Totems et trophées
Au lieu de servir de caution aux gouvernements, l’écologie doit être portée par la société, que le politique suivra.
Notre-Dame-des-Landes, glyphosate, néonicotinoïdes, fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim : le débat écologique semble se résumer à une suite de luttes autour d’enjeux emblématiques, dont l’issue conditionnerait le maintien ou non du ministre de la Transition écologique et solidaire au gouvernement. Le ministre actuel maintient la pression et prend l’opinion à témoin des avancées ou des renoncements du pouvoir en place, dont il ne paraît pas vraiment faire partie intégrante. Comme ses prédécesseurs, même quand ils étaient issus du parti au pouvoir, il se voit ainsi contraint de naviguer « au près », vent de face, et de « tirer des bords » pour espérer atteindre au moins une partie de ses objectifs.
La situation n’est pas tout à fait nouvelle. Après l’abandon de l’extension du camp militaire du Larzac en 1981, scellé par François Mitterrand en gage de son élection, à la suite de dix années d’une large mobilisation, Lionel Jospin avait renoncé en 1997 au surgénérateur Superphénix pour faire entrer Les Verts et Dominique Voynet dans son gouvernement. En 2012, Cécile Duflot et Europe Écologie – Les Verts (Eelv) avaient négocié avec le Parti socialiste, entre autres, un plan de réduction de la part du nucléaire dans le mix énergétique français, avec la fermeture de Fessenheim. Les ministres verts, exigeants et rebelles, sont considérés par le pouvoir comme des trophées chèrement acquis.
Mais l’ancrage de l’écologie politique dans un gouvernement reste toujours instable et fragile, pour des raisons de stratégie propre aux écologistes et pour des raisons de fond – l’écologie demeurant minoritaire culturellement. C’est en effet parce que la proposition écologiste, radicale, ne recueille pas encore d’adhésion forte que les écologistes se lancent dans des épreuves de force pour au moins, pensent-ils, « limiter les dégâts » du modèle économique dominant sur l’environnement global, arrachant çà et là l’abandon de projets destructeurs ou des soutiens accrus à l’agriculture biologique, aux énergies renouvelables ou à l’économie sociale et solidaire.
Cette arme du faible a ses avantages. Elle permet, sur des dossiers emblématiques, de débattre de nos modes de vie, de production et de consommation, de mettre en scène un combat entre David et Goliath, et d’attirer la sympathie de ceux qui se reconnaissent toujours mieux dans le vaillant défenseur de l’intérêt général, le lanceur d’alerte, que dans le pouvoir dominant, a fortiori dans un climat de défiance à l’égard du politique.
À l’époque de l’écologie politique naissante, cette tactique a rendu visibles les thématiques qu’elle portait et ses représentants. Dans la période actuelle, où la communication est reine, l’écologie et ses porte-parole sont devenus de « bons clients » pour des médias avides de polémiques et friands de postures manichéennes. Des avancées réelles, quoique ponctuelles, ont ainsi pu être obtenues. Mais la remise en question de notre modèle de développement, au cœur de la pensée écologique, que devrait induire la dégradation sévère et accélérée de la biosphère est toujours attendue.
En effet, cette posture constitue tout autant un piège. Quand tel projet totémique est finalement maintenu, le ministre en place est d’emblée accusé d’avoir « avalé son chapeau » et trahi la cause. Perçus comme d’éternels trublions, dogmatiques et retors, les écologistes ont pu lasser leurs partenaires et l’opinion, plus enclins à présent à la discipline et à la stabilité gouvernementales. Les sujets qu’ils ont portés peinent par ailleurs à sortir de la niche dans laquelle ils ont été confinés par des gouvernants à la fois politiciens, qui pensent avoir finalement peu cédé au fond pour s’adjoindre leur soutien, et conservateurs, qui n’envisagent pas de remettre en cause la doxa économique, même s’ils concèdent que ses effets négatifs sur l’environnement global pourraient être mieux « évités, réduits et compensés », selon la formule consacrée.
Par ailleurs, le vent libertaire, émancipateur et écologique des années 1970 a sérieusement faibli, pour ne pas dire tourné, au profit d’une aspiration croissante à l’ordre, à l’autorité, sur fond de consumérisme et d’individualisme exacerbés. Alors que la population mondiale a augmenté de 35 % depuis vingt-cinq ans, la question démographique, pourtant cruciale, n’est plus sujet de débat, accusée de favoriser des conceptions malthusiennes et rétrogrades1.
Aujourd’hui, l’écologie politique, défaite dans les urnes et minée par ses divisions, paraît quasiment anéantie, alors même que ses sujets font régulièrement la une de l’actualité et sont repris par tous les partis. L’écologie politique doit-elle devenir « raisonnable » et « réaliste », n’avançant qu’à petits pas ? Ou doit-elle au contraire retrouver sa radicalité première et sa capacité subversive ? Ne serait-elle pas finalement plus efficace en diaspora qu’en parti constitué ? Au niveau local qu’au niveau national ?
« Notre but principal n’est pas la prise du pouvoir », disait Serge Moscovici, insistant sur le changement culturel à mener d’abord par les écologistes : « L’essentiel est de changer la société et les hommes. Le politique suivra2. » Dans cette perspective, les grands combats emblématiques, totémiques, sont à double tranchant. D’un côté, ils dénoncent de façon forte et médiatique le « déménagement » du territoire, les aveuglements d’une technoscience trop arrogante, les destructions du cadre et de la qualité de vie, au nom d’une conception du progrès univoque et impérative. Ils peuvent faire évoluer les mentalités, susciter à partir de ces contestations localisées et conjoncturelles l’émergence de formes nouvelles d’organisation sociale et économique, et une vision alternative du progrès. De l’autre, engloutis par le système, ils contribuent aussi à la « société du spectacle » dénoncée par Guy Debord dès 1967, à une vie politique rythmée par les « coups » médiatiques et le storytelling, suscitant davantage de sensations que de réflexions, et masquant la faiblesse des changements réellement obtenus.
Si la lutte totémique permet peut-être d’éviter le pire, la pollinisation sur le long terme de la pensée écologiste, l’interaction entre transformation personnelle et transformation sociale, qu’ont portée Jacques Robin et le Groupe des Dix3, ne seraient-elles pas seules à même d’amener le meilleur ?
Note
- 1.
Le rapport Meadows et la « croissance zéro » prônée par le club de Rome paraissent appartenir au musée des idées sans lendemain. Voir Donnella Meadows, Dennis Meadows et Jorgen Randers, les Limites à la croissance (dans un monde fini) [1972], traduit par Agnès El Kaïm, Paris, Rue de l’Échiquier, 2012.
- 2.
Serge Moscovici, « Entretien avec Martine Leventer pour Lui » [1978], repris dans De la nature. Pour penser l’écologie, Paris, Métailié, 2002.
- 3.
Voir Laurence Baranski et Jacques Robin, l’Urgence de la métamorphose. Inscrire notre conscience humaine dans l’aventure de l’univers, préface de René Passet, postface d’Edgar Morin, Paris, Des idées et des hommes, 2007.