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Souvenirs personnels de François Fejtö

juillet 2008

#Divers

J’ai connu tard François Fejtö, à Florence, en 1986, à l’occasion d’un colloque consacré au trentième anniversaire de la révolution hongroise. C’est mon ami Karel Bartosek, l’historien tchèque réfugié en France aujourd’hui disparu, qui me le présenta. Encore assez jeune à l’époque, j’étais un peu intimidé à l’idée d’entamer une conversation avec un auteur dont j’avais lu nombre d’ouvrages.

Sa biographie de Heinrich Heine, son classique sur les démocraties populaires, ses multiples études consacrées à la Hongrie, au coup de Prague, au communisme mondial et notamment au schisme sino-soviétique, sa recherche éditée par Mit Press sur le Parti communiste français et la crise du communisme international où, entre autres, il esquissait une comparaison stimulante et instructive entre les Partis communistes français et tchèque, ses livres sur l’Europe centrale (notamment celui sur Joseph II, « le despote éclairé » selon sa formule), son enquête sur la social-démocratie, son premier récit autobiographique (Mémoires de Budapest à Paris, publié en 1986). Mais François avait cette qualité qu’ont certaines personnes, fameuses par leur parcours et respectées pour leur œuvre, qui consiste à mettre aussitôt à l’aise leurs interlocuteurs pour mieux pouvoir débattre avec eux. Je fus d’ailleurs immédiatement fasciné par ses yeux pétillants de malice, son sourire charmeur et l’immense soif de vivre qui émanait de lui.

Depuis cette date, entre deux déplacements – il voyageait beaucoup et continua de le faire jusqu’au bout –, nous nous sommes souvent rencontrés, en France comme en Italie, pays pour lequel nous partagions une commune passion. Les sujets abordés lors de nos entretiens étaient multiples. D’abord, le communisme est-européen, russe et occidental ; aussi bien son histoire que, jusqu’au début des années 1990, son présent marqué par la crise finale qui le frappa. Il avait été l’un des historiens pionniers des pays dits de l’Est, donnant à chaud un ouvrage magistral qu’il eut beaucoup de mal à publier dans la France des années 1950 du fait du philocommunisme de l’intelligentsia parisienne : il y proposait une problématique qui demeure encore aujourd’hui féconde pour les recherches fondées dorénavant sur des archives qu’il n’avait évidemment pas pu consulter. Il suivait d’ailleurs avec une attention extrême les travaux des plus jeunes historiens. Mais il s’intéressait aussi au plus près au processus de transition démocratique, en Hongrie comme ailleurs.

La social-démocratie et l’état de la gauche européenne fournissaient l’autre thème de nos rencontres. Il était social-démocrate « quand même », pour reprendre le titre de son livre publié chez Laffont en 1980. Il y dressait un bilan plutôt positif d’un « demi-siècle d’expériences réformistes » en un moment où la majorité de la gauche française, y compris au Parti socialiste, s’enivrait à l’idée de la rupture avec le capitalisme comme avec la social-démocratie réformiste. Fejtö plaçait encore en elle ses espoirs d’amélioration des plus faibles et son idéal d’homme des Lumières ; mais, par la suite, il se présenta plutôt comme un social-libéral. Il contribua, avec d’autres, à mon initiation à l’histoire de l’Europe centrale à laquelle il est resté jusqu’au bout attaché en évoquant avec une culture infinie, un raffinement inouï, son histoire, ses moments forts, ses fragilités, ses richesses artistiques, ses monuments littéraires, ses grands intellectuels, en me recommandant sans cesse la lecture de tel ou tel roman, la vision de tel ou tel film. L’entretien qu’il m’accorda pour la revue Esprit en 1990 atteste parfaitement qu’il était un vrai européen, cultivé, ouvert aux autres et se sentant chez lui dans toutes les capitales européennes dans lesquelles il séjournait1.

Enfin, l’Italie nourrissait une grande part de nos discussions. Il aimait beaucoup la péninsule, comme tant d’intellectuels issus de l’Europe centrale qui y ont respiré un climat de liberté et un grand bonheur. Un petit nombre d’entre eux, communistes réformateurs, qui plaçaient leurs derniers espoirs dans le Pci furent inexorablement déçus. Ce n’était pas le cas de Fejtö qui se méfiait d’un parti qui brilla de tous ses feux au point d’éblouir tant d’intellectuels français : il se montra bien plus clairvoyant que tous les doctes politologues américains et anglais qui publièrent une impressionnante quantité d’ouvrages pour expliquer que ce parti fut toujours indépendant de Moscou et que l’eurocommunisme – un épisode dont l’étude commence (notamment à l’initiative de chercheurs italiens tels Victor Zaslavsky et Silvio Pons2) à être renouvelée grâce à l’ouverture de fonds nouveaux d’archives – représentait un avenir radieux pour la gauche en Europe voire dans le monde. Il ne manquait pas, comme tant d’autres, de rappeler la condamnation du Pci de l’insurrection de Budapest en 1956 et son approbation de l’intervention soviétique : les archives ont même démontré que le chef du communisme italien, Palmiro Togliatti, avait pressé les soviétiques d’intervenir militairement.

Fejtö pointait les contradictions et les ambiguïtés du Pci par rapport à ce qui se passait à l’Est, son indifférence voire son hostilité aux intellectuels dissidents de l’Est3. En 1986 et par la suite par exemple, Fejtö soutint un jeune chercheur du Pci, Federigo Argentieri qui, à partir de ses recherches historiques, en venait à parler de révolution hongroise, expression que son parti encore puissant malgré le déclin qui commençait à le toucher, refusait absolument d’employer4. Anticommuniste, Fejtö fréquentait, lui, d’autres milieux intellectuels tels ceux de la revue Mondo Operaio ou bien des libéraux. Il collabora au Corriere della sera puis au Giornale d’Indro Montanelli. Je me souviens d’un repas à Rome, dans un restaurant de la via delle Botteghe oscure, choisi par hasard au fil d’une promenade après une matinée de colloque où, à deux pas de l’imposant siège du Pci, il m’expliqua la confiance qu’il avait dans l’entreprise engagée par le socialiste Bettino Craxi pour moderniser son parti, la gauche italienne en général et déstabiliser le mastodonte communiste. Cela passait par la dénonciation de la persistance de l’empreinte stalinienne sur le Pci et de son philosoviétisme, et par la critique de ses nombreux archaïsmes ou de son arrogance. Il fut surpris et désarçonné par la chute de la maison Craxi, un peu amer aussi me sembla-t-il. Mais son intérêt pour la politique italienne ne faiblit pas. Il observa par la suite la montée en puissance de Silvio Berlusconi, comme l’évolution tourmentée du centre gauche ou les débats intellectuels de la péninsule.

Toujours, jusqu’au bout, s’informer, lire, étudier, analyser : Fejtö, infatigable, avait une curiosité insatiable. En 2006, c’est uniquement un problème de santé qui l’empêcha au dernier moment de participer à un grand colloque à Sciences Po à Paris sur le cinquantenaire de l’année 1956. Il en fut triste mais pas abattu. Il me téléphona pour m’en parler et m’exposer son point de vue. Puis à la veille de l’été 2007, il me demanda de passer le voir chez lui. Fejtö était sur un lit médicalisé. Le visage était émacié, le souffle un peu court, mais l’esprit agile, le regard vif, espiègle et radieux. Nous eûmes une longue conversation qui s’avère désormais être la dernière. Je l’informais que j’allais passer une année sabbatique à Rome. Il me mitrailla de questions sur l’Italie et mes recherches en cours. Et me recommanda chaleureusement d’aller voir ses amis tout en me faisant part de ses multiples projets. Une leçon de vie d’un homme âgé alors de 98 ans mais resté jusqu’à la fin jeune d’esprit.

  • 1.

    « Budapest-Paris-Budapest. Entretien de François Fejtö avec Marc Lazar », Esprit, février 1990, p. 51-57.

  • 2.

    Victor Zaslavsky, Lo stalinismo e la sinistra italiana. Dal mito dell’URSS alla fine del comunismo 1945-1991, Milan, Mondadori, 2004 et Silvio Pons, Enrico Berlinguer e la fine del comunismo, Turin, Einaudi, 2006.

  • 3.

    Sur ce sujet voir le livre récent de Carlo Ripa di Meana, L’ordine di Mosca. Fermate la Biennale del dissenso, Rome, Fondazione Liberal, 2007.

  • 4.

    Voir Federigo Argentieri, L’Ottobre ungherese, Rome, Valerio Levi, 1986 et du même, La rivoluzione calunniata, Venise, Marsilio, 2006 (3e éd.).