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Dans le même numéro

Sortir du regard européen. À propos de la Prospérité du vice de Daniel Cohen

octobre 2010

#Divers

À propos de la Prospérité du vice de Daniel Cohen

Cette analyse détaillée du livre de Daniel Cohen s’interroge sur la place accordée à l’Europe dans son analyse de l’histoire économique mondiale. Garder un regard centré sur le développement européen et notre « découverte » du reste du monde n’est plus possible : de nombreux travaux invitent désormais à décentrer notre regard et à prendre conscience de l’importance des échanges économiques en dehors de l’Europe tout au long de l’histoire.

No man is an island, entire of itself.

John Donne

Le dernier livre de Daniel Cohen, la Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie1, offre une grande fresque, aussi claire et brillante que ses précédents ouvrages et qu’on lit toujours avec le même intérêt et le même plaisir. De quoi s’agit-il ? De rien moins que d’une brève histoire économique de l’humanité, des chasseurs-cueilleurs à la crise économique et financière d’aujourd’hui et aux défis qui attendent la planète. Pourtant, malgré ses grandes qualités ou précisément à cause d’elles, l’ouvrage laisse insatisfait. Résumons en une formule ce qui peut gêner un « citoyen du monde » : l’Occident y apparaît comme le seul sujet de l’histoire, l’histoire du monde n’est plus que le monologue intérieur de l’Europe.

L’Occident, seul sujet de l’histoire?

Dans son ouvrage The Wealth and Poverty of Nations, David Landes proposait, pour symboliser l’opposition entre riches et pauvres, de substituer à l’ancien couple Nord-Sud2 l’opposition de l’Ouest au « Reste » (du monde), qui offrait l’avantage d’avoir, outre sa force de slogan rimé, une portée non seulement géographique mais surtout historique, l’Europe ayant été, durant le dernier millénaire, « le premier moteur du développement et de la modernité3 ». Ce nouveau vocabulaire, dont il faut reconnaître le caractère quelque peu condescendant, décrit assez bien la perspective commune à David Landes, à Daniel Cohen et à un certain nombre d’historiens économistes : il y a d’un côté l’Europe, « qui a arraché l’humanité au règne de la faim et de la misère4 », et de l’autre le Reste, tout le reste, qui n’a joué aucun rôle historique et s’est borné à subir le choc de la modernisation importée d’Europe avant de demander aujourd’hui, en fantôme menaçant, sa part au festin des élus.

Aussi le Reste n’occupe-t-il qu’une portion congrue dans le livre de Daniel Cohen. Dans la première partie, « Pourquoi l’Europe ? », après une « Genèse » (p. 25-32) qui évoque brièvement la révolution néolithique et l’apparition de l’agriculture, on reste enfermé dans une généalogie purement eurocentrée qui mène de Rome au Moyen Âge, à la Renaissance et à la révolution industrielle. Ce n’est qu’avec la révolution industrielle que le Reste fait une furtive apparition : l’Angleterre a eu besoin alors des matières premières d’Amérique du Nord et des esclaves d’Afrique (p. 78-81). Dans la deuxième partie, « Prospérité et dépression », il n’est à peu près jamais question du Reste, à l’exception de quelques brèves allusions (p. 120, 138 et 163). Il semble ainsi que, de l’Empire romain à la fin du siècle dernier, l’Europe soit seule au monde : rien n’est dit des empires et de la décolonisation. Et le Reste, sous la forme de l’Inde et de la Chine, ne réapparaîtra que dans la troisième partie, « À l’heure de la mondialisation ».

Sauf dans cette dernière partie, l’Occident est donc à peu près seul en scène. Mais c’est un Occident ambigu, dont les limites ne sont pas clairement définies : s’agit-il d’une « Europe de l’Ouest » opposée à l’« Europe de l’Est » mais qui comprendrait aussi les États-Unis ? À la fin de l’ouvrage cependant apparaît une nette opposition entre Europe et États-Unis (p. 267-274) : en face de la suprématie américaine dans la plupart des domaines, des technologies les plus récentes aux produits culturels et à l’enseignement supérieur, l’Europe est à la traîne. L’opposition ne porte pas seulement sur les richesses, elle porte aussi sur les valeurs : ayant emporté avec eux l’optimisme des Lumières, « les Américains ignorent, ou veulent ignorer, la dimension tragique de l’histoire occidentale » (p. 269). L’Europe, qui a ouvert la voie de la modernité et de la richesse, pourrait aussi annoncer l’avenir tragique de l’humanité, étant la seule à être allée « au bout de l’histoire » (p. 269). Dans le progrès comme dans la catastrophe, dans le bien comme dans le mal, l’Europe a toujours tout fait la première et servi de modèle à l’humanité.

Le chapitre intitulé « La critique de l’Occident » (p. 215-218) témoigne particulièrement du privilège accordé au regard européen. Dans l’intention de critiquer les thèses de Huntington, Daniel Cohen affirme que « le rejet par l’Orient des valeurs occidentales n’avait en fait rien de très original, ayant été souvent formulé déjà… en Occident même » (p. 215) : ici encore, l’Europe est la première et les autres n’ont fait que suivre et imiter. Il est vrai que la modernisation a partout provoqué des réactions ambivalentes, car elle s’est accompagnée d’un véritable traumatisme, plus ou moins violent selon les modalités et la vitesse des transformations. On voyait disparaître plus ou moins brutalement les formes de vie traditionnelles, tandis que s’amassait progressivement dans les villes la nouvelle classe ouvrière, posant ce que l’on appelait alors la question du paupérisme. Il y avait bien, comme le rappelle l’auteur, des critiques de type romantique et traditionaliste, en Allemagne comme dans les autres pays d’Europe et plus tard dans le reste du monde, qui se fondaient sur la nostalgie d’un monde perdu. Mais, parallèlement, des critiques portant sur « la situation de la classe ouvrière » en Angleterre ou en France, sous la plume d’Engels, de Disraeli ou de Dickens, ont joué un rôle important dans la lutte pour l’amélioration des conditions de travail des femmes et des enfants.

En quoi l’emprunt par l’« Orient » – étrange notion eurocentriste que l’on pouvait croire définitivement abandonnée – d’arguments déjà utilisés en « Occident » enlève-t-il toute pertinence aux critiques adressées à l’Europe par le Reste ? D’autant plus qu’il ne s’agissait pas seulement de s’opposer aux « valeurs occidentales » – de quelles valeurs est-il question et en quoi sont-elles « occidentales » et non universelles ? –, mais aussi de se fonder sur certaines d’entre elles pour précisément les opposer à la conduite réelle des impérialismes européens. Un exemple fascinant de ces échanges est fourni par l’écrivain José Rizal, héros de l’indépendance des Philippines, qui met sa culture européenne et sa connaissance des milieux anarchistes au service de la lutte anticoloniale5.

Et l’on ne peut que s’étonner du caractère réducteur de l’explication donnée par Daniel Cohen, selon qui ces critiques sont causées par le ressentiment que les pays en voie de développement ont nourri et nourrissent à l’égard des pays développés, qu’il s’agisse de l’Allemagne (p. 216), du Japon (p. 218) ou des pays émergents. Dans ce dernier cas, il parle d’un « concentré de ressentiments et de haines » que, pour mieux le disqualifier, il place sous le patronage intellectuel de Richard Wagner (p. 278). Dans tous les pays qui ont suivi l’Angleterre sur la voie de l’industrialisation, il y a eu, selon des proportions différentes, un cocktail analogue fait à la fois d’envie et du désir de rattraper les pays déjà industrialisés. Et peut-être certains pays émergents d’aujourd’hui ont-ils des raisons d’éprouver quelque ressentiment en pensant au sort qui a été le leur à l’âge du colonialisme et de l’impérialisme. Croit-on que les Chinois aient oublié le sac du Palais d’été par les troupes franco-britanniques ou que les Iraniens ne pensent plus au coup d’État organisé en 1953 par la Cia pour renverser en Iran le régime démocratiquement élu de Mohammed Mossadegh, qui était le premier régime laïque du pays ?

Pour une histoire mondiale

La portion congrue réservée au Reste dans l’ouvrage de Daniel Cohen pose un problème essentiel : peut-on, aujourd’hui encore, écrire une histoire économique du monde en se situant du point de vue exclusif de l’Occident ? La question posée dans la première partie du livre, intitulée « Pourquoi l’Occident ? » – « Pourquoi, de toutes les civilisations planétaires, est-ce finalement l’Occident qui a distancé les autres, et dicté son modèle ? » (p. 33) –, est sans aucun doute une des questions les plus fréquemment posées aujourd’hui dans les sciences sociales. Pour expliquer la domination européenne au xixe siècle, il semble que l’on s’enferme trop souvent dans un faux dilemme et qu’on n’ait le choix qu’entre deux solutions aussi simples que tranchantes : soit c’est la faute au Reste, soit c’est la faute aux Européens. Dans le premier cas, le triomphe de l’Europe s’explique par ses vertus – ardeur au travail, meilleure organisation, savoirs plus développés – opposées aux insuffisances des autres. Dans le second, il s’explique par l’exploitation à laquelle une Europe impérialiste, avide et brutale, a soumis le Reste. Les choses sont certainement plus compliquées : il faut exclure toute explication unicausale et reconnaître aussi que l’on ne sait pas bien encore pourquoi.

Mais ce qui semble nécessaire, c’est de poser la question dans un cadre comparatif et donc dans le cadre d’une histoire vraiment mondiale. L’histoire a longtemps été faite du seul point de vue de l’Occident et l’on comprend pourquoi l’anthropologue anglais Jack Goody a pu récemment parler du « vol de l’histoire6 », d’une histoire confisquée par l’Europe, qui impose au Reste un cadre et des problématiques élaborées à partir de son seul itinéraire. En fait, jusqu’à une époque très récente, on ne savait pas grand-chose du Reste et l’économiste Eric L. Jones, dans un ouvrage intitulé le Miracle européen et publié en 1981, reconnaissait qu’à cette date – il y a moins de trente ans – peu de travaux avaient été consacrés à la comparaison du développement économique de l’Europe et de l’Asie7. C’est qu’on s’est longtemps satisfait de généralisations simplistes sur le Reste que l’on opposait globalement à l’Occident. Face à une Europe dont le destin allait de l’Antiquité classique au Moyen Âge, à la Renaissance et à la révolution démocratique et industrielle, le Reste demeurait immobile, soumis à un despotisme asiatique qui ne laissait aucune place à l’initiative individuelle, au progrès technique et scientifique ni au capitalisme.

Et il n’y a pas si longtemps que, sous l’influence à la fois de l’élargissement des connaissances, des études postcoloniales et de la mondialisation contemporaine, on en est arrivé à concevoir une nouvelle façon d’écrire l’histoire, à laquelle on a donné, dans le monde anglophone, le nom d’histoire mondiale (World History) et dans le monde francophone le nom d’histoire globale. Cette nouvelle histoire peut se réclamer de grands ancêtres comme Toynbee ou Braudel, mais elle se situe aujourd’hui dans un cadre clairement postoccidental. C’est ce dont témoigne entre beaucoup d’autres travaux de la New Oxford World History dont les premiers volumes viennent de paraître8. Dans la préface générale de la série, les éditeurs soulignent les caractéristiques originales de l’entreprise. Elle cherche, d’une part, à couvrir tous les pays et toutes les régions du monde et elle tente, d’autre part, de suivre à la fois le développement séparé de chaque société et de chaque culture et l’histoire de leurs interactions.

C’est précisément ce programme que viennent de réaliser les économistes Ronald Findlay et Kevin H. O’Rourke dans leur remarquable ouvrage, Power and Plenty9. Divisant l’oekoumène afro-eurasiatique en un certain nombre de régions, définies selon des critères non seulement géographiques mais aussi et surtout sociaux, politiques et culturels – Europe occidentale, Europe orientale, Afrique du Nord et Asie du Sud-Ouest, Asie centrale, Asie du Sud, Asie du Sud-Est et enfin Asie orientale –, ils étudient les relations de ces régions au cours du deuxième millénaire : relations commerciales mais aussi relations de pouvoir, « puissance et abondance », c’est-àdire guerre et commerce. Il est donc clair que l’on ne peut étudier une région du monde comme si elle était une île et que l’histoire de l’Europe ne peut être séparée de celle du reste du monde :

Les explications purement domestiques de « l’essor de l’Occident », qui mettent l’accent sur ses institutions, ses attributs culturels ou ses ressources, sont totalement inadéquates, puisqu’elles ignorent le vaste réseau d’interrelations entre l’Europe occidentale et le reste du monde qui s’était tissé au cours de plusieurs siècles et a été d’une importance cruciale pour la percée qui a conduit à la croissance économique moderne10.

Avant l’Europe

On ne peut que regretter que Daniel Cohen ne se situe pas dans ce nouveau cadre pour présenter une histoire économique du monde plus ouverte et moins obsédée par le destin unique de l’Occident. Il est tellement pressé d’en arriver à l’Europe et à la révolution industrielle – pourquoi alors parler de « genèse » (p. 25) ? – qu’il se débarrasse en quelques lignes des chasseurs-cueilleurs dont il offre une étrange évocation :

Longtemps le seul problème de l’humanité a été de se nourrir. Et longtemps, de la nuit des temps jusqu’à l’invention de l’agriculture (il y a seulement dix mille ans), l’homme s’est alimenté en prenant librement ce que la nature lui offrait. La chasse et la cueillette, deux activités peu exigeantes socialement, ont suffi ».

(p. 27)

On se croirait presque revenu au temps de Rousseau et du Bon Sauvage.

Ce qu’au contraire l’anthropologie nous a appris depuis plus d’un siècle, c’est la complexité des relations et de la vie sociale chez les chasseurs-cueilleurs. Pour savoir ce qu’a pu être l’espèce humaine avant la révolution néolithique, je me fierai davantage à la description que faisait naguère Yves Coppens d’un ancêtre plus lointain, Homo habilis :

On pourrait dire de manière schématique que ce premier homme apparaît comme un Primate supérieur des savanes sèches, bipède, omnivore opportuniste, artisan et social, malin et prudent, conscient et bavard. L’Homme, dans toutes ses caractéristiques fonctionnelles et comportementales, est là11.

Daniel Cohen laisse entendre qu’il n’y a pas encore d’économie et que celle-ci n’apparaîtrait qu’avec la révolution néolithique. Or, si l’on prend pour simplifier la définition classique de l’économie comme « usage alternatif de ressources rares » (Robbins), il est clair que les chasseurs-cueilleurs ont des conduites économiques. Comme le montrent les travaux relevant de « l’écologie comportementale », les chasseurs-cueilleurs ont à chaque instant à prendre des décisions de type économique12 : continuer à cueillir un fruit donné ou passer à un autre, chasser un gibier qui s’offre ou en chercher un autre, rester sur place ou aller ailleurs lorsque les ressources actuelles diminuent. Il y a, chaque fois, calcul économique, ce qui montre bien que certains des concepts économiques fondamentaux ne sont pas seulement valables pour les économies de marché mais ont une validité générale. Il ne s’agit pas de voir dans le chasseur-cueilleur la première forme de l’homo oeconomicus, mais de reconnaître que cette abstraction se fonde sur les capacités mêmes de l’être humain. Et c’est une perspective que nous retrouverons constamment au cours de cette histoire économique de l’humanité : la production des idées et l’invention technique, ce que nous préférons appeler le symbolique, n’accompagnent pas seulement la croissance démographique (p. 93-94), cette capacité est précisément le moteur du processus d’hominisation.

C’est évidemment dans cette longue durée de la créativité humaine qu’il faut situer la révolution néolithique, qu’on n’explique plus depuis longtemps par le modèle naguère proposé par Gordon Childe. On ne se satisfait plus d’explications unicausales et il faut faire intervenir un grand nombre de facteurs dont le rôle et l’importance ont varié selon les lieux. On s’est aperçu en particulier que, à la fin du Pléistocène, les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont connu une complexité croissante et que les différents éléments que l’on faisait entrer dans le cadre global de la révolution néolithique – sédentarité, culture des plantes et domestication des animaux – avaient des chronologies et avaient pris des formes distinctes. Il en est évidemment de même pour la religion, les rites et les croyances, dont il n’y a aucune raison de penser qu’elles ont pu jouer dans l’invention de l’agriculture un rôle plus important, en dehors des contraintes externes, que la multitude d’inventions techniques qui ont justement permis la naissance de l’agriculture et de la domestication des animaux.

Il faut ajouter que Daniel Cohen privilégie toujours l’Occident. Tout en reconnaissant que « l’invention de l’agriculture n’est pas le fait du seul Proche-Orient », il indique qu’il y a « au moins trois ou quatre autres sources », mais les présente ensuite au conditionnel en soulignant qu’on ne sait pas s’il s’agit d’inventions indépendantes (p. 30). En fait, le consensus actuel considère que l’agriculture s’est développée de manière indépendante dans au moins sept régions distinctes : le Proche-Orient, la frontière sud du Sahara, le nord et le sud de la Chine, deux régions en Amérique et la Nouvelle-Guinée13.

Lorsque Daniel Cohen résume ensuite en deux pages le passage des premières communautés sédentaires aux empires et à la civilisation (« La première révolution technologique », p. 31-32), un mot brille par son absence : il n’est nullement question de la ville. La ville, qui avait bien évidemment attiré depuis longtemps l’attention des historiens, des géographes ou de sociologues comme Max Weber, n’avait pas jusqu’à une date récente de place officielle en économie et encore moins si possible dans l’économie mathématisée de notre temps. Il est en effet difficile d’expliquer l’existence de la ville à partir des notions et des formalismes de l’économie contemporaine, comme le reconnaissait Robert Lucas dans un article de 1988 :

Si nous partons seulement de la liste habituelle des forces économiques, les villes devraient voler en éclats14.

Il y a pourtant bien eu quelque chose comme une révolution urbaine, même si on ne la définit plus comme le faisait Gordon Childe lorsqu’il proposait la notion il y a plus d’un demi-siècle et cette révolution urbaine a exercé ses effets jusqu’à aujourd’hui, où la population urbaine correspond à plus de la moitié de la population mondiale. C’est que la ville est, dès ses origines, un extraordinaire lieu de concentration pour les hommes, les capitaux, les produits et plus encore peut-être pour les idées. Par la multiplication des contacts et des échanges, la ville devient le creuset des innovations dans tous les domaines, de la technique au commerce, à l’art, à la littérature, à la politesse et aux manières de vivre qui se répandent ensuite autour d’elle : c’est un multiplicateur de la production symbolique et matérielle.

C’est pourquoi on ne peut que s’étonner de voir que Daniel Cohen passe alors directement à la civilisation gréco-romaine, après avoir à peine mentionné en deux phrases la naissance des royaumes, des empires et des diverses civilisations et posé la question : « L’une d’entre elles, la civilisation occidentale, prendra l’ascendant sur les autres, à partir du xvie siècle de notre ère. Pourquoi ? » (p. 32). Si, comme il le reconnaît, vers l’an mil l’avantage n’est pas du côté de l’Occident, pourquoi ne pas se livrer à une comparaison de ces grandes civilisations au lieu de privilégier la généalogie et la périodisation eurocentriques qui mènent de la Grèce et de Rome au Moyen Âge européen puis à la Renaissance et à la révolution industrielle ?

L’Empire romain n’est qu’une des civilisations qui se développent avec la révolution urbaine et il vaudrait la peine de s’intéresser à quelques-unes des civilisations contemporaines, qu’il s’agisse de l’empire Han en Chine (202 av. J.-C.-220 ap. J.-C.) ou des empires Mauryia et Gupta dans l’Inde. De même, pourquoi ne pas aller voir ce qui se passe, au Moyen Âge, du côté de la Chine, de l’Inde et du monde arabo-islamique ? Et cela d’autant plus que la contribution de Rome à la question posée semble assez confuse : en elle s’incarne « le destin brisé de l’Occident » (p. 33) et celui-ci « va devoir faire marche arrière pour sortir de l’impasse où le système romain l’a engagé » (p. 37). Étrange histoire providentielle à la Bossuet ou à la Michelet, dont les acteurs sont des entités collectives conduites par des forces obscures et dotées de conscience et de volonté : la fin de l’empire romain et le chaos du haut Moyen Âge ne sont que des ruses de l’Histoire qu’utilise l’Occident pour arriver à ses fins.

Miracle européen et révolution industrielle

C’est maintenant que se pose plus directement la question qui donne son titre à la première partie : « Pourquoi l’Occident ? » Question qui intéresse aujourd’hui autant les historiens et les économistes qu’un large public, mais dont il importe de bien fixer le cadre avant d’en commencer la discussion. Il faut d’abord rappeler que, jusqu’à une époque récente, la réponse allait de soi : c’était l’Occident à cause de son évidente supériorité sur le Reste, et cela dans tous les domaines. Comme le rappelle justement Daniel Cohen, l’Europe a longtemps vécu sur le mythe d’un Orient despotique, immuable et passif (p. 175-176). Par ailleurs, comme nous l’avons déjà mentionné, à cause précisément de ces préjugés, on n’a longtemps disposé que d’informations insuffisantes sur le Reste. La discussion se concentre le plus souvent sur la confrontation entre l’Europe et la Chine qui apparaît aux yeux de beaucoup d’Occidentaux comme l’Autre de l’Europe, « l’autre pôle de l’expérience humaine15 ». Et, depuis quelques années, une querelle oppose les historiens traditionnellement « eurocentristes » (Eric Jones, David Landes) aux historiens « sinocentriques » de l’École de Californie (R. Bing Wong, André Gunder Frank, Kenneth Pomeranz16). Il ne s’agit pas de prendre parti dans cette querelle, mais, comme le disent Ronald Findlay et Kevin O’Rourke, de dépasser le Scylla de l’eurocentrisme et le Charybde du sinocentrisme17.

La première conclusion qu’on peut tirer des recherches et discussions en cours est qu’on est loin d’avoir abouti à une réponse claire, simple et définitive à la question posée, que l’on peut reformuler de la façon suivante : quand a eu lieu la « Grande divergence » entre Europe et Chine ? Pour Daniel Cohen, qui suit ici les historiens eurocentriques comme David Landes, c’est au xvie siècle que les deux mondes se séparent : au début du xve siècle, l’amiral Zheng He rapporte à la cour des zèbres et des girafes, mais l’empereur fait brûler les vaisseaux « parce que la recherche de la stabilité intérieure devient à ses yeux prioritaire » et la Chine « s’enlise dans l’immobilité » (p. 15-16). Daniel Cohen revient ensuite à la Chine lorsqu’il décrit son retour sur la scène mondiale, mais l’explication est la même. Citant David Landes et Étienne Balasz, il affirme que, dans son besoin de contrôler l’empire, l’empereur établit un État totalitaire qui interdit toute innovation18 (p. 182). Il reprend alors l’anecdote de l’amiral Zheng He qui rapporte de ses voyages des zèbres et des girafes : c’est évidemment tout autre chose que ramènent les explorateurs européens du xve siècle… Alors, tout est-il déjà joué au xvie siècle ? Gregory Clark, auquel Daniel Cohen se réfère souvent, soutient au contraire que durant les xviie et xviiie siècles la Chine et le Japon n’étaient pas des sociétés statiques mais étaient sur une trajectoire comparable à celle de l’Europe19. Comme on peut le constater, le problème est encore largement ouvert et il n’y a pas de réponse simple qui s’impose.

C’est une question du même genre qui se pose pour la révolution industrielle. Comme le remarque encore Gregory Clark, il y a pour l’expliquer de nombreuses théories rivales, mais aucune n’est particulièrement satisfaisante20. Lui-même en propose une nouvelle et il n’est pas sûr qu’elle paraisse plus assurée et plus convaincante que les autres. Son explication, que ne reprend pas Daniel Cohen, repose sur l’avantage démographique des classes fortunées, qui avaient plus d’enfants atteignant l’âge adulte que les autres et qui, par ailleurs, transmettaient à leurs descendants les valeurs de patience et de travail nécessaires au développement économique21. Cette réinterprétation darwinienne de la thèse weberienne bien connue qui lie le capitalisme aux vertus protestantes fait partie d’une caractéristique intellectuelle et stylistique que l’on retrouve chez un certain nombre d’historiens et d’économistes contemporains.

Il s’agit d’un humour noir qui pourrait faire penser à la fameuse « Modeste proposition » de Swift (1729), dans laquelle il suggère, pour sauver l’Irlande de la misère, d’engraisser les enfants pauvres et de les vendre pour consommation aux familles riches et distinguées. C’est un peu un écho de ce pamphlet que l’on décèle dans quelques petits excursus que Daniel Cohen reprend après Gregory Clark. La forte mortalité et l’infanticide sont « une bonne chose » (p. 14), de même que la saleté et les inégalités (p. 64-65) : les Européens de l’ère préindustrielle étaient « des gens crasseux, vivant dans la misère et la saleté22 ». Moins il y a de bouches à nourrir, meilleure est la vie de ceux qui restent. Telle est « la prospérité du vice » et l’une des raisons de la supériorité de l’Occident sur le Reste.

Il est certain que les facteurs mentionnés par Daniel Cohen et étudiés par de nombreux historiens et économistes – croissance médiévale, grandes découvertes, révolution scientifique du xviie siècle, philosophie et sciences de l’âge des Lumières, démocratie et institutions, rivalités entre États – ont joué un rôle essentiel dans le développement de l’Europe. Mais toute la question est de savoir s’il s’agit d’un enchaînement nécessaire qui a, dès la fin du Moyen Âge, destiné l’Europe à arracher « l’humanité au règne de la faim et de la misère » ou s’il s’agit, pour reprendre une formule chère à Max Weber, d’un enchaînement de circonstances qui, pour être bien compris, doit à chaque instant tenir compte de ce qui se passait ailleurs dans le monde.

Et si Daniel Cohen reconnaît le rôle que « les terres américaines et les esclaves africains » ont joué dans la révolution industrielle (p. 78-81), il n’accorde que peu d’importance à ce qui se passait ailleurs qu’en Europe et au rôle que ces événements ont pu jouer dans le développement de l’Europe. C’est bien ce dont témoigne la deuxième partie du livre, « Prospérité et dépression », qui couvre la période de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin du xxe siècle et qui enferme à peu près exclusivement le lecteur en Europe, les États-Unis n’intervenant qu’avec la crise de 1929. Et pourtant, il s’est passé et il se passe beaucoup de choses dans le Reste durant les xixe et xxe siècles : du colonialisme, de l’impérialisme et de la mondialisation du xixe siècle à la « déglobalisation » du monde durant l’entre-deux-guerres puis au déclin de la domination européenne23.

Le retour de l’Inde et de la Chine

Nous arrivons maintenant à notre époque et « à l’heure de la mondialisation » et voici que réapparaissent deux pays qui semblaient avoir à peu près totalement disparu de la scène depuis plusieurs siècles. Il est d’abord question de la Chine. Après avoir cité une phrase de Braudel qui témoigne bien du mépris européen – « L’homme vaut si peu en Chine » –, Daniel Cohen poursuit :

Tel est en substance ce qui effraie à nouveau aujourd’hui dans la (ré-) apparition de la Chine sur la scène internationale : celle d’un milliard trois cents millions de personnes prêtes à travailler pour presque rien, formant une immense armée de réserve industrielle dont Marx n’aurait lui-même jamais conçu la possibilité ».

(p. 183)

Ne se croirait-on pas revenu au temps du Manifeste communiste ? Voici en effet qu’un nouveau spectre hante l’Europe, non plus le spectre du communisme mais le spectre de la Chine et plus généralement des masses asiatiques.

Tout le monde semble inquiet devant la Chine : La Chine m’inquiète est le titre d’un ouvrage de Jean-Luc Domenach repris en tête d’une section du volume de Daniel Cohen (p. 190-192). Ils ne sont pas les seuls à s’inquiéter : dans un récent ouvrage24, Guy Sorman reprend la même formule comme titre du chapitre qu’il consacre à l’empire du Milieu. Tous insistent moins sur la concurrence que la Chine fait subir à l’Europe que sur les dangers que ferait courir au monde un système politique instable dont on laisse entendre que seul le nationalisme pourrait assurer la survie, entraînant des conséquences graves pour l’équilibre du monde : « On ne peut résister à la comparaison avec l’Allemagne d’avant les deux guerres » (p. 192).

Pour enlever un peu du pathos qui semble s’être emparé des China watchers français, il convient de rappeler que la formule qui fait aujourd’hui florès, riche de son passé littéraire, a d’abord été utilisée il y a plus de trente ans pour un volume de pastiches du romancier Jean-Louis Curtis25. Cela ne devrait-il pas nous amener à regarder les progrès économiques de la Chine d’une façon plus objective et plus sereine ? Il est certain que les pays émergents ont à résoudre de nombreux problèmes politiques et sociaux et que leur évolution est imprévisible, mais il n’en est pas moins naturel qu’ils veuillent faire reconnaître leur juste place dans le concert des nations et dans les instances internationales qui sont censées l’organiser.

Quant à l’Inde, elle se situe plus bas encore que la Chine dans l’échelle des civilisations : pas de Galilée ou de Newton, pas de prouesses techniques, un système social inégalitaire (p. 193)… Auparavant, Daniel Cohen avait très rapidement mentionné que l’empire mogol était un pays peuplé, industrialisé et ouvert à un commerce florissant (p. 176), mais il ne dit pas un mot de ce qui a fait passer l’Inde de cette situation à son « réveil » contemporain. Qu’est-il donc arrivé pendant cette période qui va du xviiie siècle à la fin du xxe ? Tout simplement la conquête et la colonisation britanniques, qui ont à la fois contribué à ruiner l’industrie indienne et à soutenir l’effort militaire anglais26. Aujourd’hui, l’Inde se réveille, mais elle est « fragile » et « vulnérable », pays « miné par ses inégalités, et le poids des traditions qui pèsent sur l’ascension sociale des classes inférieures » (p. 197). Dans ce cas aussi, l’inquiétude née de l’apparition de ces nouveaux concurrents se renforce de la crainte de voir se modifier l’équilibre des puissances, problème qui ne se limite plus aux puissances européennes mais qui s’est transporté sur le terrain mondial.

Ce qui a surpris tout le monde et pris de court l’Occident, c’est la vitesse « stupéfiante » de la transformation (p. 183). En 1981, l’ouvrage classique d’Eric Jones, qui s’intéresse uniquement aux causes du « miracle européen », ne s’interroge naturellement pas sur les capacités du Reste à suivre la même voie. En 1993, dans la seconde édition de son Economic History of the World, Rondo Cameron ne mentionne, pour résumer l’évolution économique après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que les développements suivants : un quart de siècle de croissance ininterrompue pour l’Occident, la constitution et l’effondrement du Bloc soviétique, la décolonisation, la formation de la communauté européenne et, pour finir, la question ouverte de l’existence de limites à la croissance. Rien donc sur le Reste. Plus récemment encore, lorsque David Landes s’interroge en 1998 sur les causes de la pauvreté et de la richesse des nations, il ne fait qu’une brève allusion au retour de la Chine sur la scène économique mondiale27. Et, après un chapitre consacré aux gagnants dans la course au développement, le suivant est consacré aux perdants28 : la dernière section du chapitre est consacrée au Brésil et les conclusions ne sont guère optimistes. Or voici que, un peu plus de dix ans après, le numéro de The Economist du 14 novembre 2009 porte comme titre : « Brazil takes off ». Il ne s’agit évidemment pas de condamner les historiens et économistes qui n’ont pas prévu ni vu les évolutions en cours, il faut au contraire souligner la rapidité des transformations qui rend difficiles les affirmations plus ou moins essentialistes selon lesquelles la « culture » ou les traditions d’un pays feraient obstacle au progrès économique et social.

Jusqu’à ces toutes dernières années, la seule question qu’on se posait était donc : comment s’explique le retard du Reste, qui n’a pas su ou pu suivre l’exemple de l’Europe ? Il s’agissait de comprendre la « Grande divergence » entre l’Occident développé et le Reste, en particulier la Chine. On avait bien parlé de convergence, entre le tiers-monde et le monde développé ou entre les pays capitalistes et les pays socialistes, mais, après la chute du mur de Berlin et le triomphe du néolibéralisme, il semblait que la cause fût entendue. Il y avait pourtant des pays qui se développaient, en plus du Japon, souvent considéré comme un membre d’honneur de la famille occidentale et qui, après avoir fait peur, semblait être devenu moins menaçant pour l’Occident : les quatre Dragons asiatiques, auxquels sont venus se joindre d’autres pays, en Asie du Sud-Est comme en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Certes, tous les pays ne se développent pas au même rythme – et l’Afrique constitue encore une dramatique exception – mais, dans beaucoup d’endroits, la croissance s’accélère et on voit se multiplier les pays « émergents ».

Mais alors la question « pourquoi l’Occident ? » perd non de sa pertinence – elle pose toujours un problème important et passionnant – mais de sa prééminence, car il y a maintenant une autre question, symétrique, qui se pose avec plus d’urgence : pourquoi maintenant – et si rapidement – le Reste ? Si pendant environ deux siècles la distance entre l’Ouest et le Reste s’est accrue de manière dramatique, un mouvement en sens inverse s’est plus récemment mis en place : de même que les pays européens puis les États-Unis ont suivi, avec plus ou moins de retard, le mouvement commencé par l’Angleterre, de même les pays du Reste ont suivi l’exemple, du Japon aux Dragons d’Asie, à la Chine et à l’Inde. Ce qu’il faut expliquer maintenant, ce n’est plus seulement le succès de l’Europe et le retard du Reste, mais aussi la capacité de ce Reste à suivre le mouvement.

Mais pour comprendre ces mouvements de divergence et de convergence, il faut changer d’échelle temporelle et quitter le temps court de la politique et de l’événement pour se situer dans le temps intermédiaire des cycles économiques et de la conjoncture et dans le temps long des structures géographiques et matérielles. Dans une histoire mondiale de longue durée, on peut, avec David Northrup, distinguer un double mouvement de divergence et de convergence29 : après un âge de divergence, correspondant à l’époque de migration d’Homo sapiens qui, à partir de l’Afrique, se répand sur à peu près toute la surface du globe, commence après l’an mil un âge de convergence. Alors s’établissent progressivement des liens de plus en plus étroits entre les diverses parties de la planète, premières étapes de la mondialisation. C’est dans ce cadre que naissent et se diffusent les diverses « révolutions » techniques, de la révolution néolithique à la révolution urbaine et à la révolution industrielle. La révolution néolithique a sans doute mis plusieurs milliers d’années à se diffuser en Europe à partir de l’Asie du Sud-Est (d’environ – 6 000 à – 3 500 ans). Quant à la révolution industrielle, il lui aura fallu, selon que l’on date la divergence du xve ou du xviiie siècle, de trois à cinq siècles pour essaimer de l’Angleterre et de l’Europe de l’Ouest au Reste. Dans les deux cas, un écheveau complexe de causes et de circonstances explique d’un côté l’apparition des innovations dans une région du monde et de l’autre le retard et les difficultés que connaissent les autres régions à suivre le mouvement. La convergence se réalise progressivement et nous nous trouvons aujourd’hui pris dans ce processus.

Économie et politique : la richesse et la guerre

Ces transformations seront-elles pacifiques ? Daniel Cohen part d’un constat qui remet en question l’optimisme des Lumières : le commerce et le développement économique n’apportent pas la paix. Il est vrai qu’en Europe – disons plus exactement dans quelques pays d’Europe occidentale –, la violence baisse après le xviie siècle et il y a, pour reprendre le titre de Norbert Elias, « civilisation des murs » (p. 50-51). Mais il s’agit là d’une perspective étroitement eurocentrique, qui apparaît nettement dans le livre d’Elias, puisque pour lui la civilisation est « l’expression de la conscience occidentale, on pourrait dire le sentiment national occidental30 ». Or, comme l’a fait remarquer Jack Goody, ce processus de civilisation qui conduit à imposer la conduite des contraintes sous la forme des conventions de la politesse et de la bonne éducation se retrouve dans de nombreuses « hautes cultures » comme le Japon, la Chine ou le monde arabo-islamique et est aussi présent dans les cultures « primitives31 ». On peut même ajouter, toujours en suivant Goody, que l’Europe a connu, du xve au xviie siècle, une nette régression en ce qui concerne les bains et les soins du corps, ce qui, comme on l’a vu, a constitué aux yeux de Daniel Cohen et de Gregory Clark, un avantage appréciable en favorisant un meilleur niveau de vie pour les Européens.

Si la violence privée diminue jusqu’au xxe siècle, il reste la violence considérée comme légitime des guerres. Il ne s’agit pas seulement des deux guerres mondiales, car il semble bien que la guerre soit pour l’auteur inséparable de l’existence des nations, « talon d’Achille des sociétés modernes » (p. 209), poison qui causera la perte de l’Europe et de son dynamisme. Selon Daniel Cohen, le rôle de la nation est ambivalent. D’un côté, c’est elle qui crée, grâce au capital humain et aux institutions, le cadre favorable à la croissance économique, mais de l’autre le nationalisme qui en accompagne le développement est facteur de guerres et de violence.

Mais sortons un peu de l’Europe. Ce ne sont pas seulement les nations modernes qui usent de la violence, car dans les autres régions du monde, toutes les entités politiques, des tribus aux chefferies, aux royaumes et aux empires, n’ont pas cessé de se faire la guerre :

Depuis six mille ans la guerre Plaît aux peuples querelleurs…

(Victor Hugo).

Et plus récemment, n’y a-t-il pas eu de « terribles boucheries humaines » ailleurs qu’en Europe, et en particulier pour conquérir et maintenir les empires coloniaux des xixe et xxe siècles ? Sans parler des nouvelles formes de violence qui caractérisent les guerres contemporaines, où l’on compte le nombre de morts du côté occidental, l’idéal étant de terminer un conflit avec zéro tué parmi les soldats, sans que l’on se préoccupe le moins du monde des morts de l’autre côté, militaires ou civils. Quant au nationalisme, il n’est qu’une forme d’ethnocentrisme, du sentiment d’appartenance à une communauté qui exclut les autres et qui se manifeste aussi bien dans les tribus, dans les cités, dans les empires et dans les nations que dans le domaine culturel ou religieux.

Il ne faut pas oublier, enfin, le rôle que jouent l’armée et la guerre dans le développement économique. Dans l’Europe des xvie et xviie siècles, le commencement d’une « révolution militaire » a conféré aux premières puissances européennes – pour employer le vocabulaire du commerce international – un avantage comparatif dans le domaine de la violence qui a largement contribué à leur croissance32. Il semble en particulier que la supériorité militaire de l’Angleterre dans le domaine de l’expansion et de la protection des marchés ait été un facteur important dans son industrialisation précoce et antérieure à celle de la France33. Ajoutons qu’à l’époque contemporaine encore, la recherche militaire aux États-Unis depuis 1945 a été une des principales sources d’innovations techniques et scientifiques : le fameux complexe militaro-industriel américain a sans doute plus fait pour la recherche scientifique que l’ensemble du secteur privé34.

L’économiste n’hésite pas à dépasser les frontières de sa discipline pour offrir sa propre version de l’histoire du monde. Daniel Cohen rappelle les grands modèles récemment proposés : le thème de la fin de l’histoire cher à Fukuyama et le thème du choc des civilisations développé par Huntington. Mais, après avoir posé la question « Fukuyama ou Huntington ? » (p. 206), il les récuse tous deux. L’annonce de la fin de l’histoire était une illusion de l’Occident qui a été cruellement démentie par la suite des événements (p. 206-208). C’est un point sur lequel l’essayiste néoconservateur Robert Kagan a récemment insisté35 : on a constaté qu’on était revenu à un monde de rapports de force que l’on n’avait en fait jamais quitté. Daniel Cohen rejette par ailleurs la notion de choc des civilisations, mais la seule critique précise qu’il adresse à Huntington – « l’une des plus convaincantes » selon lui – est, comme on l’a vu, que « le rejet par l’Orient des valeurs occidentales n’avait en fait rien de très original, ayant été souvent formulé déjà… en Occident même » (p. 215).

Il propose à son tour un grand schème d’évolution : « Ce qui s’est passé hier en Europe se répète aujourd’hui à l’échelle du monde » (p. 11). Le rythme même de l’histoire universelle a ainsi été imposé par l’Occident. D’un côté, en effet, « l’Europe est la seule région du monde qui est allée au bout de l’histoire dans laquelle s’est désormais engagé le reste de la planète » (p. 269). Et de l’autre, avec la mondialisation, voici que « l’histoire s’est remise en marche » (p. 175). L’histoire consiste donc aujourd’hui en « une répétition, au niveau planétaire, de l’histoire de l’Occident lui-même » (p. 11). Mais on constate facilement que ce modèle repose sur un grand nombre d’affirmations discutables ou sans fondement. En quoi, par exemple, la Première Guerre mondiale est-elle « le terme logique » de l’histoire européenne (p. 16), comme si celle-ci se déroulait selon un schème logique à la Hegel ? Comme tout événement historique, cette guerre a été le résultat d’enchaînements à la fois explicables et imprévisibles. Croit-on vraiment que l’histoire se soit arrêtée après la Deuxième Guerre mondiale et qu’elle n’ait recommencé qu’au xxie siècle avec l’émergence de la Chine et de l’Inde comme grandes puissances ? Il s’est passé bien des choses dans le Reste pendant cette période et en particulier le grand mouvement d’indépendance et d’affirmation croissante des pays colonisés. Ce modèle, on le voit, est surtout le témoignage d’un aveuglement européen, incapable de penser en même temps l’Occident et le Reste dans la complexité de leurs échanges.

Ce que propose Daniel Cohen est en fait une autre version du choc des civilisations. Il retrouve le modèle élaboré au début du xxe siècle par l’écrivain et homme politique italien Enrico Corradini, qui opposait aux ploutocraties anglaise et française les nations prolétaires, Italie et Allemagne, mais il l’interprète de façon originale. Le schéma, qu’il n’explicite jamais de façon claire et détaillée, semble être le suivant. Un certain nombre de nations – Angleterre et France – se sont développées et, après de nombreuses luttes et convulsions, en sont arrivées à constituer un système relativement stable, dont témoigne par exemple l’Entente cordiale. Mais voici qu’arrivent de nouveaux concurrents qui veulent prendre part au festin et dont la situation économique, sociale et politique est instable. De nouvelles coalitions et de nouvelles oppositions se mettent alors en place et on voit se multiplier les risques de confrontation violente. Le choc et les heurts viennent ici non de la culture ou de la religion, mais des passions et des intérêts, de la volonté de développement ainsi que de l’affirmation nationaliste sur la scène internationale. C’est, selon Cohen, ce qui s’est passé en Europe à la fin du xixe siècle et durant la première moitié du xxe. La même situation se reproduit aujourd’hui et la menace vient maintenant des nouvelles nations prolétaires que sont l’Inde et la Chine – n’oublions pas qu’elles constituent « une immense armée de réserve industrielle ». Il est donc à craindre que se répètent au niveau mondial les catastrophes qui ont marqué en Europe la première moitié du xxe siècle.

On peut faire deux remarques sur ce schème d’interprétation. Il n’y a pas de raison de penser que l’Europe serve de modèle au développement de l’histoire universelle : celle-ci n’est pas écrite et rien ne permet, pas plus hier qu’aujourd’hui, d’en prévoir le cheminement. Quant au problème plus général ainsi posé, il est vrai que tout changement dans les rapports de puissance entre les nations menace l’équilibre relatif antérieurement institué. C’était le cas naguère pour l’Angleterre et la France, c’est aujourd’hui le cas pour l’Europe et les États-Unis. Les nations qui avaient réussi, après bien des conflits, à établir entre elles des relations plus ou moins pacifiées, s’étonnent de l’irruption de nouvelles nations qui réintroduisent naturellement les relations de force que les puissances traditionnelles avaient réussi à dépasser. Mais pourquoi les nouveaux venus accepteraient-ils le statu quo ? C’est aux anciennes puissances de tenter de s’adapter à la situation nouvelle et de faire tous leurs efforts pour que la transition de l’ancien au nouveau monde soit la plus pacifique possible.

L’addiction à la croissance et la question du bonheur

La révolution industrielle marque, pour reprendre le titre de l’ouvrage de David Landes36, le triomphe de Prométhée libéré de ses chaînes malthusiennes et promis à une croissance perpétuelle. Mais Daniel Cohen déplore dès le début « l’addiction à la croissance » (p. 17), qu’il qualifie de « maladive » (p. 19) : « La consommation est comme une drogue » (p. 151). Et quelle est l’explication de cette soif inextinguible de nouveaux produits et de nouvelles ressources pour l’assouvir ? Comme il arrive souvent chez les économistes lorsqu’ils sortent de leurs modèles, l’explication fait appel à la psychologie et au bon sens moraliste les plus banals : elle tient « à un phénomène simple et éternel : l’envie », aussi qualifiée de jalousie, à laquelle peut s’ajouter la haine (p. 152-153).

C’est ici qu’est appelé à la rescousse un complément au mythe de Prométhée, le mythe d’Épiméthée (p. 154-156) : « Cet appétit insatiable est la punition que les dieux ont infligée aux hommes pour neutraliser la force prométhéenne qu’ils leur ont dérobée. » Mais il y a deux versions du mythe de Prométhée – la version d’Hésiode et la version d’Eschyle – et c’est à la première que s’en tient Daniel Cohen. Hésiode voyait dans Prométhée un coupable que Zeus punit par l’envoi de Pandore qui ouvre la jarre d’où sortent tous les maux qui accablent les hommes. Eschyle, en revanche, supprime le mythe de Pandore et fait de Prométhée un héros entièrement positif. Le mythe hésiodique souligne le rôle positif de Zeus conçu comme souverain sage et juste de l’univers, tandis que Prométhée est un coupable, responsable de tous les maux dont souffre l’humanité. Pour Eschyle au contraire, Prométhée est un bienfaiteur, qui, avec le feu, a apporté aux hommes tous les arts de la civilisation et, d’enfants qu’ils étaient, en a fait « des esprits doués de raison37 ». Sous cette nouvelle forme, il apparaît bien comme le symbole des Lumières, qui, selon Kant, se définissent comme « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute » et dont la devise doit être « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement38 ! ».

Pour comprendre plus exactement ce que signifie cette soif de consommation, il est intéressant de la confronter à la conception du monde qui était celle des civilisations paysannes. Dans un article classique, l’anthropologue George M. Foster a naguère tenté de décrire cette conception, qu’il a résumée dans la formule du « bien limité39 ». Selon lui, les paysans voient le monde qui les entoure comme ne contenant qu’une quantité finie de tous les biens, qu’il s’agisse de terre, de richesse, de santé, d’amour, d’honneur ou de pouvoir, et ils sont convaincus qu’il n’y a pour eux aucun moyen d’accroître ces quantités. La conséquence est qu’une famille ou un individu ne peuvent améliorer leur position qu’aux dépens des autres. Il est intéressant de noter que l’on retrouve cette conception un peu partout lorsqu’il y a crise, qu’il s’agisse de révoltes luddites ou de craintes à l’égard des immigrés et qu’elle est au fond de la notion récemment mise à l’honneur de « partage du travail ».

On comprend alors pourquoi l’explication par l’envie est inexacte ou du moins insuffisante : il y a toujours eu dans l’humanité le désir de découvrir, de conquérir, d’innover, de se distinguer. Ce désir, qui se manifeste dans le progrès technique et scientifique (p. 93 et suivantes), est déjà présent dans la conquête de la surface du globe bien avant la révolution industrielle : parti d’Afrique, l’Homo sapiens a réussi à s’installer et à vivre à toutes les latitudes et les formes de vie qu’il a réussi à construire dans les milieux les plus ingrats méritent bien qu’on leur donne le nom de civilisations en ne réservant pas le mot pour les sociétés hiérarchisées qui sont venues ensuite40. Il y a eu à toutes les époques des inventeurs, des explorateurs, des conquérants, des aventuriers et des trafiquants, et de nombreuses cultures, comme la Grèce, se sont fondées sur un idéal agonistique : l’homme grec, comme le héros homérique, n’est heureux que s’il peut « être toujours le meilleur et se maintenir supérieur aux autres41 ». Ce qui change d’une époque à une autre, ce sont les domaines dans lesquels s’exercent ces désirs de création, de conquête et d’affirmation de soi : le sexe, la guerre, la politique, le savoir ou l’économie. La course à la richesse ou à la consommation n’est qu’une forme parmi d’autres de ce désir de réussite et de distinction, forme qui a été précisément rendue possible par la croissance.

C’est toujours la même psychologie superficielle qui est à la base des recherches des économistes sur le bonheur. L’économiste s’étonne de ce qu’il considère comme un paradoxe : « Les sociétés riches ne sont pas plus heureuses que les sociétés pauvres » (p. 18 et 150-154). Ce qui est le plus surprenant, c’est la surprise des économistes. Pourquoi voudrait-on que les hommes soient heureux de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font ? Même s’ils se souviennent des conditions de vie de leurs parents ou d’ancêtres plus ou moins éloignés, même s’ils sont conscients des progrès réalisés, ils ne sont pas satisfaits de ce qui est, parce qu’ils pensent que cela pourrait être mieux. Le point de vue des économistes fait un peu penser à celui des dames patronnesses du xixe siècle qui n’arrivaient pas à comprendre pourquoi les ouvriers dont elles s’occupaient ne reconnaissaient pas leur bonheur. Demandons-nous un peu si un chercheur se satisfait jamais des fonds et des honneurs qu’il reçoit…

Il est vrai que les recherches consacrées au bonheur ont le mérite de mettre en évidence les différents paramètres qui interviennent dans l’idée qu’on s’en fait42. Chacun tient compte à la fois des générations précédentes et de son état antérieur, de la situation économique générale et de la situation de ceux qui l’entourent, de ses aspirations mais aussi des comparaisons qu’il peut faire entre lui et les autres. On comprend alors le lien qui existe entre croissance continue et insatisfaction : pourquoi faudrait-il s’arrêter sur le chemin de la croissance ? Si, comme c’est le cas, les couches les plus riches se sentent plus heureuses que les autres, c’est précisément qu’elles ont le sentiment d’en profiter davantage. Et pourquoi faudrait-il admirer d’un côté l’insatisfaction qui a motivé et entraîné la croissance et condamner de l’autre le désir de consommation et d’amélioration de nos contemporains ?

Mais, pour poser de façon plus exacte la question du bonheur, il est nécessaire de s’interroger sur les fondements psychologiques et philosophiques de la notion. Les économistes sont les héritiers de la tradition utilitariste et partagent sa conception hédonistique, qui se fonde plus ou moins directement sur un calcul des plaisirs à la Bentham (felicific calculus) : l’individu procède à un bilan des plaisirs et des peines que l’économiste n’a aucune difficulté à exprimer en termes monétaires. À cette conception hédonistique s’oppose la conception « eudaimonistique » du bonheur, ainsi nommée à partir du mot grec eudaimonia, que l’on traduit généralement par bonheur mais qui correspond en fait à un tout autre système de références. Il ne s’agit pas d’un calcul économique mais, dans la formulation d’Aristote, de la qualité d’une vie humaine envisagée dans sa totalité et identifiée à l’épanouissement de soi, à l’accomplissement des potentialités humaines de chaque individu (Éthique à Nicomaque, 1095a15). Il est clair que cette composante essentielle du bonheur échappe à peu près totalement aux questionnaires et aux calculs des économistes.

Où en est-on avec Malthus?

Il est temps maintenant d’en venir à la question : y a-t-il une « loi » de Malthus et quelle est sa signification ? Rien n’est plus drôle que la fascination exercée depuis plus de deux siècles par cette relation et en particulier sur les économistes. Il est vrai qu’elle se présente comme une loi « mathématique » qui, sans pouvoir rivaliser en sophistication technique avec les lois de Newton, a cependant une formulation arithmétique :

Comptons pour mille millions le nombre des habitants actuels de la Terre. La race humaine croîtra selon la progression 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256… tandis que les moyens de subsistance croîtront selon la progression 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9.

La population croît selon une progression géométrique, tandis que les ressources croissent selon une progression arithmétique :

Au bout de deux siècles, population et moyens de subsistance seront dans le rapport de 256 à 9 ; au bout de trois siècles, 4 096 à 13 ; après deux mille ans, la différence sera immense et incalculable43.

Malthus occupe une place centrale en économie, puisque sa loi, pour Daniel Cohen, « va longtemps fixer la compréhension du monde par les économistes » (p. 61). Selon ce qui constitue aujourd’hui la vulgate des spécialistes, l’humanité a, jusqu’à la révolution industrielle en Europe occidentale, vécu sous le régime du « piège malthusien » qui « garantissait que les gains à court terme de revenu produits par les progrès techniques étaient inévitablement perdus à cause de la croissance démographique44 ».

En fait, on ne sait pas toujours très bien de quoi il est question lorsqu’on parle de loi de Malthus. Il y a d’un côté ce qui est devenu la première loi, ou principe, de l’écologie des populations : toute population vivant dans un environnement aux ressources infinies augmente selon une croissance géométrique (exponentielle) – et c’est bien là le point de départ de Malthus. Mais, d’un autre côté, il est clair qu’il s’agit d’un « modèle nul », comme on parle d’hypothèse nulle en statistique : tout le travail de la dynamique des populations est de décrire et d’expliquer comment et pourquoi une population donnée dévie de ce modèle. Et c’est bien aussi ce qu’avait constaté Malthus : il y a des « obstacles » à cette augmentation, qui « agissent avec plus ou moins de force dans toutes les sociétés humaines pour y maintenir constamment le nombre des individus au niveau des moyens de subsistance45 ». C’est pourquoi on n’observe de progression exponentielle de la population humaine que sur de très brèves périodes : peu à peu ces obstacles, qui reposent en dernier ressort sur la limitation des moyens de subsistance mais peuvent prendre la forme de la misère, du vice ou de la contrainte morale pour réduire les naissances ou augmenter les décès, prennent le dessus et ramènent la population à ce niveau. C’est précisément ce qui a conduit le mathématicien belge Verhulst à proposer, en 1838, de modéliser la dynamique des populations par une fonction logistique, dont la courbe représentative est en forme de « S »: tant que la densité de la population est faible, la croissance est exponentielle, mais, à partir d’un certain seuil de densité, l’évolution de la population tend à s’infléchir pour arriver à un équilibre compatible avec la « capacité porteuse » (carrying capacity) de l’environnement, c’est-à-dire la taille de la population qu’un environnement donné peut soutenir indéfiniment.

Et c’est ici qu’intervient la rencontre décisive qui va sceller pour longtemps le destin commun de la démographie et de l’économie, de Malthus et de Ricardo. Il s’agit de la loi des rendements décroissants. Pour l’un comme pour l’autre, la capacité porteuse d’un environnement donné n’est extensible que dans une faible mesure : après un certain seuil, chaque augmentation d’un facteur, terre, capital ou travail, ne produit que des rendements décroissants. Le modèle dont ils s’inspiraient était l’agriculture : l’utilisation de terres moins fertiles ne pouvait conduire qu’à une diminution des rendements. Comme toute amélioration provisoire provoquait une augmentation de la population, cette augmentation entraînait une diminution du niveau de vie jusqu’à ce que la population fût ramenée à la taille correspondant à un « état stationnaire » où ressources et population sont en équilibre. Démographie et économie semblent ainsi se supporter mutuellement pour garantir la fatalité du « piège malthusien ».

En quel sens le monde d’avant la révolution industrielle était-il malthusien?

Pour Daniel Cohen, la loi de Malthus – c’est-à-dire ce piège malthusien – est « confirmée par les travaux d’économie quantitative les plus récents » (p. 61). Il se fonde en particulier sur l’ouvrage de Gregory Clark déjà cité à plusieurs reprises. Selon ce dernier, le niveau de vie de l’humanité n’a pas changé jusqu’à la révolution industrielle et, bien avant, avait même baissé lorsqu’on est passé du mode d’existence des chasseurs-cueilleurs à l’agriculture.

Ces travaux d’histoire économique posent un problème de méthode. De façon générale, l’évaluation des revenus avant 1800 repose sur des bases statistiques extrêmement fragiles. Il est vrai que Gregory Clark dispose pour l’Angleterre de séries exceptionnelles de prix et de salaires, mais il n’en est pas de même pour le reste de l’Europe et encore moins pour le reste du monde. Il est bien obligé de reconnaître en passant que les autres sources statistiques sont insuffisantes, mais cela ne l’empêche pas de tirer partout des conclusions générales. L’évaluation des revenus et des niveaux de vie étant entachée d’erreurs et d’imprécisions qui les rendent difficiles à utiliser, pourquoi ne pas se fonder sur un critère grossier, mais qui a une certaine validité biologique ?

Le succès d’une espèce peut se mesurer à la croissance de sa population. Or rien n’est plus frappant dans ce domaine que le succès de l’espèce humaine, qui a conquis à peu près toute la surface du globe et a vu sa population passer, de son émergence il y a 100 000 ou 200 000 ans, à environ 5 ou 7 millions en – 10 000, à 250 ou 300 millions en l’an zéro, à 400 millions en 1200, à près de 600 millions en 1600 et à 900 millions en 1800 avant de connaître l’explosion qui suit la révolution industrielle. Certes, l’évaluation de la population humaine pose aussi des problèmes, mais moins complexes que l’évolution du niveau de vie. La courbe qui représente l’évolution de la population mondiale en fonction du temps montre l’image familière d’une croissance d’abord lente jusqu’en 1800 puis explosive à partir de cette date. Mais, si, comme le propose l’historien économiste Jan Luiten Van Zanden, on utilise une double échelle logarithmique, la croissance de la population mondiale est représentée par une droite presque parfaite : celle-ci nous montre que la population mondiale a augmenté à un taux constamment accéléré depuis au moins deux millénaires46.

On peut évidemment expliquer cette croissance par l’exploration et la conquête de nouveaux territoires, ce qui semblerait ne pas nous faire sortir du piège malthusien. Mais c’est oublier que cette conquête n’a pu se faire qu’à l’aide des progrès techniques qui ont caractérisé Homo sapiens depuis l’origine et qui étaient précisément les grands absents de l’économie ricardienne : le piège malthusien ne se refermait que pour un niveau technique donné et, malgré l’importance accordée par Adam Smith à la division du travail, les économistes classiques ne tenaient aucun compte du progrès technique. Or ces progrès ont non seulement permis la croissance démographique, mais aussi une élévation des « plafonds malthusiens » : grâce à ses techniques de culture du riz, la Chine, par exemple, a pu atteindre des densités de population inconnues antérieurement. Il apparaît ainsi que, même dans l’hypothèse où il n’y aurait pas eu d’augmentation du niveau de vie, la croissance de la population est bien un indicateur de progrès technique : comme la population, le progrès technique a augmenté à un taux constamment accéléré depuis deux millénaires.

Revenons à la révolution industrielle, cette « pierre philosophale » que « l’humanité doit… à l’Europe » (p. 15). Nous avons vu que les tentatives d’explication de cette révolution reposent sur deux piliers : montrer, d’une part, pourquoi les autres civilisations, et en particulier la Chine, ne pouvaient inventer cette pierre philosophale et remonter, d’autre part, aussi haut que possible dans l’histoire de l’Europe pour y trouver les premières manifestations de son destin. Mais peut-on expliquer le « miracle européen » sans prendre en compte l’accumulation des progrès techniques antérieurs, dont beaucoup ont été réalisés ailleurs qu’en Europe ? Si on la situe dans la continuité du progrès technique, la révolution industrielle n’est pas plus ni moins un « miracle » que d’autres révolutions comme la révolution néolithique ou la révolution urbaine : chacune marque un véritable bond technique et économique, mais se fonde aussi sur tous les développements antérieurs. C’est notre regard eurocentrique qui nous conduit à isoler la révolution industrielle et à lui accorder un statut particulier au lieu de l’intégrer dans la longue durée de l’évolution humaine.

Pendant longtemps, les économistes ne se sont pas beaucoup intéressés à la croissance et, dans un des premiers modèles proposés, celui de Solow, le progrès technique n’apparaissait que comme un facteur externe. Des modèles plus récents comme celui de Paul Romer47 ont permis d’intégrer la technique en en faisant un facteur endogène de la croissance économique. Mais le point qui me semble le plus important dans les travaux de Paul Romer est la nouvelle conception de la technique qu’il propose. Ce qui importe dans la technique au sens large, ce ne sont pas les machines mais les idées qui permettent de les construire et ces idées sont aussi bien des théorèmes que de petites inventions qui simplifient un processus de production. Or la caractéristique essentielle des idées est leur « nonrivalité », ce qui les oppose aux biens habituellement produits et vendus sur le marché : un objet comme un téléviseur est un bien qu’on peut dire « rival », c’est-à-dire que son utilisation par la personne qui l’a acheté exclut son utilisation par un autre. En revanche, la connaissance par quelqu’un d’une idée comme le théorème de Pythagore ou comme la formule d’un nouveau remède ne limite en rien son utilisation par une autre personne (si ce n’est lorsqu’il est protégé par un brevet, mais la protection est limitée dans le temps).

La conséquence directe de cette caractéristique est que les idées permettent des rendements croissants. Si le monde physique est caractérisé par des rendements décroissants parce que les objets matériels sont rares – ils ne sont pas disponibles en quantité infinie –, en revanche les idées ne sont pas « rares » au sens économique du mot. La découverte de nouvelles idées ne souffre pas de rendements décroissants et par ailleurs, lorsqu’une invention est faite (et que les brevets ont expiré), le coût marginal de production de l’objet correspondant est proche de zéro. Je crois que l’idée maîtresse de Paul Romer, c’est-à-dire la distinction entre économie des objets et économie des idées, est une date capitale dans l’histoire non seulement de l’économie mais aussi des sciences humaines en général. Les idées, ce que je préfère appeler le symbolique, ont maintenant droit de cité en économie tout en se voyant reconnaître leurs propriétés spécifiques.

La révolution industrielle nous a-t-elle fait sortir du monde malthusien?

La deuxième question que l’on peut se poser au sujet des modèles malthusiens est de savoir si la révolution industrielle nous en a bien fait sortir. La population était un facteur déterminant dans le monde malthusien où, à un niveau technique donné, la croissance démographique entraînait, à plus ou moins brève échéance, une baisse du niveau de vie. Est-on sûr qu’avec la révolution industrielle on soit sorti du monde de Malthus ? Il faut en effet se rappeler que la fin du xixe siècle a connu la transition démographique, caractérisée par la diminution brutale des naissances, d’abord dans les pays développés puis dans les autres, et l’on est alors amené à se poser la question : que se serait-il passé s’il n’y avait pas eu de transition démographique ? Comme le fait très justement remarquer Gregory Clark, les progrès techniques auraient pu, dans ce cas, conduire à un autre monde possible de plus en plus peuplé et, en fin de compte, à un arrêt de la croissance48. On peut donc se demander si, d’une façon imprévisible, Malthus n’a pas encore eu le dernier mot : c’est la décélération de la croissance démographique qui a permis, en partie au moins, la croissance économique en Occident.

Mais le problème ne se repose-t-il pas maintenant sur le plan mondial ? Nous assistons, selon Daniel Cohen, à un « krach écologique » dont les principales manifestations sont l’encombrement de la planète et le réchauffement climatique (p. 223-239) et ce désastre écologique risque de nous conduire à un « suicide collectif ». Ses prévisions pour 2050, qu’il emprunte aux ouvrages de Lester Brown, le Plan B (2007), et de Jeffrey Sachs, Commonwealth (2008), sont apocalyptiques : si la Chine – toujours l’inquiétante Chine – arrivait au niveau de consommation américain, elle consommerait en 2030 les deux tiers de la production actuelle de céréales, sa consommation de papier engloutirait toutes les forêts de la planète et celle de pétrole dépasserait la production mondiale actuelle. Mais ces prévisions catastrophistes se fondent sur deux hypothèses éminemment contestables. D’une part, en effet, elles ne font que prolonger sans modifications les courbes antérieures, ce qui constitue la tentation commune et l’erreur de base des prévisionnistes. D’autre part, elles ne tiennent pas compte des changements de modes de vie ainsi que des innovations scientifiques et techniques qui modifient constamment la situation.

Il est utile de rappeler ici les prophéties de Paul Ehrlich qui, dans un article de 1967 puis dans son livre de 1968, The Population Bomb, annonçait que dans les décennies 1970 et 1980 des millions de gens mourraient de faim et que l’Inde ne pourrait jamais en 1980 nourrir ses quelque deux cents millions d’habitants supplémentaires. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était la diminution des naissances dans les pays en développement ainsi que les améliorations décisives apportées par la révolution verte dans la productivité agricole : la bombe n’a pas explosé. Pourquoi exploserait-elle demain ? Il est certainement juste d’insister sur la gravité des problèmes qu’a aujourd’hui à résoudre l’humanité, mais pourquoi noircir le tableau ?

Rien qu’en Chine, des centaines de millions d’êtres humains ont récemment pu sortir de la famine et de la pauvreté. Il est vrai qu’il y a maintenant de graves problèmes dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation : les stocks diminuent et les prix augmentent. Mais les difficultés actuelles reposent avant tout sur le ralentissement des recherches consacrées à l’amélioration de la productivité agricole49. De leur côté, les réserves de matières premières ne sont pas extensibles à l’infini et la production industrielle ne peut continuer à augmenter dans les mêmes proportions sous sa forme actuelle. Mais c’est précisément cette dernière précision qui est essentielle, « sous sa forme actuelle » : il peut toujours y avoir substitution d’une matière première à une autre. Par ailleurs, comme on l’a vu, les idées ne sont pas soumises à la loi des rendements décroissants et rien ne permet pour l’instant de dire qu’il y a des limites à l’ingéniosité humaine. Je crois que c’est du même optimisme prudent dont on peut faire preuve en ce qui concerne le changement climatique. Il n’est pas question de nier l’importance et la gravité des problèmes qu’il pose pour la survie de l’humanité, mais l’évolution rapide des mentalités ainsi que la multiplication des solutions techniques sont des signes plutôt encourageants de notre capacité à répondre à ces défis.

Daniel Cohen se demande « Que faire ? » et suggère, sans grand enthousiasme, quelques pistes pour résoudre les problèmes qui se posent, mais la dernière section du chapitre, qui s’inspire du livre de Jared Diamond portant le même titre, s’intitule « Effondrement50 » (il reprend un peu plus loin le même titre lorsqu’il traite du krach financier de 2007). Il cite alors quelques-unes des civilisations qui ont péri à cause des désastres écologiques qu’elles avaient provoqués et le seul exemple positif qu’il mentionne pour terminer est celui de l’Islande, mais si elle a survécu il y a six cents ans à un grave risque écologique, il conclut en affirmant qu’elle « n’a pas survécu au risque financier » des subprimes (p. 239). Faut-il donc désespérer ?

Histoire, économie, histoire économique

L’ouvrage se présente comme une « introduction à l’économie », mais la perspective est modifiée et précisée dès l’introduction. Il s’agit plus exactement de « saisir la manière dont l’économie façonne l’histoire humaine, comprendre comment celle-ci transforme à son tour les lois réputées inflexibles de l’économie » et cela à l’aide « de quelques géants de la pensée économique » (p. 21). Il ne s’agit donc pas d’économie au sens strict, mais de ce que l’on appelle habituellement histoire économique. Il est alors légitime de se demander quels sont les rapports entre histoire et théorie économique.

Un premier constat s’impose : il n’existe pas aujourd’hui de théorie de l’histoire économique et il y a peu de chances qu’il en existe une dans un avenir prévisible. C’est que la théorie est formalisée et il y a ainsi une différence fondamentale entre théorie et histoire : contrairement à la théorie, l’histoire « s’ancre dans les faits et non dans des constructions logiques de processus sociaux “stylisés51” ». Il n’y a pas plus de raisons de croire que l’on puisse un jour modéliser l’histoire économique que l’on en a de prendre au sérieux les grandes théories qui, de Bossuet à Hegel et Marx, soumettent le devenir humain à une loi inflexible de développement.

Cette impossibilité d’une théorie de l’histoire économique étant admise, quelle peut être la contribution apportée par la théorie économique à la connaissance de cette histoire ? Comme on l’a vu, pour chacune des grandes « révolutions » qui ont bouleversé les conditions de vie de l’humanité, on n’est pas arrivé à une explication économique satisfaisante et acceptée par tous les spécialistes. Qu’il s’agisse de la révolution néolithique, de la révolution industrielle ou des crises de 1929 et de 2007, on a fait et on fait encore appel à tous les facteurs possibles et imaginables, de la religion et de la culture à la démographie, à la technique, à la science, à la monnaie, à la finance, à la spéculation et à la psychologie populaire.

On comprend alors pourquoi, dans la conclusion de son ouvrage déjà cité, Gregory Clark reconnaît que la théorie économique avec la multiplication de ses modèles formels et de ses modèles statistiques de plus en plus raffinés est de peu d’utilité pour comprendre l’histoire économique :

Car l’histoire économique du monde développée dans ces pages est largement dépourvue de ces ingrédients traditionnels de la discipline. Les grands moteurs de la vie économique dans le mouvement de l’histoire – la démographie, la technologie et l’efficience du travail – semblent découplés de ces préoccupations économiques quotidiennes52.

Il est vrai que la théorie économique elle-même a changé depuis quelques décennies. Même si le modèle standard avec ses hypothèses de rationalité optimisatrice, d’équilibre et d’efficience des marchés continue à être le paradigme dominant qui a inspiré l’économie « utopienne », on a vu se développer de nombreuses tentatives qui, s’attaquant au « mythe du marché rationnel53 », ont tendu à rapprocher les modèles économiques d’une réalité beaucoup plus complexe qu’ils n’en faisaient l’hypothèse. Je voudrais ne retenir de ces recherches qu’une leçon, sur laquelle ont en particulier insisté les théoriciens de l’économie évolutionniste54, la notion de dépendance par rapport au chemin (path-dependency). Les processus économiques ne conduisent pas nécessairement à un équilibre unique et prédéterminé, mais dépendent largement de leur point de départ et des étapes par lesquelles ils sont passés : l’histoire économique, comme toute histoire, est indéterminée et contingente.

Peut-on alors résumer l’évolution économique de l’humanité par le slogan qui sert de titre à l’ouvrage ? C’est encore un de ces traits d’humour noir d’économistes auxquels j’ai déjà fait allusion : la prospérité, c’est-à-dire le progrès économique, ne se fonde que sur les vices et en particulier sur la cupidité, « greed en anglais » (p. 253), traduction qui la rend sans doute plus odieuse aux yeux d’un lecteur français. Avec ce titre, en fait, Daniel Cohen s’inscrit dans le droit fil des discussions qui ont accompagné le développement de la science économique au cours du xviiie siècle. La Prospérité du vice est en effet une variation sur les formules utilisées par Mandeville, le fameux et scandaleux auteur auquel Daniel Cohen fait brièvement allusion (p. 86-87). La deuxième édition de son livre, publiée en 1714, a comme titre la Fable des abeilles : ou vices privés, bénéfices publics. C’est donc le vice qui, en contribuant au bien public, apporte la prospérité. C’est une interprétation analogue de la croissance économique que présente Gregory Clark à la page 37 de son ouvrage sous la forme d’un tableau en deux colonnes qui oppose vertus et vices « malthusiens » : du côté des « vertus », il y a par exemple la saleté, la violence, la famine et l’égoïsme ; du côté des « vices », la propreté, la paix, les greniers publics et la charité.

La fable des abeilles est d’abord une satire, dans la tradition de Juvénal, des vices de la société anglaise du début du xviiie siècle et l’auteur se plaît à renverser les idées religieuses et morales conventionnelles : la grandeur et la prospérité de l’Angleterre ne reposent pas sur l’honnêteté et la vertu mais sur les vices des individus, car la vanité, la cupidité, la gourmandise ou la luxure favorisent l’activité économique. Dans la tradition des moralistes, il dénonce la fausseté des vertus humaines, qui, selon la formule de La Rochefoucauld, « ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés ».

Mais la fable est aussi une illustration narrative des deux « paradoxes » que Bayle avait développés un peu plus tôt55. Ces deux paradoxes reposent sur un même constat : les hommes ne se conduisent pas selon les principes d’une religion ou d’une morale abstraites, mais sont habituellement entraînés par la force de leurs passions. Selon le premier paradoxe, une société d’athées ou de païens est aussi viable qu’une société chrétienne, précisément parce que les chrétiens ne pratiquent pas plus que les autres les principes de conduite édictés par leur religion. Selon le second, une société qui se fonderait sur l’application exclusive des vertus chrétiennes ne pourrait pas fonctionner. C’est bien ce qui arrive aux habitants de la ruche lorsqu’ils décident de vivre vertueusement : la pratique exclusive des vertus entraîne la décadence économique et sociale de la collectivité.

Qu’est-ce alors que le vice pour Mandeville ? Utilisant la notion de façon polémique, il veut montrer que les vertus chrétiennes ne sont généralement pas pratiquées, ne peuvent pas l’être et que la conduite habituelle des hommes se fonde sur des passions qui, pour la morale religieuse, sont des vices. Le fondement de la société ne réside pas dans les vertus mais dans les passions mises en mouvement par l’intérêt personnel. C’est pourquoi il y a de bons vices, ceux qui favorisent l’activité économique. D’où l’apologie du luxe dont Mandeville, comme plus tard Voltaire, vante les heureuses conséquences :

La source de tous les maux, la cupidité,
Ce vice méchant, funeste, réprouvé,
Était asservi à la prodigalité,
Ce noble péché, tandis que le luxe
Donnait du travail à un million de pauvres gens,
Et l’odieux orgueil à un million d’autres.

Mandeville propose ainsi une interprétation anti-weberienne du capitalisme, fondé non sur l’esprit ascétique du protestantisme mais sur le désir de posséder et de paraître. Il est amusant de noter que, dans une des remarques ajoutées à sa fable, il répond au contre-exemple à sa thèse que semble constituer la Hollande, qui a la réputation d’allier la vertu à la richesse et à la puissance : si les Hollandais sont obligés d’économiser sur leur consommation quotidienne parce que ces biens proviennent de l’étranger, ils n’en aiment pas moins le luxe et vivent au milieu d’un « embarras de richesses56 ».

Peut-on alors prendre à la lettre la thèse selon laquelle c’est le vice qui engendre la prospérité ? Mandeville insiste en fait sur l’harmonie naturelle des intérêts et apparaît ainsi comme le précurseur d’Adam Smith et de sa main invisible. Mais il partage avec lui l’idée d’une société fondée sur ce que Kant appellera une « insociable sociabilité » (ungesellige Geselligkeit57) : l’homme tend d’un côté à s’associer aux autres, mais il veut de l’autre s’affirmer et faire triompher son point de vue et ses intérêts. De même, pour Mandeville, les vices sont des dissonances qui, comme les consonances des vertus, concourent à l’harmonie de l’ensemble :

Et la tempérance et la sobriété
Servent la gourmandise et l’ivrognerie.

Pas plus les vices que les vertus, si l’on tient à utiliser le vocabulaire de la morale, ne contribuent à eux seuls au progrès économique.

Le titre choisi par Daniel Cohen, au-delà de l’humour noir des économistes, traduit un profond pessimisme anthropologique.

*

C’est bien ce pessimisme qui donne la tonalité dominante de l’ouvrage. Les mots relevant du champ sémantique de l’inquiétude reviennent plusieurs fois dans l’ouvrage, dans le titre même, qui se présente comme une « introduction (inquiète) à l’économie », avec la reprise du titre du livre de Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, ou lorsque l’auteur pose des « questions inquiètes » (p. 13). Et la tonalité se fait souvent plus sombre lorsque Daniel Cohen affirme que « le pire est à craindre » (p. 19), lorsqu’à plusieurs reprises il parle d’« effondrement » (p. 237 et 256) ou lorsqu’il évoque dans la dernière page du livre « le risque d’une issue tragique » pour l’humanité. Tout l’ouvrage semble placé sous le signe de l’étonnante épigraphe empruntée à Léonard Cohen :

I’ve seen the future, brother :
It is murder.
(p. 9)

Il est certes nécessaire d’attirer l’attention sur les risques auxquels nous sommes aujourd’hui exposés, mais il n’est pas sûr que ce pessimisme soit le meilleur moyen de répondre à ces risques et les quelques rares et discrets appels à l’espérance paraissent de bien peu de poids :

Le grand espoir du xxie siècle est toutefois que se crée, au sein de ce cybermonde, une conscience nouvelle de la solidarité de fait qui lie désormais les humains entre eux.

(p. 21)

Comment en effet cette solidarité pourrait-elle se créer si les Occidentaux ne prennent pas conscience du fait qu’ils vivent dans un monde postoccidental et qu’une des premières conditions pour entrer dans ce nouveau monde est de reconnaître le droit à l’existence des autres, l’Inde comme la Chine, non seulement comme des menaces, mais aussi comme des partenaires ?

Il est clair qu’il faut éviter les deux démarches antithétiques et vaines que sont d’un côté l’eurocentrisme triomphant et de l’autre une espèce de tiers-mondisme fanatique. Il ne s’agit pas de battre sa coulpe et de proclamer que tout est la faute de l’Occident. Nous faisons partie de l’Europe et il est normal que nous envisagions les choses de notre point de vue d’Européen, mais encore faut-il que notre généalogie et notre situation actuelle soient correctement analysées. Ce que nous offre Daniel Cohen est une version nouvelle de l’eurocentrisme, l’eurocentrisme tragique : qu’il s’agisse de la croissance ou des désastres de la guerre, l’Europe se présente toujours comme un modèle.

Rien n’est plus surprenant que le contraste entre le pessimisme qui se dégage de l’ouvrage et le relatif optimisme qui se dégageait d’un de ses livres précédents, Richesse du monde, pauvretés des nations. Il évoquait alors « les Trente Glorieuses à venir » et parlait du « grand espoir du xxie siècle » qui verrait se resserrer les inégalités entre nations, même s’il développait en contrepoint le thème des inégalités croissantes au sein des pays développés, dont le résultat est que « la mondialisation fait peur aujourd’hui aux pays riches et non plus aux pays pauvres58 ». Il ne reste plus maintenant que les dangers qui menacent l’Europe.

Les défis auxquels sont aujourd’hui confrontés l’Europe et le monde sont multiples et menaçants, mais le meilleur moyen de les affronter est-il d’envisager systématiquement le pire ? Je ne suis pas sûr qu’il soit vrai que « l’Occident agit d’abord et comprend ensuite » (p. 156). Cela me semble plutôt le lot commun de l’humanité et sur ce point l’Européen n’est sans doute pas très différent des autres hommes. Je ne suis pas sûr non plus que, selon la formule de Marx, l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre. Mais pour tenter de les résoudre, il est nécessaire de les poser dans un état d’esprit qui favorise leur solution et le pessimisme qui se dégage du livre de Daniel Cohen ne me semble pas le plus favorable. Pour lui, l’optimisme américain est un défaut :

Les Américains ignorent, ou veulent ignorer, la dimension tragique de l’histoire occidentale. Ils ont quitté l’Europe au xviiie siècle, emportant avec eux la philosophie de ce siècle, celle des Lumières…

(p. 269).

Il serait dommage qu’ils l’aient emportée avec eux et n’en aient rien laissé en Europe.

Il est aujourd’hui à la mode de faire comme si l’histoire du xxe siècle en avait définitivement eu raison. Ici encore, il serait utile de regarder ce qui se passe ailleurs : ce ne sont pas seulement les Américains mais les hommes qui vivent ailleurs qu’en Europe qui retrouvent certains des idéaux du xviiie siècle et croient en la possibilité d’un certain progrès, politique, social et économique en faisant, sans illusions mais avec courage, confiance à l’homme et à l’avenir. Nous ne pouvons plus échapper à notre statut de citoyens du monde et c’est seulement dans ce cadre que nous devons aujourd’hui poser les problèmes de « l’universel dans un monde post-occidental59 ».

  • *.

    Professeur honoraire à l’université de Lausanne. Voir son précédent article dans Esprit : « Les métamorphoses de l’Europe culturelle », juillet 2000.

  • 1.

    Daniel Cohen, la Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie, Paris, Albin Michel, 2009.

  • 2.

    David Landes, The Wealth and Poverty of Nations, Londres, Little, Brown and Company, 1998 (“The West and the Rest”, p. xx-xxi).

  • 3.

    D. Landes, The Wealth and Poverty of Nations, op. cit., p. xx.

  • 4.

    D. Cohen, la Prospérité du vice…, op. cit., (quatrième de couverture).

  • 5.

    Benedict Anderson, Under Three Flags. Anarchism and the Anticolonial Imagination, Londres, Verso, 2006 ; trad. fr. les Bannières de la révolte : anarchisme, littérature et imaginaire anticolonial. La naissance d’une autre mondialisation, Paris, La Découverte, 2009.

  • 6.

    Jack Goody, The Theft of History, Cambridge University Press, 2006.

  • 7.

    Eric L. Jones, The European Miracle, Cambridge University Press, 1981, p. 246.

  • 8.

    Citons seulement Ian Tattersall, The World from Beginnings to 4000 Bce, 2008, et John Wills, The World from 1450 to 1700, 2009.

  • 9.

    Ronald Findlay et Kevin H. O’Rourke, Power and Plenty. Trade, War, and the World Economy in the Second Millenium, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2007.

  • 10.

    R. Findlay et K. H. O’Rourke, Power and Plenty…, op. cit., p. xx.

  • 11.

    Yves Coppens, le Singe, l’Afrique et l’homme, Paris, Fayard, 1983, p. 120.

  • 12.

    Douglas J. Kennett et Bruce Winterhalder, Behavioral Ecology and the Transition to Agriculture, University of California Press, 2006.

  • 13.

    I. Tattersall, The World from Beginnings to 4000 Bce, op. cit., p. 113.

  • 14.

    Robert E. Lucas, “On the Mechanics of Economic Development”, Journal of Monetary Economics, 22, p. 3.

  • 15.

    Simon Leys, l’Humeur, l’honneur, l’horreur, Paris, Laffont, 1991, p. 60-61.

  • 16.

    On vient enfin de traduire l’ouvrage classique de Kenneth Pomeranz : Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.

  • 17.

    R. Findlay et K. H. O’Rourke, Power and Plenty…, op. cit., p. xviii.

  • 18.

    Au sujet d’Étienne Balasz, dont la Bureaucratie céleste ne constitue pas le dernier mot sur la bourgeoisie en Chine, voir J. Goody, The Theft of History, op. cit., p. 138-139.

  • 19.

    Gregory Clark, A Farewell to Alms. A Brief Economic History of the World, Princeton University Press, 2007, p. 270.

  • 20.

    Ibid., p.229.

  • 21.

    Ibid., p. 271.

  • 22.

    Ibid., p. 105.

  • 23.

    Marks, The Ebbing of European Ascendency: An International History of the World 1914-1945, Londres, Arnold, 2002.

  • 24.

    Guy Sorman, L’économie ne ment pas, Paris, Fayard, 2008.

  • 25.

    Jean-Louis Curtis, La Chine m’inquiète, Paris, Grasset, 1972.

  • 26.

    R. Findlay et K. H. O’Rourke, Power and Plenty…, op. cit., p. 262-275 : “India: the Disintegration of the Mughal Empire and the Transition to Colonial Rule.”

  • 27.

    D. Landes, The Wealth and Poverty of Nations, op. cit., p. 517.

  • 28.

    Ibid., “Losers”, p. 491-511.

  • 29.

    David Northrup, “Globalisation and the Great Convergence: Rethinking World History in the Long Term”, Journal of World History, septembre 2005, vol. 16, no 3.

  • 30.

    Norbert Elias, la Civilisation des murs, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p. 11.

  • 31.

    J. Goody, The Theft of History, op. cit., p. 154-179.

  • 32.

    R. Findlay et K. H. O’Rourke, Power and Plenty…, op. cit., p. 144.

  • 33.

    Ibid., p. 351-352.

  • 34.

    John Cassidy, How Markets Fail. The Logic of Economic Calamities, Londres, Allen Lane, 2009, p. 136-137.

  • 35.

    Robert Kagan, The Return of History and the End of Dreams, New York, Alfred A. Knopf, 2008.

  • 36.

    D. Landes, The Unbound Prometheus, Cambridge University Press, 1969.

  • 37.

    Prométhée enchaîné, vers 444.

  • 38.

    Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? ».

  • 39.

    George M. Foster, “Peasant Society and the Image of Limited Good”, American Anthropologist, avril 1965, vol. 67, Issue 2, p. 293-315.

  • 40.

    Felipe Fernández-Armesto, Civilizations, Londres, Macmillan, 2000.

  • 41.

    Iliade, VI, 208 et XI, 784.

  • 42.

    Andrew Clark et Claudia Senik, « La croissance rend-elle heureux ? », dans Philippe Askenazy et Daniel Cohen (sous la dir. de), 27 questions d’économie contemporaine, Paris, Hachette Littératures, 2009, p. 39-62.

  • 43.

    Malthus, Essai sur le principe de population [1798], Paris, Gonthier, 1964, p. 23.

  • 44.

    G. Clark, A Farewell to Alms…, op. cit., p. 1.

  • 45.

    Malthus, Essai sur le principe de population, op. cit., p. 24.

  • 46.

    Jan Luiten Van Zanden, On Global Economic History. A Personal View on an Agenda for Future Research, www.iisg.nl/research/jvz-research.pdf

  • 47.

    Paul Romer, “Endogenous Technical Change”, Journal of Political Economy, 1990, 98, no 5, S71-S102 ; trad. fr. dans Annales d’économie et de statistique, 1991, no 22, p. 1-32.

  • 48.

    G. Clark, A Farewell to Alms…, op. cit., p. 289.

  • 49.

    Julian M. Alston, Jason M. Beddow et Philip G. Pardey, “Mendel versus Malthus: Research, Productivity and Food Prices in the Long Run”, University of Minnesota, Department of Applied Economic Paper Series, Staff Paper P09-1 (janvier 2009, révisé septembre 2009).

  • 50.

    Jared Diamond, Collapse, New York, Viking, 2005.

  • 51.

    Joel Mokyr, “Is there a Theory of Economic History?”, www.econ.yale.edu/alumni/reunio n99/mokyr.htm

  • 52.

    G. Clark, A Farewell to Alms…, op. cit., p. 372.

  • 53.

    Justin Fox, The Myth of the Rational Market, New York, Harper Business, 2009.

  • 54.

    R. Nelson et S. Winter, An Evolutionary Theory of Economic Change, Harvard University Press, 1982 ; Jacques Lesourne, André Orléan, Bernard Walliser (sous la dir. de), Leçons de microéconomie évolutionniste, Paris, Odile Jacob, 2002.

  • 55.

    Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, [1683], Paris, Nizet, 1984 ; Mandeville fait d’ailleurs lui-même référence à Bayle.

  • 56.

    Simon Schama, l’Embarras de richesses, Paris, Gallimard, 1991.

  • 57.

    Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, dans Œuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 192.

  • 58.

    D. Cohen, Richesse du monde, pauvretés des nations, Paris, Flammarion, 1998, p. 43-45.

  • 59.

    Titre du dossier dans Esprit de février 2009.