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Faut-il désirer la transparence en politique ?

mai 2018

#Divers

En octobre 2013, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (Hatvp) remplaçait la Commission pour la transparence financière de la vie politique. Les hommes politiques devraient désormais déclarer sans omission les immeubles « bâtis et non bâtis », les valeurs mobilières, les assurances vie, les comptes bancaires, les « véhicules terrestres à moteur, les bateaux et les avions » ou encore les « fonds de commerce ou clientèles et les charges et offices [1] ». Sur le plan juridique, toute une série de lois a également été proposée après l’élection d’Emmanuel Macron pour mettre un terme aux comportements jugés répréhensibles au sein de la classe politique française.

Mais la confiance se met-elle en place par des décrets ou des institutions ? La Hatvp, en relation étroite avec l’administration fiscale, a en théorie les moyens de vérifier l’ensemble des déclarations, notamment en incitant Bercy à s’intéresser de près aux cas jugés trop flous, suspects ou insuffisamment renseignés[2]. La disproportion entre son faible effectif et le nombre de cas qu’il lui faut examiner reste toutefois problématique : à peu près 9 000, quand la Haute autorité est constituée d’une trentaine de contrôleurs. Quant au projet de loi de juin dernier, il a été pensé trop vite : l’interdiction de rémunérer un membre de la famille comme assistant parlementaire, par exemple, trouve rapidement ses limites, certains députés ayant opté pour la solution de recruter l’enfant d’un collègue et vice versa. De quoi nous rappeler que ces mesures ont été conçues par ceux dont il fallait précisément régler le comportement. Or il est clair que, jusqu’ici, la capacité des acteurs de la vie publique à s’autoréguler a été plus que laxiste.

Une réflexion sur la transparence est aussi l’occasion de se demander dans quelle mesure il est normal de demander aux hommes politiques qu’ils révèlent autant de leur vie privée et de leurs possessions sur un site internet consultable par tous, contrainte que l’on n’oserait imposer à aucun citoyen français «  ordinaire  ». La déclaration de Najat Vallaud-­Belkacem détaillait ainsi ­l’ensemble de ses biens mobiliers et leur «  valeur d’assurance  » : « lits (1 adulte, 2 enfants), tables (3), canapé (1), fauteuils (2), chaises (10), réfrigérateur, machine à laver, bijoux [3] ». Osons croire que les citoyens n’en demandent pas tant.

La logique actuelle de publicisation pèche peut-être en ce qu’elle dévoile ce que sont socialement les hommes politiques, qu’on aimerait voir plutôt austères, corps et âme dévoués à la chose publique et capables de se contenter de peu. La réalité témoigne souvent du contraire, dont la révélation croissante fait nécessairement monter la contestation. L’idéologie à tous crins de la transparence épouse finalement une tendance de l’opinion, à savoir que le pouvoir corrompt et que les délits sont le fait spécifique de la classe politique. De « tous suspects » à « tous pourris », le glissement est rapide, de sorte que cette transparence qui visait à remédier au désenchantement des masses finit par l’accélérer, car elle accrédite l’idée que le monde politico-­administratif est une antichambre où s’épanouissent les privilèges – l’effet de mean world syndrome [4].

D’où la nécessité de faire la distinction entre la transparence juridique et la transparence sociale. La première est nécessaire, parce qu’elle garantit de sévir contre toutes les formes de corruption. Elle se définit négativement comme le fait de ne pas enfreindre la loi et constitue effectivement une forme de lutte efficace contre tous les types de corruption. On peut gager que le droit commun suffit à la mettre en œuvre. La seconde est un objectif risqué, qui consiste à publier l’intimité et les conditions de vie de ceux qui dirigent la nation : or il y a bien, dans tout exercice du pouvoir, une positivité et une nécessité de « la limitation de la connaissance réciproque [5] ». Les couvertures people nous montrant un président de la République ou un ministre à la plage avec sa maîtresse et le mépris qu’elles nous inspirent ne font que confirmer les ravages de la surexposition médiatique, qui contraint les politiques à regagner, heure par heure, quelque crédibilité auprès des gouvernés.

Le problème de la politique occidentale moderne est en somme qu’elle se méprend sur le sens de la transparence et qu’elle propose de fausses équivalences entre transparence et rectitude morale, mais aussi entre transparence et absence de médiations. L’interaction directe entre gouvernants et gouvernés sur Internet est aujourd’hui présentée comme le meilleur moyen de clarifier les enjeux politiques contemporains et de favoriser le débat public. Avec l’avènement de la cyber-participation, on espère enfin sacrer la démocratie délibérative habermassienne et passer d’un « univers passionnel (identifié au règne de l’opacité) » au monde transparent « de la discussion rationnelle [6] ». L’utopie des années 1960-1970 espérait qu’un monde politique dévoilé, exposé, expliqué, susciterait davantage la confiance et l’adhésion des gouvernés ; et, partant, que les conflits sociaux reposaient essentiellement sur des malentendus. La possibilité de réagir sans délai, depuis chez soi et derrière son écran, conforte les internautes dans la certitude qu’ils dialoguent effectivement avec la classe politique, et qu’ils ont réconcilié l’antinomie entre les devoirs publics et la vie personnelle – l’ère de « la politique dans un fauteuil ». Cette illusion ne va pas sans risque, car elle entérine le refus de toutes les formes de médiation, dont on croit qu’elles biaisent ou opacifient la perception du politique. D’où la crise des partis qui se produit actuellement[7].

La transparence est peut-être moins une requête naturelle de la société qu’un dérivatif imaginé par l’exécutif lui-même pour redonner quelque légitimité à l’État.

Le type de communication mis en œuvre par les réseaux sociaux a par ailleurs des effets bien plus pernicieux qu’une intermédiation visible. Elle cadre arbitrairement le débat public avec des mécanismes d’agenda eux-mêmes peu compatibles avec les ambitions de la transparence : les phénomènes de « buzz » accordent une importance parfois hors de propos à des sujets qui vont accaparer la scène délibérative virtuelle et les imposent au débat public en masquant les plus impopulaires. Ce n’est donc pas tant la transparence qui demeure au principe du réseau social, qu’une spectacularisation qui entraîne des phénomènes de masquage.

La transparence est peut-être moins une requête naturelle de la société qu’un dérivatif imaginé par l’exécutif lui-même pour redonner, à l’ère du désengagement et de la contestation, quelque légitimité à l’État : la moralisation à outrance serait encore le moyen le plus efficace de remédier à la défiance des gouvernés.

Il est certes nécessaire de réguler les pratiques du personnel politique et de proposer des lois adéquates – le ­juridique est après tout la première étape dans la transformation des mentalités. Mais cette course à la transparence ne doit pas dispenser la démocratie d’une véritable introspection. Le problème n’est pas tant celui de la visibilité des décisions et des comptes en banque que celui d’une conscience et d’une responsabilité politiques à éveiller chez les gouvernants et les gouvernés.

[1] - « Ordonnance no  58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature », chapitre I, article 7-3.

[2] - La procédure est particulièrement efficace pour les membres du gouvernement fraîchement nommés, qui font l’objet d’une procédure de vérification systématique. Le 4 septembre 2014, soit neuf jours après avoir rejoint le gouvernement constitué par Manuel Valls, Thomas Thévenoud était ainsi contraint de démissionner, la Hatvp ayant révélé qu’il n’avait ni déclaré ses revenus ni payé ses impôts pendant plusieurs années.

[3] - Voir l’article de Philippe Euzen, « Ce que révèlent les déclarations de patrimoine des ministres », Le Monde, 27 juin 2014.

[4] - Le mean world syndrome (« syndrome du grand méchant monde ») a été théorisé par George Gerbner et décrit la façon dont les médias diffusent l’image caricaturale d’un monde dangereux et corrompu.

[5] - Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, 1991, p. 20.

[6] - Pierre Rosanvallon, la Nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 1995, p. 62.

[7] - Les chiffres donnés par le baromètre annuel de la confiance politique du Cevipof sont éloquents : selon une enquête réalisée du 16 au 30 décembre 2016 auprès de 2044 personnes, seul un Français sur cent dit faire confiance aux partis politiques.

Marion Bet

Agrégée de lettres modernes, elle prépare une thèse en études politique à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

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