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Dans le même numéro

« Croire dans ce monde-ci »

mars/avril 2014

#Divers

Comment vivre sans inconnu devant soi ?

René Char, Poème pulvérisé

Tant de prophéties et d’avertissements, tant de pages écrites et de discours prononcés sur le « rien » qui menacerait la civilisation moderne. Et désormais, tant de savoirs scientifiques et de prédictions expertes qui annoncent que le néant imaginé par les philosophes peut advenir à chaque instant sous la forme d’une catastrophe tellurique. Pourtant, elle continue à tourner, cette Terre que l’on croyait condamnée à disparaître du fait de la vacuité ou de la démesure des projets humains. C’est la faiblesse des discours de la catastrophe : ils sont constamment démentis par cet oiseau qui continue à chanter.

Mais le nihilisme n’est pas le catastrophisme. Ou alors, il parle d’une catastrophe ancienne que l’on a datée de l’invention des outre-mondes, de la croyance en un Dieu unique ou de la confiance, finalement à peine plus récente, que la modernité place dans la liberté humaine. Quoi que l’on pense du diagnostic de nihilisme, son mérite est d’affirmer que la catastrophe a déjà eu lieu, et que nous devons désormais y faire face.

Le néant n’est pas d’abord un avenir qui menace de plonger l’humanité dans la nuit. Il existe un nihilisme du jour qui traverse silencieusement le quotidien. De même que le pessimisme sombre est une réaction impuissante au rien, l’optimisme béat que suscitent les forces diurnes consonne sans le savoir avec le vide. Le xixe et la plus grande partie du xxe siècle européens ont mythifié la science, le peuple ou le progrès, avec les conséquences que l’on connaît. Aujourd’hui, les éloges de la vitesse, des nouvelles technologies et des flux marchands ressemblent moins à un choix réfléchi qu’à un abandon à l’inexorable.

Nous ne croyons plus que le nihilisme constitue une étape sur le chemin du sens. Depuis que les philosophies de l’histoire ont, elles aussi, fait l’aveu de leur vacuité, aucune relève n’est plus à l’horizon des violences dont sont tissées les expériences humaines. Mais l’optimisme postmoderne a masqué une autre forme de fatigue, qui consiste à s’installer dans le nihilisme faute de trouver la force de vouloir autre chose que ce qui est. La fin des grands récits n’est pas celle des imaginaires dominants qui présentent la voie que nous empruntons comme un sens unique. La principale différence avec les philosophies de l’histoire d’autrefois réside dans l’incapacité à définir le but du chemin autrement que par le chemin lui-même (la croissance pour la croissance, la recherche pour la recherche, l’innovation pour l’innovation, etc.).

La bonne nouvelle réside paradoxalement dans la forme de frivolité que le nihilisme autorise. Face aux discours qui légitiment le présent sans l’interroger, il devient possible d’opposer un soupçon : « ce n’est rien ». Comprenons : ce n’est rien de nécessaire, ni d’inévitable, ni même de consistant. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance des processus à l’œuvre, mais de relativiser la force coercitive de la « réalité » que l’on présente de plus en plus souvent comme l’unique argument en faveur de la perpétuation du même. Le constat de nihilisme marque l’impossibilité de s’arrêter à une conception du monde, que celle-ci soit économique, religieuse ou technique. Le « monde marché », le « monde église », le « monde machine » sont autant de définitions univoques du réel qui finissent par produire ce qu’elles décrivent. Ces imaginaires coagulent dans le « monde valeur » qui, parce qu’il n’y a pas de valeur sans mise en valeur, se caractérise par l’exploitation sans borne des hommes et de la nature.

Au plus loin de ces imaginaires, le nihilisme nous incite à trouver la force de vivre dans un monde délesté, mais aussi libéré, de fondement absolu. La démocratie est le nom politique pour cette expérience de la fin des hégémonies : ses procédures organisent le débat entre des convictions sans certitudes. À égale distance de l’opinion et de la science, la démocratie se déploie dans l’espace du « tenir pour vrai » et des engagements inquiets. Encore faut-il que cette incertitude puisse s’avouer sans honte, ce que ne permettent ni l’obsession des valeurs ni le formatage médiatique des discours où elle s’exprime. Faire mine de ne croire en rien ou s’avancer dans la lumière tout armé de dogmes, c’est à peu de choses près la même chose : ici et là, on refuse que le conflit joue un rôle quelconque dans la discussion publique. C’est pourquoi, il n’y a pas de différence de nature entre le nihilisme mou et confortable du relativisme et le nihilisme militant et destructeur du dogmatisme. Dans les deux cas, l’indétermination démocratique est prise pour cible au nom de la médiocrité qu’elle engendre.

La démocratie moderne se nourrit d’une « prise de parole » généralisée dont les expressions publiques donnent souvent l’impression du vide. Mais ce vide résulte-t-il vraiment de l’absence d’autorité capable d’arbitrer entre le dicible et l’indicible ? Ou n’est-il pas plutôt le fait des nouvelles contraintes qui pèsent sur le débat : rapidité, concision (pas plus de cent quarante signes …), obligation de parler haut et fort dans l’espoir d’être entendu ? Pour se soustraire à l’incertitude démocratique, nos sociétés saturent le réel d’images et de mots, mais aussi de « projets » et de « réformes », dont la profusion donne le sentiment d’une équivalence généralisée des paroles et des actes. Davantage que la fin des hiérarchies traditionnelles, ce qui est en cause ici est le désir (typiquement nihiliste) de faire sens à tout prix. De ce désir effréné naît justement la croyance que l’on peut combler le rien à l’aide de valeurs.

On peut penser, à l’inverse, qu’il faut reconquérir des espaces pour l’incertitude, ce qui ne revient nullement à renoncer aux convictions. Une revue comme Esprit a, parmi d’autres, repéré dans la tentation totalitaire le souhait d’en finir avec l’indétermination démocratique. À l’heure où le totalitarisme n’apparaît plus comme un danger immédiat, il serait hasardeux d’en conclure que les sociétés européennes sont réconciliées avec l’absence de fondement. C’est pourquoi il est toujours actuel de se situer « face au scepticisme1 », non pour y répondre par de nouveaux dogmes, mais pour réinvestir le lien ténu, souligné par Paul Ricœur, entre la « critique » et la « conviction ».

Face au nihilisme, aménager des lieux accueillants à l’interrogation sans posture et privilégier une certaine lenteur sans laquelle il n’y a de place que pour les slogans. Cela veut dire aussi : multiplier et valoriser les expériences sensibles du réel plutôt que de s’arrêter aux imaginaires dominants. Gilles Deleuze, un philosophe peu suspect d’une confiance naïve dans la démocratie, expliquait pourtant qu’il fallait en finir avec les interprétations du réel et reconquérir les expériences du possible. Le nihilisme contemporain, disait-il, s’exprime dans l’incapacité de « croire dans ce monde-ci », trop habitués que nous sommes à miser sur les processus automatiques. Ce ne sont pas les valeurs qui manquent, ni les images d’un monde fantasmatique unifié autour de principes « rationnels ». Ce qui manque, ce sont les croyances dans le possible et le praticable. Lorsqu’elle est érigée en loi, l’absence d’alternative devient nécessairement nihiliste : rien ne vaut la peine d’être tenté, sinon ce qui existe déjà.

À ce constat mortifère, on opposera moins des valeurs que des expériences qui répliquent à la perte en monde. Car cette perte est la principale conséquence du nihilisme : la globalisation de la technique favorise la certitude que cela fonctionnerait très bien sans nous. Il y a pourtant des expériences qui, de l’amour à l’engagement, de l’art aux luttes pour un peu moins de douleurs, sont susceptibles de nous faire croire en ce monde. En suivant de toutes autres voies que celles de Deleuze, Camus avait déjà mis en avant l’impératif de faire monde (plutôt que de le « refaire » à partir de rien) :

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse2.

Sous l’apparente modestie de ce propos, on trouve l’exigence de se réconcilier avec l’incertitude du sensible pour mieux l’affronter. À nous de faire surgir sous les événements une question cachée et de voir dans l’inconnu autre chose qu’une menace. Alors, « notre nihilisme » aura peut-être été une chance.

  • 1.

    Voir le numéro d’Esprit intitulé « Face au scepticisme », janvier 1989.

  • 2.

    Albert Camus, « Discours du 10 novembre 1957 », Œuvres complètes, t. 4, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 241.

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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