthèse étrange entre le juke-box et le comparateur de tarifs. Internet étant un empire du nombre, il fait surgir des données quantitatives auxquelles nul n’aurait autrefois prêté attention et, par la même occasion – la quantification appelant d’une manière presque irrésistible la comparaison –, il laisse s’organiser entre les choses qu’il a rendues subitement commensurables des compétitions inouïes et absurdes, au spectacle desquelles notre esprit esclave des distractions numériques manque rarement de se laisser prendre. C’est ainsi que, recherchant sur YouTube, il y a quelque temps, un enregistrement des Jeux d’eau de Ravel, je me suis retrouvé comme au bord d’une piste d’athlétisme, dans un stade où je voyais s’inscrire au tableau d’affichage, à côté du nom de chaque interprète, le chronométrage de sa performance. Georges Cziffra, 5:26 ; Martha Argerich, 5:28 ; Jean-Yves Thibaudet (celui que j’avais à la maison et le seul que je connaissais jusqu’alors), 5:34. Ceux-là étaient dans un mouchoir de poche. Bertrand Chamayou jouait en 5:46, Yvonne Lefébure en 5:12. Certains partaient lentement et se rattrapaient à la fin du parcours ; d’autres commençaient très fort, pour finalement réaliser un chrono dans la moyenne. Je vis que le record de rapidité, d’abord détenu par Alfred Cortot, avait été battu par Sviatoslav Richter, avec 4:41 au tableau d’affichage (encore moins, en réalité, car il y a quelques secondes de silence au début) ; et il me plut que Samson François, ce dandy indolent et génial, à l’existence brève, ait étiré son interprétation au-delà de six minutes (6:04), comme un fumeur d’opium dilatant la réalité selon l’humeur de ses songes – ou comme Sergueï Bubka franchissant, pour la première fois dans l’histoire du saut à la perche, une barre placée à six mètres de hauteur.

Conjonction des réminiscences mécaniques. Automne 2015, café Beaubourg. On repasse souvent, ces temps-ci, l’album du groupe Saint-Germain, Tourist, dont certains morceaux ont fait partie des choses que l’on entendait tout le temps au début des années 2000 : So Flute, évidemment, et Rose rouge, dans une moindre mesure. Je les aimais bien ; j’avais ce CD, je l’écoutais dans le studio de Montparnasse où j’habitais en 2003. Il semble que cette musique soit ensuite presque totalement tombée dans l’oubli. Il y avait très longtemps que je ne l’avais plus entendue nulle part. Et tandis que, transporté dans le temps par la mélodie du café, je repense aux groupes d’amis que je fréquentais alors et que j’ai perdus de vue, le réseau LinkedIn – auquel je me connecte assez rarement – me propose de me mettre en relation avec des noms et des visages qui, dans ma mémoire, sont très exactement liés à cette époque-là, comme s’il existait une correspondance précise et troublante entre mes pensées et la surface de mon écran d’ordinateur.

Devant aller en Normandie, je m’installe dans un de ces vieux trains Corail de mon enfance, toujours en service sous le nom «  Intercités  », j’abaisse la tablette calée contre le dos du fauteuil situé devant moi, je pose mon ordinateur portable, comme le font au même moment beaucoup d’autres passagers autour de moi, et je commence à écrire – alors me traverse l’esprit un très vieux souvenir, une chose à laquelle je n’avais pas repensé depuis très longtemps, et n’avait guère eu de raison de le faire : quand le Tgv Atlantique reliant Nantes à Paris allait être mis en service, en 1989 si je ne me trompe pas, l’une des nombreuses caractéristiques que l’on mentionnait pour vanter le perfectionnement technique de ce fleuron de l’industrie nationale, et que mon père, ayant pu en juger par lui-même, lui qui devait pendant quelque temps l’emprunter tous les jours, n’avait pas démenti, était que, même à trois cents kilomètres à l’heure, on pouvait accomplir à son bord cette prouesse inimaginable dans n’importe quel autre train ordinaire, dans un Corail par exemple – écrire à la main sur une feuille de papier, sans qu’au bout de deux lignes à peine, votre main vous ayant échappé dans un incontrôlable tressautement, le texte ébauché ne soit transformé en sismogramme.

En parcourant un recueil de textes de Philippe Murray, je tombe sur une chronique ancienne, écrite au début de l’année 1996, où je découvre incidemment que l’un des premiers usages notables d’Internet en France consista à faire circuler le texte du livre du docteur Gubler, qui avait été interdit deux jours après sa parution, car cet ancien médecin de François Mitterrand y révélait en particulier comment il l’avait aidé à dissimuler sa maladie à l’opinion pendant des années. Étrange vertu allégorique des origines : ce livre qu’Internet à l’état naissant s’acharnait à exposer, contre la police de l’étendue physique, s’intitulait Le Grand Secret.

L’un des coups de génie du scénario de Terminator, en 1984, réside dans le nom donné au réseau d’ordinateurs qui échappent à leurs créateurs et déclenchent la guerre nucléaire pour asservir ou anéantir l’humanité : Skynet, résumé parfait, anticipation frappante de tout le style sémantique dont nous sommes devenus familiers depuis la fin des années 1990 – et qui fait de Terminator, d’une certaine manière, le dernier film de l’âge atomique et le premier film de l’âge numérique.

L’une des scènes-clefs de 2001: l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) se trouve à la fin de l’un des premiers entretiens auxquels on assiste entre le cosmonaute Dave et l’ordinateur HAL, quand celui-ci exprime son émotion d’être félicité pour la qualité de son travail par son interlocuteur humain.

J’écris ces lignes sans avoir revu la scène ; je ne sais plus ce qu’il dit exactement, en anglais – quelque chose comme « je suis touché », « je suis ému », « j’y suis très sensible », « si vous saviez, Dave, comme cela me fait plaisir »… Mais je me souviens que l’astronaute, ayant entendu cela, devient soudain moins loquace, qu’il fronce très légèrement les sourcils, et que l’ordinateur le remarque.

Bien qu’à aucun moment dans le film ce point ne soit explicité, il me paraît clair que Dave a été surpris d’entendre l’ordinateur exprimer une émotion, que l’ordinateur a cru percevoir de sa part une méfiance, qu’il s’est lui-même méfié de cette méfiance, qu’il a eu peur d’être examiné, suspecté, reprogrammé, peut-être débranché à cause de cette bizarrerie qui lui a échappé, et qu’ensuite l’engrenage de ces méfiances réciproques les conduit jusqu’à la célèbre lutte à mort dans les entrailles du vaisseau spatial, dont l’être humain ne sort vainqueur que d’extrême justesse.

J’y repensai le jour où l’un de mes amis me fit une démonstration de Siri, l’assistant personnel qu’on trouve sur les iPhones et qui en était alors à ses débuts. Il en découvrait tout juste l’usage avec beaucoup d’amusement. Devant moi, il lui posa des questions de toutes sortes, plus ou moins absurdes ; mais l’une des premières choses qu’il voulut me montrer, c’était que lorsqu’on disait à Siri qu’on était content de lui, il répondait avec effusion et gratitude qu’il était très touché de recevoir des compliments.

Le tragique scénario du film où l’être humain observe avec effroi la naissance imprévue de l’affectivité dans la machine était donc habilement déjoué. Il suffisait de programmer des énoncés affectifs pour écarter l’angoisse que l’ordinateur ait réellement des affects. Comment les concepteurs de HAL avaient-ils pu ne pas y penser ? (Peut-être y avaient-ils pensé ; mais alors, le malheur est qu’ils avaient oublié d’en avertir les astronautes.)

Ce fait d’observation universelle qu’est la stupéfiante fascination des nourrissons pour les smartphones, même quand ils sont éteints, alors que ces objets froids, géométriques, d’une abstraction totale, sont au plus loin des rondeurs aimables et ouatées dont on a coutume d’entourer l’enfance, ne cessait de me rappeler, à l’époque où je me trouvais en être témoin très souvent, la scène d’ouverture de 2001: l’Odyssée de l’espace, dans laquelle les hominidés, pris d’une curiosité furieuse et insatiable, tournent autour de l’étrange rectangle noir dressé à la verticale qui est soudainement apparu dans leur territoire.

Le grand mouvement d’extériorisation
dans les artefacts technologiques ne trahit pas la nature profonde de l’esprit, mais la développe.

Dans le film de Kubrick, c’est au lendemain de cette apparition que naît le premier geste rationnel, et l’on ne peut s’empêcher de songer que le nourrisson, qui ne parle pas encore, se précipite vers ce monolithe en miniature qu’est le smartphone comme vers une sorte de source de la pensée – comment expliquer autrement l’enjeu vital qui semble transparaître dans une telle quête effrénée, ce désintérêt immédiat pour toute autre chose, à l’instant où l’étrange rectangle apparaît dans son champ de vision ? Peut-être est-ce d’ailleurs l’observation des grandes personnes qui, autour de lui, s’y réfèrent sans cesse qui le conduit à soupçonner confusément quelque chose de cet ordre.

La scène du monolithe est énigmatique, et innombrables sont les interprétations qui en ont été données. J’y pressens, pour ma part, l’intuition qu’il n’y a pas de genèse anthropologique de l’esprit ; que l’esprit ne se réduit pas à l’homme, qu’il le précède et lui survivra ; que l’esprit est du dehors, ce qui ne veut pas dire d’origine exo-­planétaire – il m’a toujours semblé facile et insatisfaisant de présenter le monolithe comme une sorte de vaisseau extraterrestre, selon l’interprétation la plus courante. De ce point de vue, le grand mouvement d’extériorisation dans les artefacts technologiques ne trahit pas la nature profonde de l’esprit, mais la développe en se conformant à elle, et il existe entre le monolithe et le smartphone, de part et d’autre de l’histoire, une continuité qui est plus qu’un clin d’œil ironique.

Mouvement d’extériorisation que nous accomplissons pour nous-mêmes, à notre usage, pour disposer d’auxiliaires de plus en plus puissants, mais aussi – c’est l’autre face, l’autre direction simultanée, l’autre destin de l’inscription, de la trace, depuis toujours – pour d’autres que nous-mêmes, pour une altérité indéterminée, comme une main tendue vers on ne sait qui, vers on ne sait quoi, vers l’au-delà de la mort, vers une postérité inimaginable, comme ces pierres tombales ou ces tables de la loi qui sont parvenues jusqu’à cette postérité inimaginable que nous sommes, nous, pour ceux qui les avaient gravées il y a des milliers d’années.

Quand le film est sorti, en 1968, le rectangle noir sans aspérité, sans volume, sans tiroirs, devait apparaître comme un symbole de l’abstraction mathématique extérieure à la vie naturelle, non comme le réceptacle d’une mémoire empirique infinie. Revue aujourd’hui, la scène évoque un autre récit, un autre mythe des origines : celui d’un téléchargement, à partir de ce smartphone géant, non plus des cadres purs de la rationalité, mais de toute l’histoire de l’humanité, de toutes ses images et de tous ses sons, jusque dans ses moindres détails. Alors l’image de l’éternel retour ne se trouverait pas seulement à la fin du film, mais déjà à son commencement.

 

[1] -  On trouve cette lettre citée dans la thèse de Maurice Agulhon, Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon de 1815 à 1851 [1970], Paris-La Haye, Mouton, 1977, p. 260.

[2] - Martin Heidegger, «  La question de la technique  » [1953], Essais et conférences, trad. par André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 9.

Maël Renouard

Ecrivain, philosophe et traducteur, il a reçu le prix Décembre pour la Réforme de l’opéra de Pékin (Payot & Rivages, 2013). Il est l’auteur de Fragments d’une mémoire infinie (Grasset, 2016), un essai littéraire et philosophique consacré à Internet. De « Nouveaux fragments » ont été publiés dans Esprit, mars-avril 2017.…

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