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La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), de Stéphane Beaud

juil./août 2018

#Divers

Paris, La Découverte, 2018, 352 p., 21€

Abordé à la fin d’une conférence publique qu’il donnait sur l’intégration des enfants d’immigrés en France par trois sœurs désireuses de lui parler de leur histoire, le sociologue Stéphane Beaud se prend au jeu et décide de se lancer dans un projet original en racontant « l’histoire ordinaire d’une famille algérienne ordinaire » vivant un parcours d’intégration réussie. Avec cette étude de cas, on échappe aux moyennes trompeuses et aux abstractions statistiques. À travers les portraits et les récits de vie, on découvre des situations concrètes, personnelles, mises en contexte par l’analyse sociologique. Spécialiste des processus ­d’intégration – l’école dans 80% au bac… et après? Les enfants de la démocratisation scolaire (La Découverte, 2003), les ratés de la promesse d’émancipation dans Pays de malheur! Un jeune des cités écrit à un sociologue (avec Younès Amrani, La Découverte, 2005) –, il peut suivre ici l’ensemble du parcours, de la naissance à l’âge adulte, de huit frères et sœurs (cinq filles et trois garçons) dont les parents algériens sont arrivés en France en 1977. Quarante années d’histoire familiale et « une nette mobilité sociale intergénérationnelle collective ».

Avec des réussites scolaires diverses (les cinq filles sont diplômées du supérieur, mais aucun des trois frères n’a dépassé le niveau du baccalauréat professionnel), les huit enfants finissent tout de même par s’installer dans des choix professionnels convenables et même satisfaisants. L’enquête révèle une variété des modes d’intégration à la société française : les filles ne suivent pas les mêmes parcours que les garçons, les aînées et les cadettes ne se ressemblent pas, les Parisiens et les provinciaux n’ont pas les mêmes priorités, etc. Même si l’école et le diplôme, comme on s’y attend, facilitent l’accès au travail et à un parcours professionnel valorisé, ce n’est cependant pas la voie exclusive. Malgré des trajectoires plus sinueuses, les garçons, qui ont moins investi l’école (du fait d’une certaine facilité de la vie familiale procurée par une norme éducative « protégeant » les garçons), finissent tout de même par se stabiliser. Certes, le soutien et les conseils avisés, parfois les remontrances plus rudes, des deux sœurs aînées jouent un rôle déterminant pour ne pas s’égarer. Mais la cohésion familiale permet aux cadets de tirer parti de l’expérience des deux aînées. La solidarité de la fratrie ne signifie pas des choix homogènes, elle permet des parcours différenciés (là où beaucoup craignent à tort des choix « communautaires »). C’est au contraire ­l’entraide familiale qui rend possible la sortie de la « communauté » du quartier, dont le repli identitaire semble ­s’affirmer au fil des années (ou pèse de manière plus insupportable aux yeux de ceux qui ont réussi à s’en extraire).

Progressivement, à mesure que le livre déroule le récit de cette histoire ­d’intégration, une autre trame se met en place, qui montre la manière dont la famille vit les cinq années (2012-2017) au cours desquelles elle échange avec le sociologue. On lit donc deux histoires en parallèle et l’auteur suit deux temporalités. L’une, rétrospective, lui permet un bilan distancié sur la moyenne durée : c’est l’histoire familiale, de la naissance des parents (nés dans les années 1940 et 1950) à l’émancipation progressive des enfants. Elle est plutôt optimiste : d’une génération à l’autre, la condition sociale de la famille s’améliore clairement, la scolarisation, les opportunités professionnelles, la possibilité de mener ses propres choix de vie (mariage choisi et souvent tardif, mise à distance relative de la famille…) : tout est plus simple pour les enfants que pour la génération des parents.

L’autre temporalité est contemporaine de l’enquête. Au cours des cinq années durant lesquelles il rencontre les différents membres de la famille et développe ses entretiens, le ­sociologue partage les aléas de vie des enfants, au présent : les reculs professionnels, les difficultés conjugales, les tensions familiales (y compris celles provoquées par l’enquête elle-même) et surtout les remous de la vie publique, en particulier les attentats. Or cette écriture au présent est plus inquiète que l’autre. Elle souligne les moments de découragement de la fratrie devant les stéréotypes persistants et les attitudes racistes, les discriminations au travail, les tensions liées aux attentats de 2015 et la mise en cause permanente de l’islam. À l’optimisme du bilan intergénérationnel s’oppose une forme de désenchantement du regard instantané : les travailleurs immigrés n’étaient pas si mal accueillis dans les années 1970, la solidarité ouvrière fonctionnait, le quartier Hlm ne connaissait pas le prosélytisme des nouveaux convertis à un islam rigoriste, on ne voyait pas tant de foulards sur les têtes, même les institutrices semblaient plus dévouées et bienveillantes…

À mesure que le livre se développe, la ligne qui semble réunir les deux approches tend vers une interrogation : les conditions qui se sont révélées favorables, pour les enfants de la famille Belhoumi, sont-elles toujours réunies pour d’autres, plus jeunes ? L’enquête n’avait pas pour projet de répondre à cette question. Elle montre que les conditions n’ont pas été les mêmes pour les aînées dans les années 1980 et pour les cadettes dans les années 1990, ce qui explique, avec des différences de personnalités et de caractères, les trajectoires plus linéaires et plus rapides des deux aînées. Mais les inquiétudes du présent peuvent-elles vraiment recouvrir le constat plus rassurant qu’on peut tirer du récit familial, c’est-à-dire de la mise en perspective sur un demi-siècle ? Il fait en tout cas partager les doutes de cette famille qui trouve sa place dans la société sans être pleinement rassurée sur son sort. Ce sentiment de précarité rejoue étrangement le malaise de la génération précédente, déchirée par l’exil, entre deux langues, deux pays, deux cultures. Cependant, la variété des parcours de la fratrie Belhoumi, leurs rapports différenciés au travail, à la politique, à la religion, attestent d’une pluralisation des styles de vie, liée à l’intégration – et reflète à son échelle la diversité des choix de vie qui concerne aussi les familles françaises d’origine algérienne.

Marc-Olivier Padis

 

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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