
Le nom « Noir » et son double
Le nom « Noir » recouvre deux logiques irréductibles : l’élaboration d’un monde post-racial ou la description du racisme comme rapport social, le souhait de l’invisibilité ou des désirs révolutionnaires. Achille Mbembe trace une voie d’effacement de la race dans la cosmopolitique. Cette dernière est-elle possible quand il y a une seule terre et des mondes en conflit ?
Le nom « Noir », comme signifiant racial, traîne avec lui toute une « poétique fruste », à laquelle l’écrivain haïtien Jean-Claude Charles aura fourni un abécédaire détaillé. « Parcours alphabétique » lancinant, répétitif, qui convoque ses habituels bestiaires (guenon, bête, Tarzan…), son anatomie fantastique (bouche, crâne, nez, phallus, dentition, cul de la négresse…), ses lieux consacrés (Harlem, l’Afrique, le Katanga…) ou encore ses symboliques éculées (ébène, feu, magie, nuit…)[1].
Ce catalogue d’images – cabinet des curiosités littéraires – implique aussi une politique qui se décline autour de quelques grands thèmes. Convoquer le nom « Noir », c’est toujours s’en tenir à une série de problèmes précis. Ils reviennent d’ailleurs aujourd’hui avec plus ou moins d’éclat sur le devant de la scène : les questions relatives à l’identité et à la différence, à la tension entre authenticité et assimilation, à la race, à l’universel. Identité, race, intégration – trois termes qui enserrent et épuisent, en un mouvement, tout ce qu’on peut attendre du nom « noir » sur le plan politique. Pas autre chose.
Le nom « Noir » apparaît ainsi comme un nom-ghetto, au sein d’un monde qui se satisfait pleinement de la prolifération
des narcissismes et des provinces.
La question noire devient la question des Noirs. Le petit périmètre consenti à l’intérieur duquel ceux qui s’identifient ou ont été identifiés comme « noirs » se racontent leurs maux, leurs histoires entre eux, sous l’œil bienveillant de l’ancien maître, ravi du mauvais tour.
Le nom « Noir » apparaît ainsi comme un nom-ghetto, au sein d’un monde qui se satisfait pleinement de la prolifération des narcissismes et des provinces. Or toute intelligence politique éclairée devrait réclamer un geste définitif : l’effacement du nom « Noir », comme fin du discours de la race. Jean-Paul Sartre a balisé rigoureusement le chemin de l’antiracisme : les moyens et les fins de toute politique antiraciste impliquent l’abolition de tous les signifiants raciaux, et par voie de conséquence, du nom « Noir ». Il n’y a aucune raison de forger théoriquement le nom « Noir », en dehors d’une réflexion circulaire sur la race et ses incarnations politiques monstrueuses que sont l’esclavage, le système de plantation et la violence coloniale.
Pourtant, il se peut que la convocation de ce nom excède la question raciale ; ou même, encore, que la fabrique de la race permette de penser la manière dont s’ordonne le devenir du monde. Dans la Critique de la raison nègre, Achille Mbembe met en lumière ces conflictualités internes au nom « Noir » : elles font signe vers la nécessaire abolition du discours de la race comme horizon politique, tout comme vers son caractère universel impitoyable comme structure même du capitalisme.
Sous le nom « Noir » se déploient deux logiques irréductibles, irréconciliables. La première, endossée par certaines traditions de pensées africaines-américaines, caribéennes ou africaines, fait de la différence noire le lieu d’élaboration d’un monde « débarrassé du fardeau de la race », un « monde qui vient », « en avant de nous [2] ». Le signifiant « Noir » n’est plus le signe de la clôture raciale ; il rassemble les écritures de ceux qui reprennent et corrigent les langages de l’universel à partir de « la part d’humanité [qui leur] a été volée[3] ».
La seconde logique décrit un rapport social : le « racisme est un rapport social et non pas un simple délire des sujets racistes[4] », pour reprendre les mots d’Étienne Balibar. La race naturalise les inégalités sociales. L’invention moderne du sujet « nègre » est indissociable de l’histoire du capitalisme, qui l’a produit. La fabrique de ce sujet de race – masse musculaire dont les propriétaires extraient la force de travail à moindre coût – constitue un modèle d’intelligibilité de l’exploitation capitaliste et de son ethnicisation ou de sa racialisation : antagonismes raciaux et antagonismes sociaux s’édifient mutuellement, même s’ils se déploient parfois de manière autonome. À l’époque moderne, l’« aliénabilité foncière » de l’esclave trouve sa justification dans « le principe de race [5] ». Au xxie siècle, les ressorts du capitalisme contemporain participent à l’extension de ce principe. La fabrique du « nègre » aujourd’hui n’emprunte plus ses codes à ceux de la biologie ; elle décrit une « catégorie subalterne de l’humanité », celle qu’on expulse, qui habite des espaces de relégation et dont « l’auto-réification constitue la meilleure chance de capitalisation de soi [6] ». Le développement de l’ultralibéralisme rend effective la planétarisation de la question nègre – tel est le sens du « devenir-nègre du monde » qui ouvre la Critique de la raison nègre.
Entre ces deux logiques, les signifiants glissent. Le nom « Noir » devient le nom « nègre » – et vice versa. Toutefois, ce glissement n’est pas toujours innocent. En 1926, Lamine Senghor, militant communiste sénégalais, créa en France le Comité de défense de la race nègre, doté d’un organe de presse, la Voix des nègres. Le nom « nègre », « ce nom ramassé dans la boue[7] », devient le symbole revendiqué de l’honneur et de la fierté raciale contre la barbarie coloniale. Les divisions politiques du Comité qui, à l’époque, recoupent les antagonismes entre Africains et Antillais, se reconfigurent symboliquement autour de la propriété, assumée ou non, du nom « nègre ». Les assimilationnistes opéreront la transformation du Comité de défense de la race nègre en Comité de défense des intérêts de la race noire. Le nom « nègre » – nom honni qui porte avec lui toute une histoire de l’ignominie – est racheté par le nom « Noir ». De leurs côtés, les personnages du roman de 1929, Banjo de Claude McKay, vagabondent sur le port de Marseille et proclament leurs rêves politiques : le bon « né-nègre », produit de la terreur raciale, s’écroulera devant le « nouveau Noir », l’homme debout[8].
Les noms « nègre » et « Noir », par-delà la race et la calomnie, sont indifféremment investis de désirs révolutionnaires ou du souhait d’être invisibles – soit de se fondre dans les codes et les langages de la majorité, soit de clamer définitivement la coappartenance à l’humanité. La traduction anglaise de Critique de la raison nègre en 2017 par l’historien Laurent Dubois, devenue Critique of Black Reason, permet d’interroger l’économie politique des signifiants raciaux qui parcourent le texte de Mbembe. Black ne traduit pas « nègre » et atténue la violence du N-word, ou du terme péjoratif negro – où s’entremêlent, au cœur de l’injure, la couleur de l’épiderme, les réalités de classe (prolétaire et paysanne) et l’institutionnalisation politique de la séparation (les lois Jim Crow, l’apartheid, etc.). Chez Achille Mbembe, la raison nègre décrit toute une économie politique racialisée et les formations discursives outrées, vertigineuses, qui ont tenté de la justifier dès l’époque moderne au sein du « système-monde » capitaliste qui se met en place. À cette économie, les corps de l’Atlantique noir auront opposé d’autres discours, d’autres pratiques, tentant de circonscrire des voies émancipatrices, souvent en conflit les unes avec les autres, arrachant les noms « nègre » et « Noir » au règne de la marchandise, à toute une ontologie de la dégradation de l’humain en chose.
Dans la Critique, le nom « nègre » est indissociable d’une dystopie politique, devenue planétaire. Rusée, mobile, elle s’acoquine désormais avec les imaginaires prométhéens de l’humanité augmentée, entérinant une partition coloniale du monde opposant les surhommes à ces sous-hommes que sont les « nègres de fond », « cette part superflue et presque en excès [de l’humanité], dont le capital n’a guère besoin, et qui semble être vouée au zonage et à l’expulsion[9] ». Tracer le chemin du futur, c’est s’affranchir de cette partition coloniale du monde qui repose sur l’universalisation du principe de race. Le versant utopique des écritures noires aura offert durant quatre siècles les imaginaires politiques pluriels et contradictoires d’un monde libéré de la collusion entre la race et le capital.
L’investissement symbolique du nom « Noir » et de son double, le nom « nègre », dans le champ politique ne raconte pas uniquement l’identité et la différence ; il ne prend pas exclusivement pour objet les politiques libérales de la représentation (accès aux droits politiques, quotas, pratiques affirmatives, intégration, etc.). Achille Mbembe trace, à partir de l’équivocité du signifiant racial « Noir/nègre », une politique mondiale de l’effacement de la race qui renoue avec l’idée moderne de cosmopolitique comme horizon utopique : il n’y a qu’un seul monde, pour tous, vivants et humains.
Toutefois, une proposition politique, inavouée et clandestine, appelée par le texte, met au défi cette proclamation cosmopolitique qui le conclut. Il n’y a pas qu’un seul monde ; peut-être même devrait-on plutôt lire : il n’y a qu’une seule terre à se partager et des mondes en conflit qui défendent la possibilité d’y vivre et d’y subsister. La question de la race ouvre le problème de l’intrication de la loi et de l’espace : qui a le droit d’être là ? De jouir des richesses de la terre ? De vivre sur un sol fertile ? De s’y installer ?
Le spectre du nomos de la terre, celui du grand partage des terres et des mers, hante les politiques qui se tapissent sous le nom « Noir » et son double, qu’elles prennent une forme utopique ou dystopique. Elles remettent en question la possibilité pour tout projet cosmopolitique de surmonter effectivement la conflictualité des mondes et le problème du droit d’accès à la terre pour tous les vivants de la planète.
Dans la plantation, les esclaves travaillent une terre qui les épuise et ne les nourrit pas. Dans les colonies, les sujets indigènes sont déplacés, expropriés, quittent les terres qui portent leurs mémoires. En post-colonie, les entreprises d’extraction des matières premières confinent les populations à la frontière d’États dont les souverainetés sont devenues fantoches.
Le monde nègre du xxie siècle – le monde des 99 % ? – dit l’impossibilité pour de nombreux êtres humains de s’établir, d’habiter la terre : prédations minières, chasse aux indésirables, camps, abris précaires faits de taule et de toile dans la périphérie des grandes villes. Le nom « Noir » endosse cette longue mémoire de plus de quatre siècles, qui ne porte en son sein aucun vœu pacifique de conciliation. Ce nom rappelle l’inexorabilité des antagonismes qui saturent le champ politique. L’abolition de la race s’effectue contre un ordre qui prolifère sur le principe de race. Entre ces deux mondes, aucune réalité partageable ; simplement, l’inéluctabilité du conflit.
[1] - Jean-Claude Charles, Le Corps noir, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017, p. 136-137.
[2] - Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 263.
[3] - Ibid., p. 262.
[4] - Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, trad. par Soliman Lotfallah, Paris, La Découverte, 1988, p. 59.
[5] - A. Mbembe, « Afrofuturisme et devenir-nègre du monde », Politique africaine, n° 136, décembre 2014, p. 128.
[6] - Ibid., p. 130.
[7] - Comité de défense de la race nègre, « Le mot “nègre” », La Voix des nègres, n° 1, janvier 1927, repris dans Philippe Dewitte, Les Mouvements nègres en France (1915-1939), Paris, L’Harmattan, coll. « Racines du présent », p. 144.
[8] - Claude McKay, Banjo, trad. par Michel Fabre, Paris, L’Olivier, 2015, p. 106.
[9] - A. Mbembe, « Afrofuturisme et devenir-nègre du monde », art. cité, p. 130.