
Les nouvelles médiations numériques
Le Business de la haine de Jean-Louis Missika et Henri Verdier dénonce le modèle économique des réseaux sociaux, qui instaure une prime au sensationnel, favorise l’éparpillement de l’audience en communautés d’indignation et remplace le débat par la cacophonie. Le droit des citoyens à accéder à une pluralité de points de vue doit être protégé.
« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat1. »
Le 6 janvier 2021, le seuil d’alerte a été franchi. Une vague inquiétude s’est brutalement matérialisée : ce jour-là, l’assaut du Capitole par des partisans de Donald Trump, intoxiqués par de longs mois de désinformation, attestait de la réalité d’un danger jusqu’alors diffus. L’impossibilité de reconnaître la réalité des faits (en l’occurrence, l’absence de fraude électorale et la réalité de la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine) libérait son potentiel destructeur. Trump pouvait s’adresser à ses partisans directement, via Twitter, sans rencontrer de contradiction. La vérification de l’information menée dans les médias se révélait sans prise sur l’emballement des rumeurs. Cet événement nous obligeait à revenir à une évidence que nous étions en train d’oublier : la démocratie ne se définit pas seulement par la tenue régulière d’élections libres, car celles-ci n’ont de sens que si les électeurs peuvent s’accorder sur des faits, à partir desquels s’organise un débat contradictoire. Elle ne peut subsister sans un espace d’échange pluraliste où les citoyens confrontent non seulement des opinions, mais aussi des jugements fondés sur des faits établis, vérifiables et reconnus par tous.
Cet épisode n’est pas isolé, il révèle l’ampleur de la métamorphose de notre espace public. Pas seulement parce que nous passons beaucoup de temps à consulter les réseaux sociaux sur nos téléphones, mais surtout parce que notre accès à l’information et la construction des débats publics dépendent désormais de formes d’échanges qui se réorganisent profondément – en partie en donnant plus de pouvoir aux citoyens-usagers que nous sommes, en partie en transformant le cadre de la conversation démocratique. Dans Le Business de la haine, Jean-Louis Missika, sociologue des médias, et Henri Verdier, ambassadeur en charge du numérique, rappellent tout d’abord l’ampleur des trans formations en cours grâce à deux chapitres retraçant l’histoire de la presse d’information (et de sa régulation) et l’histoire des nouvelles techno logies qui ont transformé le système médiatique (entendu ici comme le dispositif qui associe la liberté d’expression, les modèles économiques, les usages des médias de masse et les régulations qui les encadrent). Il ne s’agit pas seulement de l’arrivée de nouveaux objets techniques, comme on le croit trop souvent, parce que ce sont eux, entre nos mains, qui sont les plus visibles, mais de la recherche, par quelques entreprises, d’un modèle économique nouveau qui a transformé la promesse initiale libertaire de la communication ouverte et gratuite grâce à Internet en machine à cash, via la capture de l’attention.
Ce retour sur l’histoire récente conduit à un constat : « Nous passons l’essentiel de nos vies numériques dans des applications propriétaires, régies par un droit contractuel privé, centralisées, recueillant un maximum de données comportementales pour nous proposer des contenus, des relations et des publicités soigneusement choisies. » Cette réalité des usages nous rappelle qu’il ne faut pas confondre Internet, Web et réseaux sociaux. Internet est une architecture technique de mise en relation des terminaux numériques (principalement les ordinateurs, mais aussi, de plus en plus, les téléphones et autres tablettes). Le Web est un ensemble de services (par exemple, les échanges de mails, les sites, les applications…) qui fonctionnent grâce à ce support technique. Les réseaux sociaux sont des entreprises privées qui utilisent la créativité du réseau et la volonté des usagers de mettre en ligne des contenus pour développer des services payés par la publicité. Cette distinction est cruciale, parce que les acteurs économiques cherchent à la faire oublier. Par opposition à Internet, les réseaux sociaux ne sont ni ouverts, ni décentralisés, ni neutres. Pour s’en servir, l’utilisateur accepte des conditions d’utilisation qui sont définies de manière unilatérale par les entreprises. Il n’a de possibilité de configuration de ces outils que ludique ou superficielle. C’est pourquoi, plaident les auteurs, réguler les réseaux sociaux, ce n’est pas « réguler Internet » : ils ne relèvent pas du même genre de contrôles. La régulation d’Internet fonctionne bien ; celle des réseaux sociaux est encore balbutiante.
L’attention doit alors se porter sur la nature de l’activité de ces entreprises. Facebook, Instagram, TikTok, Snapchat… ne sont pas considérés comme des éditeurs. On les a longtemps pris pour des « hébergeurs » de contenus, en les exemptant de responsabilité sur les contenus publiés. Et pourtant, leur rôle, depuis leur création, a changé à mesure que se précisait un modèle économique fondé sur la publicité. Ils interviennent désormais directement dans le choix des contenus visibles par les utilisateurs. Par l’intervention directe dans la timeline des usagers, c’est-à-dire sur les contenus de leurs « amis » qui apparaissent sur leur « mur », les réseaux sociaux sont en réalité des « curateurs » de contenus (sur Facebook, seuls 12 % des contenus de nos amis nous sont présentés). Certes, ils ne créent pas les contenus (on reste dans la logique initiale du user-generated content), mais ils décident quels contenus sont mis en avant, quels amis sont recommandés, quelles vidéos nous sont suggérées, etc. Ils ne sont donc absolument pas « neutres » vis-à-vis des contenus, comme ils l’ont longtemps revendiqué.
L’éditorialisation des contenus est le fait d’algorithmes censés renforcer l’« engagement » des utilisateurs sur la plateforme. Or ce qui mobilise notre attention, ce sont le plus souvent des contenus inattendus, choquants, addictifs. Ce qui explique pourquoi une rumeur circule beaucoup plus vite sur les réseaux qu’une information vérifiée. Il s’agit aussi de contenus qui favorisent des communautés d’émotion en valorisant les positions les plus polémiques, ce qui crée des « bulles de filtres » et des « chambres d’écho », lesquelles isolent les groupes d’opinion les uns des autres, renforcent l’antagonisme et l’incompréhension entre groupes opposés. L’atomisation du public en micro-communautés d’indignation annule la possibilité de mener un débat politique. Les médias de masse avaient de multiples inconvénients et on a abondamment critiqué leur influence. Mais ils s’adressaient à un public dont ils cherchaient les points communs : ils étaient, à leur manière, fédérateurs. Le modèle économique des réseaux sociaux, fondés sur l’individualisation des messages permise par le recueil massif des données personnelles, favorise l’éparpillement de l’audience, survalorise l’intransigeance des particularismes, remplace le débat par la cacophonie et l’incompréhension.
Le modèle économique des réseaux sociaux remplace le débat par la cacophonie.
Pourquoi la régulation a-t-elle failli et que faut-il faire pour rétablir un système de médias de masse compatible avec nos institutions démocratiques ? Le livre offre une série de pistes pour sortir de la difficulté. Le cadre européen en cours de constitution est prometteur (protection des données personnelles, définition de la redevabilité des réseaux sociaux, renforcement de leur interlocuteur public), mais encore insuffisant. Ensuite, la défense de la liberté d’expression est à mettre en relation avec un autre droit, essentiel à la démocratie, affirmé par exemple par la Cour suprême américaine dans un arrêt sur la fairness doctrine, sur le pluralisme de l’information : le droit des citoyens à être informés en ayant accès à une variété de points de vue. Ce droit est essentiel à la démocratie parce qu’il est la condition d’une délibération informée et par conséquent d’un choix éclairé, notamment au moment du vote. Aujourd’hui, les points de vue modérés et complexes ont tendance à être exclus des bulles militantes et des contenus « viraux ». « Ce ne sont pas les contenus qui doivent être contrôlés, mais les dispositifs de modération, de recommandation, de signalement, d’intervention sur les contenus ou les comptes signalés. » Enfin, les entreprises doivent aussi être capables de rendre compte des effets de leurs algorithmes sur les contenus accessibles : expliquer pourquoi certains contenus (par exemple scientifiques) sont marginalisés, rendre compte des corrections à mettre en place, par exemple en donnant plus de possibilités de choix de configuration aux usagers eux-mêmes.
Une prise de conscience est en cours mais les évolutions vont vite, cet ouvrage constitue donc une contribution pour ne pas laisser se dégrader les conditions du débat et restaurer un cadre régulé permettant une réelle délibération, indispensable à l’accomplissement de nos devoirs civiques.
- 1. Hannah Arendt, « Vérité et politique », La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique [1961], trad. sous la dir. de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 303.
Le Business de la haine. Internet, la démocratie et les réseaux sociaux
Jean-Louis Missika et Henri Verdier