Une passion venue de loin
Les mythes évoquent le fond violent de la colère, mais, comme Aristote, ils l’inscrivent dans une logique de réciprocité. Au contraire, l’État impérial et le monothéisme chrétien ont centralisé la colère dans un souverain. Assisterions-nous à une nouvelle dissémination de la colère ?
Dans le phénomène de la colère, quelque chose nous fascine. Il y a à cela bien des raisons. La première tient à son ambivalence. Qu’elle concerne un événement émotionnel individuel ou collectif, elle peut tout autant traduire la réaction légitime à une offense que manifester la prétention insupportable à dominer. Il y a la colère du tyran et il y a la colère du peuple ; il y a la colère du guerrier ou du tueur et il y a celle du dieu. Plus généralement, la colère semble relever d’un mouvement interne qui nous échappe : elle nous saisit, nous emporte. En cela, elle manifeste en nous un fond sauvage qui nous surprend, nous flatte peut-être, et tout autant nous inquiète. Son élément de spontanéité et de sincérité lui confère une dimension noble. On aura beau dénoncer ce qui, en elle, révèle une absence de contrôle, un défaut de sagesse, il n’empêche : la colère nous fait obscurément supposer que son excès même renvoie à de bonnes raisons. Car même si elle porte une menace d’écraser ou de détruire, nous pressentons en elle une énergie qui a rapport à la vie ; plus encore : un rapport au désir de vivre, au refus de la soumission ; quelque chose de primitif, de puissant, comme une force inconnue et contenue ; quelque chose qui fait signe vers la liberté, peut-être vers la justice.
On l’a du reste souvent remarqué : la colère est proche de l’indignation. L’indignation révèle une sorte de réaction éthique immédiate ; elle implique le sentiment d’une valeur à défendre. Elle est une émotion certes, mais émotion inséparable d’un jugement – le plus souvent implicite – sur ce qu’il est possible ou légitime de tolérer ou non. L’indignation est cette réaction affective qui récuse avec véhémence une situation, une décision ou un propos au nom d’exigences qui à nos yeux ont été bafouées. Il y a dans l’indignation une ossature normative. La colère en revanche apparaît d’abord comme pure réaction émotionnelle, comme explosion incontrôlée d’affects négatifs (« les passions tristes », dirait Spinoza).
Pourtant cette opposition est trop rigide. Certes, l’indignation et la colère n’appartiennent pas à la même catégorie. En quoi ? L’indignation porte sur quelque chose ; la colère concerne quelqu’un. La colère engage d’abord un rapport moi/autrui. Mais c’est trop peu dire. Car la colère intègre en elle la dimension de l’indignation. Même si l’on est d’abord en colère contre quelqu’un (ou un groupe), on l’est toujours au sujet de quelque chose. La confrontation intersubjective en reste cependant l’axe majeur. La colère vise un adversaire qui peut devenir un ennemi. S’il y a bien aussi en elle, comme dans l’indignation, un jugement implicite, c’est avec cette différence : ce jugement est un décret. Elle n’est pas une simple protestation. Elle est déjà une condamnation ; un refus décidé. C’est pourquoi il peut y avoir en elle quelque chose d’aveugle, une rage incapable de raisonner, une violence destructrice qui outrepasse l’indignation. La question est alors : d’où vient cette violence ?
Quand Saint-Just s’écrie : « Les malheureux sont la puissance de la terre », nous pouvons aussi bien prendre ces paroles grandioses et prophétiques dans leur sens littéral. Tout se passe vraiment comme si les forces de la terre étaient alliées dans une conspiration bienveillante à cette révolte qui a pour résultat l’impuissance, pour principe la rage, et, pour but conscient, non pas la liberté, mais la vie et le bonheur. Partout où l’écroulement d’une autorité traditionnelle a mis en mouvement les pauvres de la terre, partout où ils ont quitté l’obscurité de leur malheur et envahi le forum, leur colère a paru aussi irrésistible que le mouvement des astres, comme un torrent qui se précipite de l’avant avec une force élémentaire pour engloutir le monde entier.
La colère de Cuchulainn, l’enfant-guerrier
Il me semble qu’il importe de demander à l’anthropologie et à la mythologie de nous instruire à ce sujet. Car les sociétés humaines, dans leurs récits (mythes, fables, contes, épopées), leurs rites et leurs symbolismes, ont tenté de manière variée de construire des réponses à l’énigme de la violence, de l’affronter sous diverses figures et diverses mises en scène. Il faut se mettre à l’écoute de ces figurations narratives pour saisir l’intelligence qui y est enveloppée. Le motif de la colère y joue un rôle révélateur.
Commençons par un texte étonnant1. Il s’agit du jeune héros d’une épopée médiévale irlandaise. Son nom est Cuchulainn. C’est un enfant. À la tête de ses troupes, il a dévasté les frontières de l’Ulster et menace son roi Conchobar. Celui-ci sait que rien ne peut arrêter la marche sanglante de l’enfant-guerrier dont la fureur est inextinguible. Il décide alors d’envoyer à sa rencontre une procession de cent cinquante jeunes filles nues :
La jeune troupe des femmes sortit donc et elles lui montrèrent leur nudité et leur pudeur. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char afin de ne pas voir la nudité et la pudeur des femmes. Alors on le fit sortir du char. Pour calmer sa colère, on lui apporta trois cuves d’eau froide. On le mit dans la première cuve, et il donna à l’eau une chaleur si forte qu’elle brisa les planches et les cercles de la cuve, comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve, l’eau fit des bouillons gros comme le poing. Dans la troisième cuve, la chaleur de celles que certains hommes supportent et que d’autres ne peuvent supporter. Alors la fureur [ferg] du petit garçon diminua et on lui passa ses vêtements.
Cette figure de l’enfant-guerrier habité d’une rage permanente est extrêmement énigmatique. Pourquoi le mythe sélectionne-t-il le personnage d’un enfant (« à peine visible sur son cheval ») ? Ce n’est pas l’enfance, en effet, que nous associons généralement à la violence, tout au contraire ; mais est-ce si sûr ? Et comment comprendre la méthode choisie pour calmer sa colère ? Un enfant n’est pas censé être dominé par le désir sexuel.
Cette figure irlandaise de Cuchulainn doit, en bonne méthode d’analyse des mythes, être située dans un ensemble d’autres récits indo-européens comparables. Ainsi ceux que l’on trouve chez les Ossètes qui racontent aussi les exploits d’un autre enfant-guerrier, Batradz, capable de terroriser les ennemis de son clan. C’est seulement par la ruse que son adversaire parvient à le vaincre. Mais c’est alors sa mère qui vient à son secours et peut le consoler lorsqu’il est atteint mortellement. En Scandinavie circule un mythe semblable, celui de Petit-Loup, lui aussi redoutable guerrier, enfant-animal colérique doté d’une force prodigieuse ; celui qui parvint à le museler ne le put qu’en y perdant un bras. Dans ce cas encore, c’est une femme – sœur de la mère du héros – qui intervient pour faire cesser le conflit. Bien d’autres récits similaires confirment ce schème.
On comprend mieux le récit irlandais qui ne conte nullement une opération de séduction. Les jeunes filles nues sont l’affirmation d’une pensée de la vie contre celle de la violence. Pour le dire en termes duméziliens, on a affaire ici à l’affirmation de la troisième fonction, celle de la fécondité, face à la seconde, celle de la guerre et de la destruction. Cette dernière, dans de multiples récits plus anciens, est incarnée par des hommes jeunes, habités par une énergie explosive, souvent orgueilleuse, une force sûre de soi. Telle est, exemplairement, chez Homère, la figure d’Achille dont la colère fameuse ouvre le premier chant de l’Iliade où il est dit qu’elle fut responsable d’innombrables morts dans cette guerre qui opposa les Grecs et les Troyens. Plus anciennement, dans le monde babylonien, c’est encore la figure d’un jeune héros irascible et violent qui nous est dessinée par l’un des tout premiers récits connus ayant pris forme écrite : l’épopée de Gilgamesh. De ce récit, on retient le plus souvent la dernière partie, concernant la quête d’immortalité. Mais celle-ci ne prend tout son sens que des événements du début : Gilgamesh est ce jeune roi mi-dieu, mi-homme, « semblable à un taureau sauvage », qui « jour et nuit fait régner sa violence », qui « ne laisse aucun fils à son père […] aucune vierge à sa mère ». Les dieux créent alors son double, Enkidou, qui, initié à la sagesse par la femme, devient le compagnon de Gilgamesh et lui communique l’art de maîtriser sa sauvagerie.
Sans multiplier les exemples, on peut se demander quelles questions sont configurées dans de tels récits. Tout se passe comme si la colère des personnages était non seulement l’expression d’une violence actuelle, mais la métaphore d’une violence plus fondamentale, montant du « fond des temps », des « débuts du monde » ; une violence devant laquelle tous sont impuissants. Plus encore que dans la figure des jeunes gens impétueux, guerriers par vocation, le caractère énigmatique de cette violence s’exhibe dans la figure colérique d’un héros enfant : ce qui veut dire d’un personnage à la fois innocent et farouche, qui ne sait pas qu’il est guerrier, ni pourquoi il tue, et qui, comme enfant, ne devrait pas être voué à la domination, à la conduite d’une armée, à la destruction, à la tuerie. Enfant, il est possédé par une violence qui contredit l’enfance en tant qu’elle est supposée faible, mais qui aussi la confirme en tant que phase non socialisée et encore « sauvage » de la vie humaine. Ainsi comprend-on que cette violence appartient à l’espèce ; elle gronde dans l’enfant en forme d’innocence brutale et de fureur ; telle est la colère de Cuchulainn. Mais c’est aussi la colère du jeune homme accompli comme celle de Gilgamesh, d’Achille et de tant d’autres figures juvéniles ; colère qui éclate en ce moment d’insolente inconscience où les forces ne connaissent pas leurs limites, où la vie est encore éternelle parce qu’elle est impatience, mépris de la mort, conquête et hubris.
Ce qui vient du fond de l’espèce
À ce point, se pose la question : peut-on expliquer – ou éclairer – en rigueur cette violence immémoriale à laquelle ces récits donnent une forme métaphorique dans cette colère inextinguible ? Si elle appartient à l’histoire de notre espèce, c’est alors cette histoire qu’il faut interroger. Il faut demander aux sciences – comme la biologie, la paléontologie, l’éthologie – ce qu’elles peuvent aujourd’hui nous apprendre.
C’est sans doute Lorenz qui en a donné la formulation la plus complexe et la plus convaincante2. Tout d’abord, il confirme l’hypothèse de Darwin sur la fonction nécessaire de la lutte entre espèces pour leur survie. Mais surtout, il s’intéresse à la lutte à l’intérieur des espèces elles-mêmes. C’est dans cette concurrence intraspécifique que peut apparaître une hostilité particulière qu’on ne trouve pas entre espèces hétérogènes et complémentaires (on a observé que l’animal qui se jette sur sa proie manifeste une sorte de jubilation, non de la colère). L’adversaire dangereux, c’est le concurrent de la même espèce. C’est pourquoi, sans doute, l’évolution a développé de puissantes inhibitions qui permettent d’éviter les attaques mortelles entre congénères. Cela vaut pour l’espèce humaine. Mais, selon Lorenz, quelque chose a déraillé dans ce cas : les instincts agressifs qui ont été nécessaires à la survie se sont maintenus alors que leur utilité avait cessé dès que les groupes humains, au cours du néolithique inférieur, eurent réussi à assurer leur sécurité contre les animaux dangereux et s’étaient dotés de moyens efficaces de se nourrir, de se vêtir et de se loger. Tout s’est passé alors comme si ces groupes avaient dirigé leurs capacités agressives contre d’autres groupes humains, comme si ceux-ci appartenaient à une espèce différente. Ce processus, observé dans plusieurs espèces, est connu sous le nom de pseudo-spécification. Lorenz propose même de parler de « pseudo-spécification culturelle » chez l’homme : ce qui peut faire chez lui l’objet de rejet, ce ne sont pas seulement des apparences physiques (taille, couleur de peau ou autre) mais des traits comme le type de vêtement, les différences de langage, les rites, les croyances et les divers modes de vie en général. L’autre étranger sera alors perçu comme concurrent, ou même hors de toute concurrence, comme ennemi pur et simple. Comme un semblable trop dissemblable. Telles seraient les grandes lignes d’une « histoire naturelle du mal ».
Allons plus loin : disons que c’est ainsi qu’émerge la possibilité de la haine, rejet mortel d’une altérité ressentie comme menace, non pour la vie du groupe, mais pour son identité symbolique. Nous serions alors dans un monde qui confirmerait la vision de Hobbes d’une peur mutuelle généralisée, d’une « guerre de chacun contre chacun ». On peut se demander : serait-ce là le noyau de la violence particulière qui habite notre espèce ? Y a-t-il hostilité permanente et généralisée ? Serait-ce là la source de cette colère latente qui nous porte au combat ? Les choses ne sont pas si simples. La colère inextinguible de l’enfant-guerrier est avant tout une métaphore de cette violence obscure, mais dans de tels récits, elle reste une métaphore. La colère, même si elle s’accumule et dure, n’est pas un état : elle survient, elle est un événement. Comment survient-elle ?
Logique de la réciprocité : colère, vengeance, reconnaissance
La violence propre à l’espèce humaine ne constitue en rien une sorte d’essence déposée dans les individus ou de programme qui serait inscrit dans leurs gènes. Il s’agit d’une capacité de comportement ; non d’une fatalité biologique. Les éthologues parlent d’agressivité. Ils ont raison : la violence est relation. C’est même avant tout une relation de réciprocité ; ce qui veut dire un mouvement d’action/réaction. Car même si les ressources de l’agressivité accumulée par l’espèce sont en excès sur les besoins de les mobiliser, elles ne fonctionnent pas sans raison.
La principale raison capable d’activer cette violence latente que manifeste la colère couvant en chacun, c’est l’offense. La colère est d’abord une réponse à quelque chose qui est ressenti comme une attaque, ou un déni de reconnaissance, ou un refus par autrui d’agir quand il le faudrait (le bon droit, au demeurant, pouvant être du côté de celui ou celle qui refuse). Il y a donc bien à la fois un motif de la colère et un interlocuteur envers qui elle est dirigée : elle est toujours imputation de responsabilité. C’est cet élément de confrontation entre agents, d’attaque et de réplique qui associe la colère à la vengeance. Ce que veut la vengeance, c’est rétablir un équilibre rompu, restaurer la valeur d’une vie perdue ou réparer un honneur bafoué, mais elle le veut en ciblant l’auteur de l’offense. La colère de l’offensé contre l’offenseur est la première expression de cette demande de réparation. Cela, nul ne l’a mieux compris qu’Aristote. Il définit la colère (orgè) comme un « désir de vengeance (timoria) provoqué par un mépris immérité » (Rhétorique, II, 2). Aristote insiste ici sur deux points : l’intention d’humilier ; le fait que l’offenseur et l’offensé sont liés de manière unique par l’offense. L’intention d’humilier comporte un caractère gratuit et pervers (« mépris immérité ») ; elle provoque la honte chez la victime (il est intéressant de noter qu’Aristote donne plusieurs exemples liés à la sexualité). Cette honte est celle de l’honneur bafoué ; elle appelle cette protestation affective qu’est la colère.
C’est pour cela aussi que le lien entre offenseur et offensé est si personnel, si intense et que la réparation dont a besoin la victime ne peut être qu’une action atteignant l’offenseur et un geste venant de lui, lui et nul autre. En cela, pour Aristote, la vengeance est légitime. La colère en est la première manifestation. Elle est la première réponse à l’offense et la première forme d’un soulagement de la souffrance endurée. De ce point de vue, la vengeance est une forme légitime de la justice si du moins elle reste proportionnelle à l’offense. Tandis que la justice publique vise à punir le coupable, l’action vindicatoire interpersonnelle vise à restaurer l’intégrité de la victime.
Ces vues d’Aristote sont remarquables en ceci qu’elles préservent tout l’héritage de la justice vindicatoire des sociétés traditionnelles, dont les procédures de compensation sont orientées vers un retour à l’équilibre et vers une satisfaction due à l’offensé. Les enquêtes anthropologiques nous montrent que cela relève d’une logique de réciprocité plus vaste qui traverse toute la vie collective. Cette réciprocité, qui tisse le lien social, est au cœur de ce « fait social total » qu’est l’échange cérémoniel de dons. Par ces échanges, les groupes se reconnaissent publiquement. Les biens offerts ne sont pas des choses à posséder mais des symboles par quoi on fait alliance ou on renouvelle une alliance ancienne. L’échange matrimonial en est la forme la plus complète. Or c’est la même réciprocité, mais en mode conflictuel, qui se vérifie dans la procédure vindicatoire ; la compensation se réalise souvent avec les mêmes acteurs que ceux qui interviennent dans les unions matrimoniales et avec les mêmes biens que ceux des échanges de dons. Ce sont deux pôles antagonistes de la reconnaissance réciproque.
C’est pourquoi, semblablement, la colère que provoque l’offense n’est pas une simple explosion d’affects. Elle est le début d’un échange ; une parole muette adressée à autrui. Elle est une manière de proclamer que la relation est blessée. C’est pourquoi aussi cette expression peut prendre une forme rituelle spécifique avec imprécations, injures et gestes de menace convenus. On peut à ce propos parler avec Mauss d’une « expression obligatoire des sentiments ». Il ne s’agit pas d’artifice ou de comédie ; il s’agit au contraire de transformer la violence brute qui hante le groupe en message reconnaissable. Colère élaborée et socialisée, comme un dire qui contient et articule la souffrance éprouvée. La colère n’est alors plus refoulée : elle entre dans un processus symbolique qui en maintient entière l’énergie de la protestation. Elle peut ainsi être entendue et reçue. Elle se manifeste en même temps comme ethos et pathos.
La colère et la grâce
Ce qu’a compris Aristote – sans le dire dans ces termes –, c’est que la colère met en jeu un rapport intense de reconnaissance entre deux subjectivités. À cela, nul ne peut se substituer. C’est un rapport exclusif. C’est pourquoi la réparation personnelle, que l’on peut dire vindicatoire, est ici la forme légitime de la justice. Elle est réciprocité, c’est-à-dire réponse d’égal à égal entre hommes libres.
En le comprenant ainsi, Aristote pense à contre-courant de son époque ; et d’abord contre Platon. Mais aussi contre l’évolution de la pensée des auteurs tragiques. Car entre Eschyle, Sophocle et Euripide, la conception de la colère – et donc celle de la vengeance – s’est totalement transformée. La vengeance est délégitimée, devenue passion privée née d’une colère où se trahit une regrettable absence de maîtrise de soi. Telle sera la vision dominante chez les stoïciens. Rien n’en offre un meilleur témoignage que le De ira, le traité De la colère de Sénèque qui est tout autant une virulente dénonciation de la vengeance. Sénèque est quasi l’exact contemporain de Paul et de l’émergence du message évangélique. Les deux formes de pensée se rejoignent dans une sublimation morale de l’offense. Plus exactement, cette pensée annule l’offense en la destituant comme relation. Sénèque le dit ainsi : je ne suis pas offensé si je suis capable de considérer que les mots ou les gestes de l’offenseur ne me concernent pas. L’offenseur même est mis hors jeu, effacé. Plus profondément, le message évangélique énonce : l’offense a eu lieu mais je peux et je dois pardonner. Nonobstant cette différence majeure, il reste que, dans les deux cas, l’universalisation éthique passe par une désocialisation du rapport entre les membres de la communauté. Il y a une destitution principielle du conflit – même si le conflit perdure et reste indéniable. Une telle mutation dans les formes de pensée n’est pas le fait des seuls auteurs reconnus – philosophes ou prédicateurs ; elle est liée à un vaste changement de paradigme dans le monde européen antique. Il est possible d’en retenir deux aspects majeurs, l’un d’ordre politique, l’autre d’ordre religieux. Dans les deux cas, ce qui a aussi changé, c’est ce que l’on pourrait appeler une économie de la colère (au sens de sa fonction et de sa dynamique).
Dans l’ordre politique tout d’abord, ce qui s’est imposé entre le monde homérique et celui des stoïciens, ou entre la Rome archaïque et la Rome impériale, c’est la légitimité d’un pouvoir public comme appareil d’État. Ainsi en Grèce, l’autorité de la cité (polis) est ce qui, dans les conflits, s’impose aux lignages (c’est la leçon même de l’Orestie d’Eschyle) même si les divinités de la vengeance gardent leurs droits dans la nouvelle configuration. Il en va de même à Rome où les conflits interindividuels se règlent devant le juge. Il n’en reste pas moins que l’État impérial, de manière irrésistible, s’affirme et condense sa puissance dans la figure du souverain et dans le privilège qui lui est reconnu d’un exercice du monopole de la violence légitime (selon la formule de Weber). L’empire est resté formellement une république ; et pourtant les humeurs du prince et ses violences privées sont devenues ou peuvent devenir sans contrôle. Plus rien ne le distingue d’un monarque babylonien qui dispense ou retient arbitrairement ses faveurs.
Dans l’ordre religieux, l’émergence du christianisme n’est en rien un accident. Il annonce un Dieu de miséricorde, un Dieu sauveur mais associé à tout l’héritage du Dieu biblique, jaloux de son alliance avec son peuple, capable de colère et de châtiment, mais unique dispensateur de sa grâce. Cette émergence se produit dans ce moment de l’Empire romain où circulent et se mêlent des populations aux cultures hétérogènes et où s’exacerbent les inégalités de statuts et de revenus. L’annonce d’un salut par un Dieu qui prend sur lui le malheur des hommes, offrant à tous sans exception une adoption divine par pure bienveillance, constitue une nouveauté subversive. Le temps du malheur était celui de la colère divine ; le temps du salut est celui de la grâce. L’alliance est offerte à tous, et avec elle, viennent la « jalousie » de l’élection et le retour de la colère pour qui est déloyal. Et toujours aussi l’ouverture au pardon.
Ce schème colère/grâce a fait tout le tranchant d’un modèle de souveraineté dans l’espace monothéiste. Dans les systèmes politiques pré-étatiques, l’autorité restait prise dans des rapports de négociation ou d’équilibre entre groupes statutaires, tout comme, dans les croyances polythéistes, les fonctions et les passions étaient distribuées sur une grande variété de figures divines. À l’opposé, dans les modèles de pouvoir centralisé et de croyances monothéistes, cette diversité aux éléments contradictoires se trouve rabattue sur un axe unique : le même souverain punit et bénit ; le même Dieu s’irrite et prodigue ses bienfaits. D’où un étrange double bind, une ambivalence dangereuse pour le sujet du pouvoir ou celui de la croyance. Contrainte paradoxale qui est au cœur de la crise de la souveraineté des temps modernes.
Que celle-ci soit dite désormais émaner du peuple veut dire aussi qu’une colère d’en bas peut répliquer légitimement à celle d’en haut. Ce basculement formidable a défini l’âge des révolutions. Il y eut la colère des multitudes ; leur soulèvement fut capté par des leaders qui se sont installés dans la figure du « dieu mortel ». Le désastre qui s’en suivit fut à la mesure de cette imposture. Nous entrons peut-être maintenant dans un autre temps : celui d’un monde en archipel, celui de la colère disséminée ; et de la grâce tout autant. Une autre manière se cherche pour affronter localement les conflits, surmonter les haines identitaires ; une autre manière de laisser naître et dispenser la bienveillance. Une autre pluralité commence. Et semblablement une autre universalité.
- *.
Philosophe et anthropologue, il est professeur à l’université de Californie (San Diego).
- 1.
Cité par Georges Dumézil dans Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, Flammarion, 1985, p. 500.
- 2.
Konrad Lorenz, l’Agression. Une histoire naturelle du mal [1963], Paris, Flammarion, 2010.