La Communauté, de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin
Albin Michel, 2018, 336 p., 20 €
Petite ville de 30 000 habitants dans les Yvelines, Trappes détient un record d’Europe. Avec soixante-sept jeunes partis faire le djihad en Syrie et en Irak, c’est la plus forte contribution d’une ville européenne au contingent des combattants ayant rejoint l’État islamique. Comment expliquer cette singularité ? Avec sa vieille ville et ses grandes barres d’immeubles construites autour de squares, Trappes ne se distingue pas d’autres villes de la périphérie parisienne transformées par la construction rapide de grandes cités de logement social. Construites à proximité d’industries en demande de main-d’œuvre (usines automobiles), ces cités ont accueilli un fort contingent d’habitants arrivant du bidonville de Nanterre. Particulièrement enclavée entre la nationale 10 et les voies de chemin de fer, la ville est aussi une sorte d’isolat sociologique en plein milieu de la banlieue ouest très résidentielle (à deux pas de Versailles et de la vallée de Chevreuse). Ce monde isolé raconte à sa manière l’histoire d’une banlieue passée de l’encadrement communiste à un paysage social plus éclaté, où les organisations musulmanes sont plus visibles, même si leurs tentations de passage à l’action politique ont vite tourné court.
« Trappes » : le nom évoque un piège. La ville a pourtant aussi été un tremplin pour quelques personnes désormais célèbres, comme Jamel Debbouze, Omar Sy et Nicolas Anelka. La coïncidence de leur succès donne l’occasion de raconter un moment de la stratégie de Canal+, à la recherche de nouvelles têtes d’affiches pour ses émissions et d’une vedette venue de la banlieue pour le club de football de la capitale. Le contraste entre la mauvaise réputation de la ville et l’émergence de nouveaux talents a sans doute attiré les deux journalistes du Monde, qui excellent dans l’art du portrait. Le livre est d’ailleurs construit comme une suite de récits individuels, ce qui contredit le titre accrocheur évoquant un portrait de groupe – éventuellement fermé sur lui-même.
On découvre au contraire des histoires singulières qui expriment, pour certaines, une volonté d’ancrage local (les deux maires emblématiques, les militants infatigables, le pharmacien qui reprend le club de football, l’imam constructeur de mosquée, le libraire converti et prosélyte…), et, pour d’autres, l’envie de partir vers les lumières des plateaux de télévision ou les territoires en guerre aux confins de la Syrie et de l’Irak… Il existe aussi des passeurs entre les mondes, notamment le professeur d’improvisation Alain Degois, dit « Papy », qui a repéré aussi bien Jamel que Sophia Aram. Intermédiaire aussi à sa manière, le rappeur La Fouine, passé par toutes les cases de la délinquance et de la prison, raconte sa ville dans des textes qui ont touché un jeune public plus large que celui des cités.
Ces parcours singuliers qui se croisent – ou s’ignorent – ne donnent pas une réponse univoque à la question politique des banlieues enclavées. Le livre n’impose aucune leçon d’urbanisme, de politique du logement ou de stratégie scolaire. Mais il invite à dépasser les caricatures. Tout enclavée qu’elle est, la ville reléguée n’est jamais fermée sur elle-même : elle est traversée de multiples manières par les héritages et les aspirations de notre temps. Elle hérite du passé colonial et se débat avec le complexe postcolonial. Elle souffre du déclin industriel et s’adapte à la transition postindustrielle. Elle se réinvente après l’épuisement de l’encadrement militant communiste et contre les assauts récents du rigorisme religieux. Elle aspire à la normalité autant qu’elle célèbre les réussites tapageuses de ses vedettes. Elle raconte ainsi les contradictions de ces territoires pris à témoin des échecs et des succès de l’intégration. Omar Sy et Nicolas Anelka, deux copains de square, témoignent de ces deux regards opposés, le premier étant devenu l’une des personnalités préférées des Français, tandis que l’autre a atteint les sommets de l’impopularité après le psychodrame de Knysna en Afrique du Sud, ouvert par ses insultes au sélectionneur de l’équipe de France de football.
Marc-Olivier Padis