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Photo : Olga Kononenko
Photo : Olga Kononenko
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Les soins palliatifs à l’épreuve de la Covid-19

décembre 2020

La culture des soins palliatifs, déjà fragilisée par un tournant gestionnaire, est très affectée par la crise de la Covid-19. Comment accompagner des vivants vulnérables, quand les restrictions sanitaires imposent un isolement systématique ?

La crise sanitaire a durement frappé le mouvement des soins palliatifs dans son identité. L’application des règles d’hygiène et de sécurité recommandées pour ralentir la propagation du virus a fragilisé plusieurs piliers de la démarche palliative, comme l’interdisciplinarité, l’approche de soin globale ou encore l’attention portée aux proches des patients hospitalisés. Les soins palliatifs ont donc fait l’expérience d’une crise identitaire aux répercussions aussi inquiétantes qu’incertaines. Quel « monde d’après » pour les soins palliatifs ?

La culture palliative

La culture palliative, si tant est qu’elle existe, n’est rien d’autre qu’une culture du care. Les théories du care invitent à percevoir le monde en adoptant le point de vue de celles et ceux qui pourvoient le soin. En ramenant au centre ce qui est aujourd’hui à la périphérie, elles portent en germe une société différente, dans laquelle la question de la vulnérabilité et de l’entraide déterminerait tout le reste. Joan Tronto définit le care comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible1 ».

Le dialogue avec la psychodynamique du travail ouvre un horizon fécond : le care désignerait plutôt ce qui, dans le soin, relève du « travail vivant2  ». Si travailler, c’est faire l’expérience de la résistance du réel à la maîtrise, aux habiletés, aux savoir-faire, le travail est donc d’abord une expérience affective : il implique le doute, la colère, l’angoisse, le désespoir, la peur. Ce n’est qu’à ce prix que de nouveaux registres de sensibilité peuvent voir le jour, que l’inventivité et la créativité peuvent se déployer et que le plaisir au travail peut advenir. Mais le travail est toujours collectif et requiert la délibération et l’élaboration de normes communes qui constituent un patrimoine immatériel à la fois long à se constituer et extrêmement vulnérable.

Les soins palliatifs ont recours au concept de « souffrance globale » pour désigner ce réel qui résiste aux compétences3. Ne pas parvenir à soulager un patient douloureux, angoissé et désespéré est source de souffrance et d’épuisement pour celles et ceux qui ont justement vocation à soigner et à accompagner, mais y parvenir, individuellement et collectivement, permet progressivement de devenir un meilleur soignant, une meilleure équipe. La culture palliative tire sa substance des règles de travail et de métier qui se transmettent de génération en génération, inscrites dans les petits gestes du soin, dans le respect de certaines valeurs. Elle se trouve dans la manière de symboliser la mort et la perte à travers des gestes, des mots, des rituels soignants. Elle représente l’une des formes instituées la plus représentative d’une culture du care.

L’épreuve de la pandémie

Les interdictions ou les restrictions de visite appliquées dans toutes les structures hospitalières de France ont eu des répercussions importantes dans les unités de soins palliatifs (USP). C’est une chose d’être séparé d’un proche lorsqu’on sait qu’on le reverra à l’issue de son hospitalisation ; c’en est une autre lorsque ses jours sont comptés. Nous avons observé des décompensations psychopathologiques chez les patients et leurs proches liées à cette rupture de lien physique. Ces restrictions de visite ont également eu des effets sur les soignants qui se sont subitement trouvés en position de devoir les faire respecter : interdire aux familles d’accompagner un proche hospitalisé, en particulier lorsque le pronostic vital est engagé, est violent pour celles et ceux qui, en temps normal, œuvrent quotidiennement à favoriser ce lien.

Les interdictions de visite ont eu des répercussions importantes dans les unités de soins palliatifs.

De même, le délitement des collectifs de travail a fragilisé l’interdisciplinarité. La distinction entre ceux qui étaient jugés « indispensables » à la gestion de crise (médecins, infirmiers, aides-soignants, agents des services hospitaliers…) et ceux qui étaient renvoyés au télétravail ou au chômage partiel a mis à mal la coopération collective. Elle a pu générer des conflits de loyauté mais aussi de l’incompréhension. Le partage inégal du risque de contamination semble également avoir fragilisé les collectifs de travail. L’absence des bénévoles d’accompagnement, des psychomotriciens, des art-thérapeutes, des aumôniers et des psychologues auprès des patients a limité les moyens de lutter contre la souffrance globale de ces derniers.

Enfin, les pratiques soignantes ont changé pour celles et ceux qui ont assuré la continuité des soins pendant la crise sanitaire. Le port du masque, qui est toujours la règle aujourd’hui, modifie la relation de soin. Les effleurages et les soins de nursing ont dû se faire avec des gants dans les « unités Covid ». Le risque de contamination a modifié pour les médecins le temps et la fréquence de passage dans les chambres. Le rationnement, voire la pénurie de certaines molécules ont conduit à l’utilisation de molécules moins adaptées au soulagement de l’anxiété ou aux pratiques sédatives. L’interdiction des toilettes rituelles lors de la survenue du décès tout comme le protocole de mise en housse des corps et de désinfection dans les « unités Covid » ont contribué à déshumaniser les pratiques en vigueur en soins palliatifs.

La confrontation avec la mort, le sentiment d’impuissance face à la souffrance, la charge émotionnelle, la difficulté à séparer vie professionnelle et vie intime font des soignants en soins palliatifs une population à risque du point de vue de la santé mentale. La crise sanitaire a non seulement augmenté ce risque, mais elle a aussi fragilisé ce qui contribue à rendre le travail en soins palliatifs supportable.

Les restrictions de visite ont pu également traumatiser les familles. L’éloignement physique a pu alimenter le sentiment de culpabilité de ne pas soutenir le mourant. Les restrictions concernant les rites funéraires ont affaibli le travail du deuil. Or la culture palliative s’observe en temps normal dans la manière d’accueillir les proches. Ce savoir-faire, fait de marques discrètes d’attention, est le fruit d’une intelligence collective et d’une créativité propre à chaque équipe soignante, visant à prémunir les familles du deuil pathologique.

Un tournant gestionnaire

Le mouvement des soins palliatifs a vu son identité déjà fragilisée, depuis une vingtaine d’années en France, par la rencontre entre l’evidence-based medicine, le tournant gestionnaire des établissements de santé, et la judiciarisation de la médecine4. La logique gestionnaire s’appuie sur l’evidence-based medicine, qui fournit la norme à partir de laquelle sont définies les « bonnes pratiques », à travers des dispositifs tels que la protocolisation, la standardisation, la certification ou l’accréditation. Tout écart à la norme est interprété comme une faute professionnelle, avec le risque qu’une plainte soit déposée.

Le principe de rationalisation des ressources par une tarification à l’activité contribue à transformer le travail du soin. La logique rentable oriente de plus en plus les choix d’attribution des ressources et tend à favoriser des durées d’hospitalisation courtes. La course au nombre de séjours, la multiplication des protocoles et des procédures standardisées, les nombreuses démarches de certification et d’accréditation qui rythment le travail de soin peuvent contribuer à un délitement des collectifs de travail. La crise sanitaire n’a fait qu’aggraver les répercussions des méthodes de gestion sur la culture palliative5.

  • 1.Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care [1993], trad. par Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009. Voir aussi Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman, Vers une société du care. Une politique de l’attention, Paris, Éditions Le Cavalier Bleu, 2019.
  • 2.Voir Christophe Dejours, Travail vivant, tomes 1 et 2, Paris, Payot, 2009.
  • 3.Voir Nicolas Pujol, « La souffrance globale », Manuel de soins palliatifs, Paris, Dunod, 2020, p. 89-96.
  • 4.Voir Julien Dumesnil, Art médical et normalisation du soin, Paris, Presses universitaires de France, 2011. Voir aussi Frédéric Pierru, « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Le tournant néolibéral de la politique hospitalière », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 4, no 194, 2012, p. 32-51.
  • 5.Voir Nicolas Pujol, Marie-Lorraine de Warren & Sandrine Marsan, « Mourir au temps du Covid-19 », Laennec, t. 69, 2020/4.

Marie-Lorraine de Warren

Marie-Lorraine de Warren exerce en tant qu'Infirmière Diplômée d'État au seins du groupe hospitalier Paris Saint-Joseph.

Sandrine Marsan

Sandrine Marsan exerce en tant que médecin au sein de la Maison médicale Jeanne Garnier.

Nicolas Pujol

Nicolas Pujol est psychologue clinicien en équipe mobile de soins palliatifs, docteur en éthique médicale et en sciences des religions. Il travaille comme chargé de recherche au sein du pôle  « Soins palliatifs en société » de la Maison médicale Jeanne Garnier.

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