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Hegel, Kierkegaard et l'ironie contemporaine

L’ironie est avant tout un jeu sur le langage, qui moque sa déconnexion d’avec le réel. L’ironiste, s’il ne propose pas de vision du monde alternative à celle qu’il critique, peut dès lors apparaître, ce que dénonce Hegel, comme en surplomb, occupé uniquement par lui-même. Mais il peut aussi être humble, et se contenter, comme le fit Socrate selon Kierkegaard, de débusquer les trop grandes certitudes à travers l’ignorance et le doute.

Tout comme la philosophie commence par le doute, de même une vie digne, celle que nous qualifions d’humaine, commence par l’ironie.

Kierkegaard, le Concept d’ironie

Parodies, pastiches, caricatures, imitations : notre époque semble consacrer les doubles discours. Les dénonciations de la démocratie contemporaine insistent souvent sur ces mises en scène où la société se donne l’illusion d’entretenir une distance avec elle-même. Faute de pouvoir articuler une critique du présent, on l’amène à se répéter jusqu’à l’absurde. Sur le terrain médiatique, l’analyse de la société semble avoir déserté le champ du savoir pour rejoindre le ton des humoristes qui, pour amuser le public, se contentent de laisser se dire un « réel » auquel plus personne ne croit.

Parmi ces pratiques de la distanciation, l’ironie constitue pourtant une attitude qui invalide, pour une part, les jugements hâtifs sur la crise moderne de l’autorité. Dans son procédé le plus ordinaire, l’ironie est un jeu avec le langage : elle consiste à exprimer le contraire de ce que l’on pense en imitant la syntaxe du discours dominant. Il ne s’agit pas de mensonge puisque l’ironiste veut être percé à jour par ses auditeurs. Un énoncé ironique déjoue plutôt le jugement attendu en affirmant l’inverse de ce que tout le monde peut constater : « Quel beau temps ! » face à un déluge de pluie ; « La politique est la recherche du bien commun » devant l’ampleur de la corruption, « Oh les beaux jours ! » comme titre d’une pièce de Samuel Beckett.

Quelle différence y a-t-il entre cette manière de représenter la vie et la dérision généralisée ? L’ironie ne parle pas du réel, mais elle met en cause les discours que nous utilisons, le plus souvent sans y réfléchir, pour l’appréhender. L’ironie est l’inverse d’une théorie de la connaissance : celle-ci entend fonder la conformité entre nos représentations et les objets, celle-là montre que le réel ne coïncide pas avec le langage. C’est pourquoi, l’ironie nous en apprend davantage sur nos discours que sur ce qui existe réellement. Il n’y a aucun hasard dans le fait qu’elle s’impose dans des sociétés qui, comme la nôtre, sont saturées de commentaires prétendument sérieux, d’expertises en apparence définitives et de jugements fondés sur des sciences qui ne sauraient être mises en doute.

À propos de l’ironie, Hegel notait déjà :

Ce point de vue supérieur de la subjectivité ne peut apparaître qu’à une époque de haute culture, à un moment où le sérieux de la foi a disparu et où la conscience n’a plus son essence que dans la vanité de toutes choses1.

L’ironie naît toujours d’une insatisfaction à l’égard des discours officiels dont l’individu pressent qu’ils masquent l’essentiel. Si elle est le propre des époques de « culture », c’est parce que ces dernières sont traversées par un doute permanent que ne connaissent pas les civilisations dominées par la « foi ». L’ironie triomphe lorsque l’adhésion naïve à ce qui se dit socialement n’est plus une option pour des individus désenchantés et suspicieux.

Il n’y a donc pas à choisir entre ces deux thèses opposées : l’ironie est dans les choses ou elle se situe dans le regard que nous portons sur elles. En réalité, l’ironie se trouve tout entière dans le langage, mais en tant que ce dernier vise le réel et prétend l’épuiser. C’est le discours social, celui que la société porte sur elle-même et par lequel elle tente de se justifier, qui constitue sa cible principale. Lorsque l’on parle, par exemple, de « conservatisme compassionnel » ou de « socialisme de l’offre », il n’y a plus à décider si l’ironie est dans les choses ou dans les têtes. Elle traverse déjà le langage des communicants qui, à vouloir concilier l’inconciliable, finit par avouer sa vacuité.

En ce sens, l’ironie est la conséquence inévitable du trop-plein de discours et du sentiment de monotonie qui en résulte. Comme le remarquait Michel de Certeau, lorsqu’il y a trop d’« objets à croire », il n’y a plus de « crédibilité2 » : l’ironie se nourrit de cet écart. Les éléments de langage servis quotidiennement par les politiciens sont la forme contemporaine la plus saillante de la contradiction performative dans laquelle s’installent les discours officiels. On prétend produire de la croyance à partir de la répétition de stéréotypes auxquels personne ne croit plus.

L’ironie joue la rhétorique sociale contre elle-même et, en ce sens, elle constitue bien une arme de la dérision. Pour autant, elle n’appartient pas à la critique de l’idéologie car, pour dénoncer l’idéologie, il faut disposer d’une science. Or, la faiblesse de l’ironie constitue aussi son intérêt pour la pensée : l’ironiste ne dispose pas d’une connaissance depuis laquelle il porterait sur le monde un regard de surplomb. Ce suspens par rapport à toutes les prétentions illégitimes au savoir objectif constitue le principal apport de l’ironie à la critique.

Hegel a raison de mettre en garde contre la « vanité » qui menace cette attitude de défiance. Puisque l’ironie recouvre d’abord un certain usage du discours, elle risque d’enfermer dans le langage celui qui y recourt. Nous ne sommes que trop habitués à ce genre de nominalisme ricanant qui croit qu’il suffit de moquer les discours qui portent sur la société pour être quitte avec le monde.

Mais on essaiera de montrer qu’il est encore possible de s’inspirer de la réhabilitation de l’ironie à laquelle Kierkegaard procède contre Hegel. Si ce dernier dénonce de manière légitime l’ironiste qui se prend à son propre jeu et assimile le monde entier au mensonge, il se pourrait néanmoins que l’ironie authentique aille au-delà de la conjuration du réel par le langage. Défendre la parole ironique, c’est d’abord sauver l’équivocité du langage contre les tentatives qui visent à en faire un simple instrument d’information. À l’heure où les exigences de la communication « efficace » et « rapide » s’imposent partout, cette retenue constitue une réserve critique au moins aussi précieuse que les appels au sérieux.

Le langage irresponsable

L’ironie, c’est d’abord l’absence d’œuvre. Que l’on pense à celui qui sacrifierait le monde pour un « bon mot ». Ne pouvant résister à la tentation de briller l’espace d’un instant, l’ironiste s’en remet au pouvoir des formules qui ramènent à rien l’édifice social et les discours qui viennent le légitimer. L’aristocrate qui ne croit pas dans les valeurs de la naissance, le révolutionnaire qui se méfie du peuple ou le libéral qui abandonne le droit à une convention arbitraire sont autant de figures extrêmes de l’ironie : leurs paroles désenchantées contredisent le contexte de leur énonciation. Le bon mot, la pointe et la formule qu’ils utilisent ne font pas œuvre parce qu’ils servent justement à faire paraître la fragilité des constructions symboliques sur lesquelles repose le consensus social majoritaire. En suggérant l’inverse de ce qu’elle dit explicitement, la formule ironique fait éclater la confiance sur laquelle se fonde l’usage ordinaire du langage.

Par là, l’ironie désigne une technique de l’éphémère que l’on retrouve dans le Witz élevé par les romantiques allemands au rang d’art supérieur. Le « souffle divin de l’ironie » dont parle Friedrich Schlegel traverse le « génie » qui se sert du langage pour faire paraître la fragilité des ordres sociaux et se libérer du monde3. On perçoit sur cet exemple ce que l’ironie peut avoir de réactif. Le romantisme allemand est une réplique aux Lumières et à la confiance naïve qu’elles placent, selon lui, dans les capacités du langage humain à dire le vrai et le bien. Dans ce cadre, ironiser consiste à miner les croyances qui portent sur la transparence du monde au discours rationnel. En réduisant le réel au paradoxe, l’écrivain ironiste provoque le doute sur les savoirs scientifiques comme sur les certitudes partagées.

L’ironie abandonne le texte au profit de la phrase ou du fragment car ces derniers prétendent moins rejoindre le monde qu’ils ne font paraître son irréalité. Mais l’ironiste tend néanmoins à s’exclure de ce doute généralisé sur le langage. C’est sur cette prétention à l’indépendance du « génie » que Hegel forge sa critique du romantisme. Dans l’absence d’œuvre, le philosophe voit surtout le moyen d’échapper aux institutions en affirmant à bon compte la liberté du Moi par rapport à la société. Si je parodie la règle, je la reconnais, mais en postulant que « je suis encore plus loin » et que « ce n’est pas la chose qui est au premier rang, mais moi4 ». L’ironiste regarde de haut tout ce qui est positif : lois, opinions, coutumes, croyances. Sa manière d’affirmer sa liberté est de nier le sérieux de ce que les autres estiment. Liberté toute négative, donc, que celle de l’ironie parce qu’elle recouvre en réalité un mépris de l’objectivité des valeurs. L’arme principale du romantisme est la toute-puissance qu’il prête au langage et qui, à ses yeux, doit suffire à convaincre les auditeurs de la vacuité des ordres institués.

Pour ceux qui la rejettent, l’ironie est un usage irresponsable du langage : chaque fois qu’il en fait usage, le locuteur se place hors du monde social et, pour ainsi dire, se lave les mains des discours qui peuvent y être tenus. Hegel a montré comment l’ironie romantique suppose de manière illusoire que le sujet se situe toujours ailleurs que dans la série de ses actes. La distance ironique est celle qui sépare un sujet pur et un monde jugé corrompu dont il est seulement possible de se moquer. De ce point de vue, l’ironie est semblable à une dialectique arrêtée : elle nie le « réel » (c’est-à-dire la pertinence des discours qui sont tenus par les institutions) sans énoncer une signification nouvelle et consistante. Mais à ne voir que ce qui, dans le langage, est double, on risque de s’enfermer dans la sanctification de l’ineffable. Dans un monde où tout se ramène à la vacuité du rien, il n’y a non seulement pas d’action qui mérite d’être tentée, mais même pas de parole vraie. Il ne reste alors que la contemplation de son bon droit qui installe le sujet pur dans la croyance que, à lui au moins, « on ne la fait pas ».

Aujourd’hui encore, la plupart des critiques de l’ironie s’en prennent à l’exaltation du Moi que cette dernière promeut. L’ironiste désigne alors celui qui ne veut pas habiter le monde et se sert du langage pour échapper à la sédentarité. Plus encore qu’au temps de la polémique hégélienne contre le romantisme, il correspond à l’individu « mondialisé » qui ne se retrouve dans aucun des agencements offerts par la société, mais veut tout de même profiter de chacun d’entre eux. À l’égard du langage commun, les sociétés de l’information sont doubles : elles lui confèrent une présence publique qu’il n’a jamais possédée auparavant dans l’histoire en même temps qu’elles le soumettent à de nouvelles contraintes de concision et de rapidité. Ce sont deux préalables à l’ironisation généralisée puisque l’on discourt sans arrêt, mais dans le but de se libérer du sérieux et de sa lenteur. La télévision fait mine de rire d’elle-même, les politiques essaient de participer à la dérision pour ne pas en être les victimes et les tweets doivent condenser en cent quarante signes une « vérité » définitive. Ce triomphe du Witz se fait, certes, dans les conditions les moins favorables à la poésie, mais il semble porter à son comble le rêve romantique de se rire de tout, sauf de sa propre indépendance d’esprit.

S’il y a une actualité de la critique hégélienne, elle réside dans cette tendance de l’ironiste à se prendre à son propre jeu (de langage). La « belle âme » contemporaine serait cette conscience vaniteuse qui profite de la dévaluation médiatique des discours et de la multiplication des expertises pour se complaire dans sa propre solitude. Selon Hegel, la formule de l’ironie moderne est le « Moi = Moi » fichtéen : une manière aisée de s’exclure du monde au nom des mensonges qui y règnent. L’exigence ironique est de n’être dupe de rien. On sait que le romantisme allemand refusait l’Histoire parce qu’il ne voulait être lié à aucun passé. Son goût pour la liberté subjective lui faisait jeter un regard ironique sur les bouleversements du monde moderne et les acquis de la Révolution française. En effet, le progressisme est une victime de choix de l’ironie puisque, par nature, il prend au pied de la lettre les discours que la démocratie et la science tiennent sur elles-mêmes. Le moyen le plus sûr pour rire de cette autopromotion du présent est de citer les « grands mots » qu’il emploie pour se convaincre de sa légitimité.

Il y a pourtant une contrepartie à cette hypothèse selon laquelle il ne faut se fier à rien de ce qui se dit dans l’espace public. Hegel a bien vu que l’ironie radicale mène aux théories du complot. Les romantiques allemands, déjà, opposaient aux mensonges de l’histoire progressiste des Lumières le mythe d’un Moyen Âge où aurait régné le sérieux de la foi. Car l’ironiste romantique continue à croire absolument dans la vérité et se désole, pour cela, de ne pas la retrouver dans la parole publique de son temps. D’où cette conviction qu’« on lui ment » en permanence et que le langage est à ce point démonétisé qu’il n’a plus d’autre vocation que la parodie. Cela n’est pas sans évoquer la structure de la plupart des émissions d’informations actuelles. À la parole « sérieuse » de l’éditorialiste succède celle de l’humoriste qui abolit en quelques mots toutes les prétentions du commentaire à dégager un sens des événements. L’ironie assimile les messages publics qui viennent d’être émis à de la monnaie de singe. Lorsqu’elle devient l’usage dominant du langage, elle désigne le stade ultime d’une société des valeurs qui se retourne contre elle-même.

Cette critique de l’ironie au nom du sérieux pose pourtant un problème. Elle repose sur l’hypothèse selon laquelle il existerait une objectivité du Bien, de la Justice ou de la Vérité. À l’ironiste, on reproche justement de rabaisser ces notions en les plaçant entre des guillemets. Mais ce qui distingue l’ironie de la dérision, c’est qu’elle s’en prend moins aux idéaux qui traversent la société qu’aux discours qui énoncent que ces idéaux sont d’ores et déjà réalisés. À l’inverse, Hegel ne doute pas qu’il existe un point de vue (celui de la philosophie) depuis lequel les institutions accèdent à la transparence et, par là, à la légitimité totale. Or, l’ironie désigne une attitude qui nie l’existence d’un tel point de vue où l’être et le bien coïncideraient. En ce sens, il se pourrait qu’une certaine pratique de l’ironie constitue le préalable à la critique, en particulier dans des sociétés qui revendiquent la certitude sur elles-mêmes.

Le savoir de réserve

On vient de le voir, l’ironie pose aux discours officiels la question de confiance. En ce sens, elle correspond bien aux époques qui, comme la nôtre, institutionnalisent l’incrédulité en donnant presque systématiquement l’avantage à la dérision. Mais, en dénonçant le manque de sérieux du présent, les critiques de l’ironie partent toujours de son triomphe social. Or, pour comprendre ce phénomène, il faut d’abord se situer au point de vue où l’ironie est encore « minoritaire » et tranche avec le poids des certitudes partagées. Dès lors, le paysage change du tout au tout. Ce n’est plus l’ironiste qui apparaît comme le représentant de la société, mais au contraire celui qui ne comprend pas que l’on puisse prendre une distance quelconque avec l’ordre social et ses valeurs. Très souvent, le refus de l’ironie s’accompagne d’une certaine violence : celui qui n’admet pas les doubles jeux du langage recourt à la force afin de faire taire les voix de la contestation.

Pour saisir l’ironie du point de vue de sa naissance (et non de son triomphe dans le romantisme moderne), Kierkegaard convoque la figure de Socrate. Contre Hegel, il rappelle que l’ironie n’a pas toujours été une position de confort, mais qu’elle a aussi représenté un risque vital pour celui qui s’y adonne contre le sérieux affiché par l’ordre établi. La condamnation à mort de Socrate, c’est la vengeance d’Athènes contre une parole ironique qui ébranle sa conviction d’incarner la cité parfaite. En ce sens, il se pourrait bien que l’ironie recèle un potentiel critique inappréciable.

Comment le comprendre ? Socrate pratique l’ironie parce qu’il ne veut pas être prisonnier du langage reçu. Aux sophistes qui se déclarent experts en sagesse, il oppose un doute moqueur qui les amène à se contredire sur ce qu’ils appellent (et avec eux toute la société d’alors) « vertu », « bien » ou « justice ». Ce faisant, il introduit de l’incertitude dans les dogmes les mieux établis de la cité, non pas en lui opposant la vertu authentique, le vrai bien ou la justice achevée, mais en faisant jouer le discours officiel contre lui-même. C’est précisément cette pratique négative et insolente qu’Athènes ne lui pardonnera pas :

[Socrate] s’est servi de l’ironie pour venir à bout de l’hellénisme envers lequel il s’est toujours comporté en ironiste ; il était ignorant, ne savait rien, cherchait des éclaircissements auprès d’autrui ; mais à respecter ainsi l’ordre établi, il le perdit5.

Quoi de plus ironique que l’affirmation selon laquelle « Je sais que je ne sais rien » ? À travers elle, Socrate fait mine de vouloir apprendre des autres et de prendre au sérieux les discours de ceux qui prétendent savoir, mais se révéleront bien vite incapables de justifier leurs certitudes. L’ironie authentique consiste justement à laisser l’autre parler jusqu’au moment où son discours avouera sa vacuité. Littéralement, elle « prend au mot » ce que dit l’opinion dominante pour faire paraître qu’il n’y a là, justement, que des mots et non des savoirs définitifs sur ce qui est juste. Or le discours « sérieux » est celui qui prétend dire le vrai et faire la loi. L’ignorance affichée par Socrate est donc le « rien » qui lui permettra d’anéantir les paroles autoritaires. Certes, l’ironiste fait semblant de ne rien savoir puisqu’il est au moins certain d’une chose : les experts en vérité et en vertu n’en savent pas plus que lui. Mais comme ils ignorent leur propre indigence, ils peuvent faire passer leurs certitudes pour des vérités. L’opération ironique consiste alors à refuser tout ce qui se présente sous la forme d’une thèse. Son postulat est qu’une vérité universellement reconnue, et jamais interrogée, a toutes les chances d’être une imposture.

Kierkegaard adresse à Hegel la même critique qu’à Platon : l’un et l’autre (et avec eux toute la métaphysique occidentale) ont considéré que Socrate dénonçait le monde au nom d’un savoir de surplomb. Or le Socrate véritable, celui d’avant Platon, est ironiste précisément parce qu’il ne réfute pas les idéologies au nom d’une idée (du vrai, du juste, du bien) qu’il serait le seul à posséder, mais à partir d’une conception non dogmatique du langage. Socrate appartient encore à la cité qu’il a pour tâche de mener à sa ruine. C’est pourquoi il ne contredit pas l’ancien au nom du nouveau, mais en l’amenant à se contredire. La position de l’ironie est le suspens de l’entre-deux : elle se situe entre les valeurs auxquelles elle s’oppose et celles qu’elle ne possède pas encore. C’est lorsque l’ironie s’oublie elle-même, lorsqu’elle devient sérieuse ou, comme on voudra, lorsque la négation dialectique se transforme en une nouvelle position, qu’elle perd sa fonction critique pour devenir un procédé dogmatique. Elle devient une habitude pour celui qui veut donner l’impression d’avoir une expérience de la vie et une connaissance du monde. Alors, mais alors seulement, la dérision devient l’arme des forts contre l’ignorance des faibles.

L’ironiste authentique est, dans le monde, « plus léger que le monde6 ». On ne peut même pas dire de lui qu’il est sceptique, puisque le scepticisme est déjà une thèse sur la vérité. Mieux vaut définir l’ironie comme un « jeu infiniment léger avec le rien7 ». Il entre sûrement de la vanité dans le désir de ne jamais parler comme les autres. Mais ce que désire l’ironie, c’est surtout la liberté par rapport aux langages de la légitimation. En cela, cette pratique possède le mérite de montrer que le présent ne correspond pas à l’idéal, c’est-à-dire à l’idée qu’il se fait de lui-même. La démocratie athénienne, c’est l’un des rares points communs avec la nôtre, prétendait être parvenue à la transparence. C’était l’époque des « oraisons funèbres » à la gloire de la cité. Face à ces autopromotions publiques, l’ironie de Socrate n’affirme rien, mais se contente d’introduire un doute sur la puissance de la rhétorique à envelopper le réel8.

Toute l’ambiguïté de l’ironie provient de ce qu’elle désigne un savoir de réserve. Et cela dans les deux sens du mot « réserve ». D’une part, il suggère que l’ironiste en sait plus long qu’il ne veut bien le dire. En portant le discours sérieux à la contradiction, il se place dans la position de celui qui, appartenant à une « franc-maçonnerie spirituelle9 », connaît la clé du mystère tout en se réservant le droit de la garder pour lui-même. Mais Kierkegaard montre que cette réserve hautaine correspond davantage à l’ironie moderne qu’à celle, plus humble, de Socrate. Car la réserve de ce dernier doit se comprendre sur le modèle du doute plutôt que sur celui du mépris pour les valeurs du présent. Alors que ses interlocuteurs prétendent posséder une science qui justifie ce qui existe déjà, l’ironiste pratique une éthique de la dissonance. Cette posture a du sens puisque la pratique la plus courante de la domination positiviste consiste à neutraliser les contradictions au nom des « faits ». Or, les faits ne parlent pas, mais ils s’imposent avec une évidence muette qui, dans l’opinion des experts, justifie ici les politiques du progrès, là les mesures d’austérité. Le grand mérite de l’ironie est de rappeler que ces « faits » sont en réalité investis de discours et que ces derniers doivent être interrogés. Ce n’est pas le sarcasme qui est le plus important, mais cette constante remise en cause de ce qui prétend être positif et ne vise, en général, qu’à placer l’ordre établi hors de toute contestation possible.

Il existe donc quelque chose comme une pédagogie par l’ironie. Kierkegaard en définit parfaitement l’objectif lorsqu’il écrit que cet usage indirect du discours prémunit les individus contre l’« idolâtrie du phénomène10 ». Mais le plus important est que l’ironie consciente d’elle-même n’oppose pas aux phénomènes idéologiques ou médiatiques un savoir de l’essence du social. Elle doute des jugements définitifs qui portent sur la science, la politique ou la réduction de la première à la seconde. On comprend alors pourquoi il y a bien peu d’ironie dans les dénonciations savantes de la « société du spectacle » qui situent, une fois de plus, le savant hors de la Caverne. À la différence de cet esprit de sérieux qui prend parfois le masque de la dérision, l’ironie inquiète toutes les positions fondées sur le dogmatisme.

En utilisant le langage contre les prétentions de la thèse, l’ironiste consacre ainsi la dispersion originaire du sens. Cette réserve n’est pas relativiste, encore moins nihiliste, pour la raison que l’ironie ne se situe pas sur le terrain de la vérité, mais sur celui du langage. Tout en inquiétant, elle fait sourire parce qu’elle rappelle que, sous l’élégance des mots prononcés pour convaincre, se trouve de la force nue. Si Kierkegaard a été sensible à la valeur de l’ironie, c’est que son expérience existentielle et philosophique a été marquée par la duplicité du Père qui ne cessait d’asséner des thèses auxquelles il ne croyait pas11. L’ironiste est précisément celui qui ne veut pas devenir le Père ou le Chef. Il n’a pas l’idée d’un ordre nouveau à opposer à celui qui existe déjà, mais il possède la conscience de l’écart entre les proclamations de l’idéal et les ambiguïtés du présent. Il y a toujours un peu de tristesse dans l’ironie authentique parce que celle-ci doute autant de sa propre position que de celles qu’elle dénonce.

Cette ironie-là mérite toujours d’être entendue. Il est vrai que ce n’est plus à l’aune de l’idéal que l’on justifie aujourd’hui la plupart des mesures politiques. Viennent plutôt au premier plan les résultats de la science économique ou de ses avatars. Mais la vertu de l’ironie demeure la même : se défier des discours de la maîtrise qui camouflent leur intention de dominer sous le masque de l’objectivité. Jouer avec le langage est encore le meilleur moyen de rappeler ce qui, par-delà les certitudes de la science, demeure équivoque dans l’expérience sociale.

Ce rappel à l’ambiguïté n’a pas grand-chose à voir avec le rire satisfait des « humoristes » qui, sur les ondes et dans les salons, se moquent de ce qu’ils ont renoncé à critiquer. Il ne prétend pas non plus se situer par-delà le monde, dans la posture de celui pour qui la vérité est toujours ailleurs que dans le langage. L’ironie est plutôt une manière de jouer librement avec les mots usés. Par là, elle rappelle de manière négative que la communication entre les hommes ne se laisse pas réduire à l’information. Il entre dans le discours social une part de rhétorique qu’il n’est pas toujours nécessaire de « démonter », mais dont il faut au moins avoir conscience pour commencer du neuf en rouvrant le jeu du langage. Dans la tradition religieuse, l’ironie de Dieu se manifeste dans les miracles : lorsque le créateur du monde commence à nouveau en contrevenant à un ordre naturel qu’il a lui-même voulu. Pour l’individu, cette manière de ne pas se trouver là où la majorité l’attend est aussi un moyen de souligner ce qu’il y a d’artificiel et de contingent dans les « faits » qui sont présentés comme des normes. Certes, ce déplacement des lignes ne fait pas encore une morale. Face à la fausse alternative entre les discours assurés et le ricanement, l’ironie pourrait bien, toutefois, être le commencement de la sagesse.

  • 1.

    Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 140, additif, trad. R. Derathé, Paris, Vrin, 1982, p. 189.

  • 2.

    Voir Michel de Certeau, l’Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 261.

  • 3.

    Voir Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, l’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978, p. 86.

  • 4.

    F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit.

  • 5.

    Søren Kierkegaard, le Concept d’ironie, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Œuvres complètes, tome II, Paris, Éditions de l’Orante, 1975, p. 239.

  • 6.

    S. Kierkegaard, le Concept d’ironie, op. cit., p. 139.

  • 7.

    Ibid., p. 244.

  • 8.

    Dans le Ménexène, Socrate ironise sur le goût des Athéniens pour les oraisons funèbres. Pour un véritable orateur comme Périclès, il y a cent démagogues qui flattent la « grandeur d’âme » de leur public.

  • 9.

    S. Kierkegaard, le Concept d’ironie, op. cit., p. 221.

  • 10.

    S. Kierkegaard, le Concept d’ironie, op. cit., p. 256.

  • 11.

    Voir le très beau livre de David Brezis, Kierkegaard et les figures de la paternité, Paris, Cerf, 1999.

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

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