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D'un siècle à l'autre (1914-2014) : toujours face au nihilisme. Introduction

mars/avril 2014

#Divers

Introduction

D’un siècle à l’autre : 1914-2014. Le centenaire de l’entrée dans la guerre de 1914-1918 est l’occasion pour les historiens, et cela dans les divers pays européens concernés, de réflexions inédites et novatrices. S’il apparaît que ce temps de violence a changé le visage de l’Europe, on oublie pourtant que la guerre fut l’occasion d’interrogations radicales de la part d’écrivains ou de philosophes venus d’horizons divers – Franz Rosenzweig, Teilhard de Chardin, Ernst Jünger pour ne citer qu’eux – qui ont connu l’épreuve des tranchées. On se souvient par ailleurs que le penseur tchèque Jan Patočka, l’auteur de la Charte 77 à Prague, a considéré que cette épreuve inhumaine de la tranchée augurait l’avenir du xxe siècle. Dans des perspectives différentes, l’historien François Furet et le philosophe Paul Ricœur ont souligné que le xxe siècle avait commencé en 1914. On connaît la suite de l’histoire telle que l’a mise en scène par exemple l’historien progressiste Éric Hobsbawm dans son approche d’« un court xxe siècle » : selon lui, au « siècle des catastrophes » (1914-1944) a succédé dans une partie de l’Europe un « âge d’or » momentané (1945-1975, les fameuses Trente Glorieuses) avant qu’un capitalisme intraitable, sans concessions, ne s’impose, aux dépens d’un mouvement démocratique pris en otage, après la chute du mur de Berlin en 1989. En cette fin de xxe siècle, on aurait donc assisté à un retour à la case départ, à la période précédant 1914, et l’urgence est aujourd’hui pour beaucoup de jeter les bases de la critique d’un capitalisme qui a su s’adapter aux évolutions d’une planète en voie de mondialisation et « à court d’énergies ».

Tout ce que les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud …) avaient prédit, à savoir la permanence de la violence et de la guerre, s’est réalisé en 1914 et « les crimes du xxe siècle » en sont la suite barbare. Mais c’est le diagnostic de Nietzsche, formulé dans les termes du nihilisme, un constat brutal mais aussi prophétique, qui est le plus souvent mis en avant. Que Nietzsche organise sa pensée autour de la catégorie de nihilisme et que cela ne puisse laisser indifférent, Jean-Luc Nancy, qui nous accorde ici un long entretien, le disait déjà dans Esprit (mars 1968) peu de temps avant ce tournant de 1968 qui remit à la mode de manière heureuse et libérée les penseurs du soupçon :

Sans doute Nietzsche n’est promu par personne comme Père d’une tradition puisque nous nous méfions des Pères. Mais de façon plus insistante, n’est-il pas, à plusieurs titres, celui qui authentifie notre propre nihilisme1 ?

La catégorie de nihilisme telle qu’elle fut pensée à la fin du xixe siècle anticipait le destin de l’Europe, placé sous le signe de la « décadence », de l’ère de la technique et du règne de l’argent si bien décrit par Balzac, Thomas Mann ou Zola. Si la révolution nihiliste est associée aux grandes dérives totalitaires (Leo Strauss, Hermann Rauschning …), faut-il alors en conclure que nous devons reprendre cette catégorie à notre compte « à l’aveugle » et dire que le monde n’a finalement pas changé ? Certes, les fondateurs de cette revue, confrontés qu’ils étaient à la crise des années 1930, à l’aliénation dans le travail, à la quantification des valeurs et aux pressions de la société de consommation n’ont jamais oublié, alors même qu’ils cherchaient vainement une troisième voie (ni capitalisme ni communisme), de lire Nietzsche puis Camus, qui a remis au goût du jour le nihilisme après la Deuxième Guerre mondiale. Mais devons-nous considérer que nous vivons à l’heure du nihilisme, nous qui avons renoué avec la guerre au quotidien et ses barbaries depuis 2001 (terrorisme) et 2003 (Irak/Syrie/Centrafrique…), nous qui avons pris acte des intempéries à répétition d’un capitalisme financier qui a perdu le sens du réel2, nous qui connaissons le délire consumériste exacerbé par les nouvelles technologies, nous qui sommes mis sous pression par les inquiétudes écologiques de la planète et des inégalités croissantes ? Mais alors de quel nihilisme parlons-nous ? Et surtout, comment lui faire face ? Car si parler de « notre nihilisme », celui de toute notre époque, ne vaut pas adhésion, comment lui répliquer, sans se contenter d’un rappel des bonnes valeurs, ce qui contribue trop souvent à les renforcer, à partir d’une position de surplomb ?

Notre nihilisme, ce titre signifie seulement que notre monde a sûrement à voir avec le nihilisme et qu’il faut en prendre acte. Tant du côté des religieux que de ceux qui ne veulent pas d’un Dieu, la catégorie de nihilisme nous éclaire. Certes, les options démocratiques de la revue ne vont pas dans le sens d’une adhésion aux nihilismes contemporains. Il n’en reste pas moins qu’il nous faut vivre les difficultés d’une démocratie qui n’a plus de fondement assuré et ne saurait faire semblant d’en avoir un. Parler, à l’heure des discussions sur la Constitution tunisienne, d’indétermination démocratique n’est pas nécessairement un aveu d’impuissance mais l’indication qu’il faut éprouver un temps présent qui ne se résume pas au seul destin de l’Europe ou de l’Occident, celui que vivent physiquement les manisfestants de la place Maïdan à Kiev.

  • 1.

    Jean-Luc Nancy, « Nietzsche. Mais où sont les yeux pour le voir ? », Esprit, mars 1968.

  • 2.

    Voir les numéros qu’Esprit a consacrés à la crise financière et économique, dont celui-ci est à sa manière une suite : « Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière » (novembre 2008), « Dans la tourmente (2). Que fait l’État ? Que peut l’État ? » (décembre 2008), « Les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique » (juin 2009), « Les contrecoups de la crise » (novembre 2009), « Les impensés de l’économie » (janvier 2010), « Les États et le pouvoir des marchés » (décembre 2010), « Les marchés hors contrôle ? » (décembre 2011), « La crise, comment la raconter ? » (juin 2012).

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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