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Dans le même numéro

L'arbre et la forêt. À propos de quelques polémiques récentes. (Encadré)

février 2007

#Divers

Fallait-il répondre à la « somme d’inepties » – comme les a nommées le philosophe guadeloupéen Jacky Dahomay dans la livraison du Monde datée du 1er décembre dernier – à laquelle se réduit le texte que l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant a commis pour dire sa compréhension de la présence de l’humoriste Dieudonné à la récente fête « Bleu Blanc Rouge » du Front national ? Oui, parce que jouer sur le double sens, objectif et dépréciatif, du mot « innommable » pour désigner « les Juifs » ne peut pas être pris pour une plaisanterie et, plus largement, parce que proférer des incitations à la haine raciale (dans le cas présent, contre « les Juifs » mais aussi contre « les Blancs ») ne doit pas être considéré comme l’expression d’une simple opinion que l’on pourrait discuter à l’instar de n’importe quelle autre conviction. De tels propos constituent tout simplement un délit, ils n’appellent donc qu’une condamnation absolue.

Mais, au-delà de cette disqualification radicale, s’il faut parler d’un tel forfait, il convient de le faire comme en passant, à la mesure du peu d’importance de celui qui l’a commis. Car, à y insister davantage, on court le risque de prendre l’arbre de ce que certains appellent, avec excès, « l’affaire Confiant » pour la forêt des crispations identitaires qui émaillent de plus en plus souvent les discours et les attitudes de certaines élites intellectuelles et politiques du monde antillais, là-bas et ici, comme elles le font hélas dans d’autres univers1. Cette forêt prend sa racine unique dans la pensée – disons plutôt : dans le réflexe – d’une identité propre, fermée sur elle-même, qui, en dépit des dénégations dont parfois elle s’affuble, ne peut être qu’excluante parce qu’elle est exclusive.

On nous dit, comme une excuse, que cette poussée identitaire n’est qu’une réaction au mépris qui l’a trop longtemps précédée et qui continue encore de se manifester. Mais, n’en déplaise aux responsables de tant d’organisations « communautaires », invoquer l’existence de fortes discriminations à l’encontre des « Noirs », des « Juifs », des « Arabes », etc., dans la société française ne suffira jamais – aussi avérée que soit cette existence – à justifier que les réponses que ces groupes veulent légitimement opposer à ces discriminations puissent s’abandonner à quelque enfermement identitaire que ce soit. Pour la bonne et simple raison qu’une telle médecine ne peut que renforcer et étendre le mal qu’elle prétend éradiquer. Le racisme sous ces différentes formes, parce qu’il est une négation de l’universalité de l’humain, ne saurait, en effet, être véritablement combattu qu’au nom de principes universalisables et par des mobilisations qui transcendent toutes les « communautés ».

Certains, passés maîtres dans l’art du double sens et de l’écran de fumée, nous disent également que se revendiquer comme noir (ou juif ou arabe) n’implique en rien une volonté de se démarquer des autres ! Il convient de leur répondre, avec la philosophe tunisienne Hélé Béji, l’auteur de l’admirable Désenchantement national, que « dans toute proclamation de sa différence, il y a une secrète conviction de l’évidence de sa supériorité » et qu’alors « la réclamation culturelle de sa différence ne peut plus être considérée comme une manifestation du droit, mais comme une économie masquée de la force2 ». Et, partant, de refuser le consensus mou qui veut aujourd’hui, dans un discours des plus politiquement corrects, que la revendication de chaque identité particulière soit nécessairement compatible avec les indispensables exigences du tous vivre ensemble. Car force est de constater qu’aussi possible et même souhaitable que soit cette compatibilité, elle n’a rien d’automatique et qu’ainsi le discours en question prend ses désirs pour la réalité, plus précisément qu’il prend pour conclusion ce qui devrait faire l’objet d’une question préalable : comment et sous quelles conditions établir l’harmonie que l’on a imprudemment postulée et qui n’a rien de préétabli ?

Une question à laquelle les réponses que l’on doit apporter supposent, toutes, la volonté d’établir – sans exclusive – un dialogue permanent entre les traditions qui aujourd’hui s’opposent, où l’on prendrait en compte de manière raisonnée et critique les différences de celles-ci pour les dépasser. Ce dialogue ne peut manquer d’être conflictuel mais il ne fait sens pour chacun de s’y engager qu’en étant conscient qu’il a à apprendre de l’Autre et convaincu que rien n’est a priori – avant un libre examen de la raison – non négociable, donc en acceptant l’éventualité d’importants changements dans son propre credo, qu’il soit majoritaire ou minoritaire, bref en étant ouvert à une dynamique de transformation mutuelle au lieu de se complaire dans des particularités, aussi grandioses ou douloureuses soient-elles.

Face à un tel défi, il est grand temps, enfin, que les grands organes d’information prennent une mesure exacte de l’immense effet qu’ont sur la situation ici évoquée les messages qu’ils transmettent et les analyses qu’ils proposent concernant celle-ci. Les grands moyens de communication tiennent, en effet, trop souvent pour acquise l’existence de « communautés » qui ne sont que dans l’imagination d’un petit nombre d’ambitieux qui ont intérêt à faire croire à cette existence. Ils tendent à mettre au centre du débat public les propos les plus caricaturaux (ceux des Dieudonné, Confiant, etc.). Ils considèrent comme représentant une opinion largement répandue des personnages dont la représentativité est faible. Ils ignorent avec insistance que les nobles paroles et les beaux actes de ces derniers ne sont souvent que les habits d’une farouche lutte pour le partage d’un gâteau que Nicolas Sarkozy et les autres chantres de la « discrimination positive » ne leur ont même pas encore véritablement fait goûter3. En tout cela, ils concourent à accélérer la réalisation de discours communautaristes dont on ne sait que trop à quel point ils sont déjà des « prophéties autoréalisatrices ». Et ils contribuent ainsi à la mise en place du piège des alignements communautaires, qui lorsqu’il se refermera, s’il se referme, ne laissera plus à chacun que le choix de la barricade derrière laquelle il devra se placer.

  • 1.

    En fait, ce phénomène ne date pas d’hier aux Antilles. Pour s’en tenir au seul antisémitisme, il faut rappeler, par exemple, qu’il y a déjà plus de vingt ans l’hebdomadaire martiniquais Antilla a publié tout au long de deux longues années (août 1982-mai 1984) une série d’articles s’en prenant violemment aux Juifs (qui, elle-même, venait après une non moins violente campagne anti-Mulâtres développée, dès la fin de 1981, dans ce magazine). Un forfait dans lequel R. Confiant était déjà impliqué, mais comme comparse de son principal auteur, aujourd’hui disparu. Sur l’ensemble de cet événement, on peut se reporter à l’analyse que j’en ai faite dans un article paru dans la revue Traces (1985, no 11, p. 129-151) : « Crispation identitaire et antisémitisme : le cas d’Antilla ».

  • 2.

    « Radicalisme culturel et laïcité », Le Débat, 58, janvier-février 1990, p. 45-49.

  • 3.

    On trouvera une illustration tristement savoureuse de cette lutte dans un communiqué de presse que l’actuel président du collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais, Claude Ribbe, fit paraître le 16 décembre dernier, où il reproche au Conseil représentatif des associations noires de faire de l’ombre audit collectif par une action contre les propos racistes tenus récemment par l’animateur de télévision Pascal Sevran, qu’il juge inconsidérée (au moins en ce qu’elle est concurrente de la sienne). Le Cran, dont certains des responsables sont identifiés comme des « Franco-Togolais » et des « Franco-Béninois », est alors accusé d’être constitué d’une « poignée d’Africains racistes à rebours » et de former « un mouvement nul de plein droit puisqu’il s’appuie sur un principe odieux et illicite, celui de la discrimination en fonction de la couleur de peau » ! Comme si, dans les mobilisations évoquées, le problème ne résidait pas dans le fait qu’elles soient « communautaires » mais seulement dans celui qu’elles sont « raciales » au lieu d’être « culturelles » ou « ethniques ».