
Frontières et déchets d'hommes. Introduction
Autour d'Achille Mbembe
Le « rêve hallucinatoire d’une communauté sans étrangers[1] » saisit l’Europe. Les dérives de l’Aquarius en mer Méditerranée, entre l’Italie, la France et l’Espagne, rappellent le caractère frontal de la loi et du droit : les terres et les eaux ne se partagent pas. Frontières et politiques territoriales fabriquent aujourd’hui un corps immense – celui des indésirables, des « déchets d’hommes[2] », condamnés à errer sans jamais trouver de lieu où s’établir. Au-delà des questions morales, une politique aiguë du « renoncement [3] » traverse les démocraties libérales européennes – où, à nouveau, pour le dire avec les mots de Freud sidéré, en 1915, devant les ruines de la guerre, « “étranger” et “hostile” [fusionnent] en un seul concept [4] ».
Les « déchets d’hommes » n’ont pas de visage ; ils sont affublés d’un faciès – soit de l’ensemble des signes qui les discriminent et en font des cibles pour les garde-frontières. La fabrication du faciès est entretenue, travaillée par des politiques folles, hystérisées, qui reposent sur le principe de race. Ce principe est au cœur des processus sociopolitiques de transformation des démocraties libérales en sociétés d’inimitiés, dont l’œuvre d’Achille Mbembe constitue l’une des plus puissantes analyses contemporaines.
Ce dossier, qui comprend un article inédit de l’auteur, propose un ensemble de lectures des écrits d’Achille Mbembe. Proches des textes ou prenant des libertés avec eux, ces lectures s’inscrivent toutes dans l’écart entre Critique de la raison nègre[5] (2013) et Politiques de l’inimitié (2016). Les articles de Catherine Coquio, Elsa Dorlin, Orazio Irrera et Nadia Yala Kisukidi explorent chacun les mécanismes d’« inversion » des démocraties libérales et la manière dont, aux frontières de l’Europe, ou dans ses capitales, des espaces de relégation se forment, malmenant la séparation ténue entre la mort et la survie.
Ces dialogues avec Achille Mbembe ont connu une première version, engagée et vivante, en présence de l’auteur lui-même, en novembre 2017 à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Quatre mois plus tard, l’université, située à la pointe nord du Grand-Paris, découvrait ses nouveaux habitants. Venus d’Éthiopie, d’Érythrée, ayant traversé une mer, quelques déserts, ils ont tenté de vivre dans le dernier lieu possible quand tous les autres leur étaient refusés. Transformant la liberté académique, cette « liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition[6] », comme le dit Derrida, en principe inconditionnel d’accueil de toutes les vies, de tous les corps, de toutes les intelligences sensibles du monde.
[1] - Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016.
[2] - A. Mbembe, « La démondialisation ».
[3] - Elsa Dorlin, « Démocratie suicidaire ».
[4] - Sigmund Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 5.
[5] - A. Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.
[6] - Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 11-12.