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Pourquoi la droite s’impose-t-elle en Europe?

En Italie, le centre gauche a perdu face à l’opposition menée par Silvio Berlusconi à l’issue d’élections législatives anticipées convoquées à la suite d’une crise gouvernementale moins de dix-huit mois après le début de la législature. Le Peuple de la Liberté, le cartel électoral formé par Forza Italia et l’Alliance nationale qui devraient se transformer en un seul parti en 2009, et par la Ligue Nord qui a fortement progressé, l’a largement emporté (47, 3 % des suffrages contre 38 % pour le Parti démocratique emmené par Walter Veltroni allié à l’Italie des valeurs de l’ancien juge Di Pietro). À la surprise générale, Silvio Berlusconi et les siens ont obtenu une large majorité parlementaire. Ce net succès de la droite a des explications spécifiques. En 2006, l’Unione de Romano Prodi ne l’avait emporté que de peu et, depuis lors, la moitié du pays rejetait le gouvernement. La politique menée par son gouvernement a déçu rapidement à gauche comme chez les modérés, les électeurs des couches populaires, les catégories intellectuelles et les salariés du privé. Les divisions incessantes entre les diverses composantes de la majorité ont affaibli l’exécutif et miné sa crédibilité.

Plus profondément surtout, la popularité de Berlusconi reste solidement ancrée dans les profondeurs du pays. Le berlusconisme est une forme d’hégémonie culturelle reposant sur un corpus plus ou moins cohérent de propositions et de valeurs, articulé sur un bloc social comportant deux principaux piliers (pour simplifier, d’un côté, les petits entrepreneurs du Nord, les professions libérales, les commerçants et artisans, et, de l’autre, les gens faiblement instruits et apeurés par les processus de globalisation, d’européanisation et l’arrivée des immigrés1). Le scrutin d’avril 2008 marque sans doute une rupture importante dans l’histoire italienne (évolution vers un système bipartisan, disparition au Parlement de plusieurs petits partis, dont les formations de la gauche radicale, apaisement relatif du climat politique entre les principaux protagonistes, prise de conscience des élites de la gravité de la situation de la péninsule, etc.). En même temps, il témoigne d’une évolution politique plus générale de l’Europe.

Un effort coordonné à droite

En effet, en un an, sur les dix élections politiques générales qui se sont déroulées dans l’Union européenne, seule l’Espagne a redonné un mandat aux socialistes. Partout ailleurs, la gauche a échoué à déloger la droite du pouvoir (en France, Estonie, Finlande, Pologne, Belgique, Danemark, Grèce, Irlande). Et l’Italie est donc repassée à droite. Certes, ces données sont à analyser avec précaution. Chaque élection nationale a sa particularité déterminée par l’histoire politique du pays, le mode de scrutin en vigueur, le jeu des partis, le rôle des leaders, etc. Il n’en demeure pas moins qu’un mouvement de fond s’affirme : la droite domine le continent européen. Et la gauche est en difficulté, quels que soient sa stratégie – union des gauches, alliance avec le centre ou les Verts, ou encore course solitaire – et le positionnement qu’elle adopte – programme classique de la gauche étatique, recentrage sur le modèle de Tony Blair ou volonté, comme c’est le cas en Italie, de dépasser les frontières les plus classiques de la gauche par le biais de la formation d’un nouveau parti, le Parti démocratique, fruit de la fusion d’anciens communistes et de représentants du centre.

Comment interpréter cette situation ? Une des raisons avancées, à gauche, est que les Européens cèdent aux sirènes du « populisme », de la xénophobie voire du racisme : ils vireraient inexorablement à droite. L’explication est fausse et risquée car elle amène la gauche à se replier sur l’une de ses postures de prédilection. Drapée dans ses certitudes, convaincue de posséder la vérité, elle se désespère de ce fameux peuple qu’elle invoque sans discontinuer mais qu’elle n’adule que lorsqu’il vote pour elle. Comme le disait avec ironie Bertolt Brecht aux dirigeants du parti est-allemand après les émeutes de Berlin en 1953, il ne reste qu’une solution : dissoudre le peuple. La réalité est différente.

La droite l’emporte en ce moment car elle a opéré une entreprise d’aggiornamento assez coordonnée, que ce soit entre les partis et les parlementaires européens, au sein du Parti populaire européen ou grâce à des fondations et des think tanks. Elle s’est dotée de vrais leaders, souvent excellents communicateurs. Elle tend à s’unifier un peu partout, même si cette unité demeure fragile et incertaine, à l’instar de ce qui se passe en France et en Italie. Elle cherche à renforcer ses organisations et ne néglige pas le travail sur le terrain. Elle occupe un vaste spectre politique allant des confins de la droite extrême au centre, tout en s’emparant, s’il le faut, de thèmes de gauche. Elle cherche à s’adresser à des catégories différentes sociologiquement, chefs d’entreprise, professions libérales, artisans et commerçants, salariés du privé, couches populaires. À ces populations aux attentes très différentes, elle propose, du moins pour gagner les élections, un ensemble de valeurs contradictoires mais présentées de manière cohérente : individualisme et compassion sociale, libéralisme et protectionnisme, modernité et tradition, sécurité et lutte contre l’immigration, Europe et identité régionale ou nationale et, dans les pays catholiques, références à la religion sans pour autant s’aligner complètement sur les positions les plus intransigeantes de l’Église. Pragmatique, la droite de l’ère postidéologique est peut-être en passe d’imposer son hégémonie culturelle en phase avec des sociétés européennes oscillant entre l’acceptation de la globalisation et le repli frileux sur le local ou le national, entre la quête de l’aventure revendiquée par les jeunes générations et les peurs des personnes âgées dont le poids se fait sentir de manière croissante.

Il ne suffit pas d’attendre l’alternance

La domination de la droite n’a rien d’inéluctable. L’opinion en Europe n’est pas d’un bloc passée à droite. Ainsi, elle est sans conteste très sensible aux chevaux de bataille favoris de la droite que sont l’insécurité, l’immigration et l’identité nationale ; mais, dans le même temps, une large part de l’opinion réclame de la protection sociale. L’Europe connaît en outre de véritables cycles électoraux. Dans les années 1990, la gauche gouvernait onze des quinze pays de l’Union européenne. Celle-ci commettrait cependant une grave erreur si elle attendait l’arme au pied l’inversion du cycle avec, par exemple, un hypothétique retour de la prospérité économique qui lui serait a priori plus bénéfique car cela l’autoriserait à plaider pour des politiques de plus large redistribution sociale. Ou si elle escomptait profiter de manière mécanique de la déception des électeurs que les décisions des gouvernements de droite susciteront sans doute, à l’instar de ce qui se passe en France, après que leurs responsables eurent promis durant les campagnes électorales tout et son contraire.

Depuis plus de vingt ans, la gauche n’est pas restée immobile. Au contraire, elle a répondu aux défis de la globalisation et aux mutations des sociétés. Tout en demeurant fidèle à ses idéaux d’égalité et de justice sociale, elle a rénové ses propositions, accepté de moderniser le Welfare, assimilé une part du libéralisme économique, misé sur les revendications libertaires, tenté de s’adresser aux précaires et aux exclus ; elle s’est emparée également des thèmes de la loi, de l’ordre et de la sécurité. Mais elle souffre de plusieurs handicaps. Ses divisions sans cesse plus fortes entre son aile radicale et ses courants réformistes l’affaiblissent. Son déficit de crédibilité sur les questions de la sécurité est patent. Ses leaders manquent souvent d’envergure. Sa négligence du travail de terrain a laissé la voie libre à d’autres forces. Surtout, son assise sociologique s’est réduite aux personnes d’une cinquantaine d’années, vivant dans les grandes villes, dotées d’un haut niveau d’instruction et travaillant dans le secteur public. La gauche a perdu pied dans les couches les plus populaires et chez les salariés du privé, échoué à attirer les précaires et elle n’a pas percé parmi les professions indépendantes. Ce divorce avec une – large – partie de la société atteste ses difficultés à appréhender sans ses œillères idéologiques les transformations sociales les plus récentes qui, incontestablement, ne l’avantagent pas. Il lui manque, enfin, un corpus de valeurs mobilisatrices qui se distinguerait clairement de celui des droites et lui permettrait de faire vivre de manière mobilisatrice son réformisme. C’est à surmonter ces obstacles que la gauche doit s’atteler afin de présenter une offre politique convaincante, seule condition pour renouer avec la victoire.

  • 1.

    Voir Marc Lazar, l’Italie à la dérive. Le moment Berlusconi, Paris, Perrin, 2006.

Marc Lazar

Spécialiste des gauches et de la vie politique italienne, il enseigne l'histoire et la sociologie à Sciences Po. Il est directeur du Centre d'histoire de Sciences Po depuis 2014. 

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