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Statues du palais royal d’Abomey que le président français E. Macron a décidé récemment de restituer au Bénin. | Photo  Jean-Pierre Dalbéra
Statues du palais royal d'Abomey que le président français E. Macron a décidé récemment de restituer au Bénin. | Photo Jean-Pierre Dalbéra
Dans le même numéro

L’universel dans la brousse

L'argument universaliste est employé pour bloquer le retour des oeuvres d'art aux pays anciennement colonisés, mais il prend la partie (l'Europe) pour le tout (le monde). Comme le soulignait déjà Alioune Diop en 1956, restituer, c'est rendre le monde au monde.

Chaque fois que [les morts] nous voyaient, ils faisaient entendre des bruits désobligeants qui montraient qu’ils nous haïssaient et aussi qu’ils étaient furieux de nous voir vivants[1]. »

En France hexagonale, aujourd’hui, on convoque l’universalisme[2] en toutes circonstances. Le rappel, constant, qu’il existe des traits irréductibles de la vie humaine, indépendamment de tout conditionnement local et culturel, n’a bien souvent qu’un seul type d’objectifs. Partir en guerre contre le communautarisme. Ou encore contre le mal identitaire. Contre le multiculturalisme. Contre le narcissisme des cultures néolibérales. Contre le fanatisme religieux. Contre le voile et l’islam. Contre le supposé racisme des antiracistes. Contre l’écriture (inclusive), contre les mots (intersectionnalité, «  racisé  »…). Contre les États-Unis. Contre les expressions de joie lors des finales de football. Les scènes sont multiples, disparates. Et sur chacune d’entre elles, le terme «  universel  » est brandi comme un étendard. Il faut ­combattre le péril de la dislocation, les menaces présumées de séparation.

L’idée de l’universalisme s’expose toutefois sur une autre scène, qui peut apparaître moins soumise aux passions médiatiques : celle des arts et de la culture. Les lieux de l’art sont ceux de l’esprit – « la chose du monde la mieux partagée ». Être humain, c’est toujours l’être totalement ; et l’humanité, telle qu’on la pense à partir de Descartes, est une malgré les différences. Pourtant, depuis plus de deux ans, en France, le monde des arts et de la culture doit affronter, lui aussi, la parole venimeuse qui sépare et qui divise. Le débat sur les restitutions des œuvres d’art spoliées durant la colonisation introduit le ver de la séparation dans le monde de l’esprit. Rendre à chacun ce qui est à chacun. On ne découpe pas en morceaux l’essence immatérielle de l’humanité. Le faire, c’est s’interdire de produire des énoncés de vérités partagées. Pire encore, renoncer au récit d’une émancipation commune. Entretenir les pulsions tribales contre l’élévation patiente du travail et de la culture.

Pourtant, les termes «  universel  » et «  universalisme  » se coincent parfois dans la gorge et débloquent. Vidés de tout contenu, traînés dans les controverses multiples sur l’identité, qui n’épargnent pas le monde de l’art, ce qui reste encore de la tradition moderne est souvent mobilisé sur un mode incantatoire. Le lexique de l’universalité se perd alors dans une brousse immense, comme l’ivrogne du roman d’Amos Tutuola – ­consolidant les codes de discours de haine ou répétant, inconsciemment ou non, des tropes identitaires. Dans la brousse, les êtres et les choses sont « pris pour ce qu’ils prétendent être alors qu’ils ne le sont point[3] ».

On le sait : notre époque est à la récupération et au détournement. Les mots, mâchés et remâchés dans la bouche, finissent par signifier ce contre quoi ils avaient été forgés. En France, les usages contemporains du terme «  universalisme  » sont parfois tordus, déviés. Certes, on dira qu’il ne faut pas mélanger le sens propre et l’usage. Mais ce qu’il faut plutôt montrer, c’est comment les usages, multiples et contradictoires, de l’idée d’universalisme renseignent bel et bien sur ses sens, également multiples. D’un point de vue éthique, l’universalisme est une notion intrinsèquement conflictuelle[4], qui soutient tout à la fois les discours d’unité et les paroles de déliaison. Et dans le monde de l’esprit, aussi immatériel soit-il, les antagonismes éclatent avec fracas, se politisent et parfois s’égarent. Il faut donc emboîter le pas du buveur de vin de palme et frayer dans une brousse très dense – « forêt sans fin[5] » – où l’«  universalisme  » parfois dévisse, parfois déraille, témoignant d’une violence et d’une espérance politiques qui se font face et ne dialoguent pas.

Universalité et inhospitalité

Alors nous nous mettons à marcher à travers une nouvelle partie de la brousse, mais songez qu’il n’y avait pas la moindre route qu’on puisse suivre à travers cette partie de la brousse[6]. »

Dans la brousse du «  musée universel  »

Les idées d’universel ou d’universalisme furent systématiquement mobilisées pour s’opposer aux conclusions du rapport Savoy-Sarr sur les «  ­restitutions  » en novembre 2018, commandé par le président de la République Emmanuel Macron, défendant le retour dans son lieu d’origine du patrimoine africain[7]. On reprocha à la politique de restitution de briser un idéal, celui du «  musée universel  », hétérotopie où les cultures peuvent entrer pacifiquement en dialogue, où l’esprit humain peut se ressaisir lui-même, dans son unité.

En 2002, dix-neuf institutions muséales de l’hémisphère nord rédigèrent la «  Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels[8]  ». Cette déclaration entendait produire une voix commune pour les musées. Elle visait à « réitérer l’importance dans le monde moderne des musées universels, censés constituer un espace emblématique d’un nouvel âge des Lumières, seul ­susceptible de permettre une analyse culturelle comparée des œuvres d’art[9] ». Geoffrey Lewis rappelle, dans Les Nouvelles de l’Icom (Conseil international des musées) de 2004, que cette déclaration avait essentiellement pour objet de « garantir davantage d’immunité face aux demandes de restitution d’objets appartenant aux collections de ces musées[10] ». L’argument universaliste fut utilisé à titre préventif pour bloquer les demandes de retour des œuvres d’art.

L’intérêt de cette déclaration dépasse largement le débat sur les restitutions et déploie une certaine compréhension de l’universel qui suit au moins cinq lignes directrices. Tout d’abord, en faisant du musée la maison de l’universel, où les cultures découvrent leur singularité en entrant en relation les unes avec les autres, cette déclaration convoque toute une histoire philosophique et intellectuelle qui s’enracine dans l’idéal encyclopédique et d’émancipation promu par les Lumières. Ensuite, le «  musée universel  » mobilise toute une philosophie esthétique : un musée est universel en tant qu’il garantit l’« admiration universelle » des œuvres d’art. De tels musées permettent la seule expérience esthétique véritable – celle du beau, soit de « ce qui plaît universellement sans concept » (Kant). Dans cette déclaration, l’idée d’universel se développe également à un niveau axiologique. Être exposé dans ces musées est une garantie de valeur, qui assure l’inscription des objets, des œuvres dans le patrimoine mondial de l’humanité. Par ailleurs, l’universel du «  musée universel  » possède une double connotation quantitative et qualitative : est universel ce qui garantit l’accessibilité au plus grand nombre. L’espace du «  musée universel  » permet une mise à disposition des œuvres à un large public venu du monde entier. Enfin, l’«  universalité  » du musée universel doit se comprendre en un sens éthique, voire politique : ces espaces s’adressent non pas « aux habitants d’une seule nation » (Français, Béninois…), mais aux citoyens du monde.

Le «  musée universel  » définit un espace particulier de ce monde, qui est accueil de la totalité du monde : il actualise l’unité du monde en mettant la diversité des éléments qui le composent en relation. Il faut entendre ici par «  monde  », un tout qui se concrétise à travers une multiplicité de cultures, de productions humaines, de formes de vie. L’universalité du musée universel n’est pas abstraite, elle est inscription et accueil : être de ce monde et ouvert à la totalité de celui-ci, sans exception. Le musée universel présente une conception incarnée de l’universalité, qui repose sur le principe du cosmopolitisme.

Ce principe doit s’entendre de deux manières : d’un point de vue politique, il promeut l’unité du monde, contre l’arbitraire des frontières et les nationalismes meurtriers, qui le divisent et le fracturent. D’un point de vue moral, voire métaphysique, pour reprendre ici des analyses de Valérie Gérard : il décrit l’homme comme citoyen du monde, précisément parce qu’il est du monde, de ce monde[11].

Le musée universel est accueil ; il défend une hospitalité vivante. La limiter constituerait une violence. Ce musée ouvre ses portes à tous les humains, à tous les objets, d’où qu’ils viennent. De surcroît, il rappelle le propre de tout devenir humain : le passage, la traversée. Être du monde, c’est avant tout, et ce de manière essentielle, circuler, être en mouvement, ne jamais être déterminé et entravé par les frontières de la patrie, de l’État-nation, qui produisent de l’exclusion.

Dans la déclaration du «  musée universel  », l’énoncé de l’universel n’est pas produit par un particulier qui étend indûment, en les généralisant, ses attributs à tous les autres. Il est soutenu par un particulier qui s’ouvre à tous ses autres et qui, acceptant d’être affecté par eux, les reçoit, sans distinction.

Les lieux de l’inhospitalité

Confrontée à cette idée de l’universalité, la demande de «  restitution  » des œuvres d’art spoliées durant la colonisation apparaît comme une double régression morale et politique. Restituer, c’est rendre à la patrie, rendre le particulier au particulier. Opposer à l’éthique de l’hospitalité des dynamiques de repli. Consolider l’arbitraire des frontières. Fétichiser, contre le mouvement, les lieux d’origine. Et pire, satisfaire les narcissismes blessés de celles et ceux qui ressassent les vieilleries de la mémoire, celles de la loi des armes et du passé colonial.

La manière dont l’idée d’universalité se décline dans la déclaration de 2002 sur le «  musée universel  » a été explicitement reprise, retraduite et réactivée pour disqualifier, à la suite du rapport Savoy-Sarr, toute politique de «  ­restitution patrimoniale  ». Cette dernière est jugée réactionnaire – opposant des affects chauvins et revanchards à la conscience transparente de l’unité du monde. S’opère ainsi un saut dans la déraison, où les images et les arguments se retournent, s’effritent, se combinent autrement, brandissant fantasmes et simulacres, entretenant préjugés et divagations.

Dans la brousse du roman d’Amos Tutuola, le bel inconnu se transforme en crâne sautillant et les morts marchent à reculons. Comme dans la Ville-des-Morts[12], quelque chose semble toutefois fonctionner de travers dans cet usage de l’universel, qu’on oppose systématiquement au principe même de la restitution. Et effectivement, le sophisme se repère aisément. Restituer le patrimoine africain spolié qui se trouve en France à l’Afrique, c’est le retirer au monde. Or, l’Afrique étant de ce monde, restituer le patrimoine africain aux Africains, c’est le leur retirer ! Car s’ils sont de ce monde, ils n’ont pas le pouvoir de faire monde, c’est-à-dire la possibilité d’accueillir la totalité du monde sans exception, d’être ce lieu particulier où le plus différent devient le plus familier, d’affirmer l’unité du monde en mettant chacun de ses éléments en relation.

En Afrique, la totalité du monde n’est pas accessible aux citoyens du monde, elle ne peut être ni admirée, ni contemplée par le plus grand nombre. Les richesses artistiques africaines elles-mêmes s’en trouvent dévalorisées, elles ne signifient pas grand-chose en dehors du doux commerce des arts. Car l’Afrique, par excellence, est le continent de l’inhospitalité.

Les arguments contre la restitution du patrimoine africain et les usages de l’universel qu’ils convoquent produisent toute une rhétorique contre les restitutions. Mais ils fabriquent également un discours sur l’Afrique, qui décrète l’inhospitalité foncière du continent. Il est impossible pour l’Afrique de faire monde et de se ressaisir elle-même comme étant de ce monde.

De tels discours répètent les récits qui traversent ce que le philosophe Valentin-Yves Mudimbe a appelé la « bibliothèque coloniale[13] ». Ces récits ont contribué à forger la matrice conceptuelle à partir de laquelle une certaine idée de l’Afrique a pu se former : l’Afrique est le négatif de l’Europe et, pour être sauvée d’elle-même, de son irréductible différence, elle doit être convertie par son autre, l’Occident. Dans le musée universel, les objets africains sont sauvés de leur particularité et deviennent un reflet de la totalité du monde, une fois relocalisés.

Cet universel qu’on oppose aux dynamiques de restitution définit un universalisme qui marque, selon Souleymane Bachir Diagne, « la position de celui qui déclare universelle sa propre particularité en disant: “J’ai la particularité d’être universel”[14] ». Il existe ainsi des particularités universelles et d’autres dont le destin est de demeurer particulières. Et il s’avère que les premières fixent le sort des secondes.

Restituer, c’est rendre le monde au monde – soit reconnaître que toutes les parties du monde ont le pouvoir de faire monde.

Au cœur de cet usage de l’universalisme, se glisse une figure de rhétorique : une synecdoque bien singulière, où la partie est prise pour le tout. Les parties «  Occident/Europe/France  » ­signifient le tout, à savoir le «  monde  ». Or c’est précisément cet usage synecdochique de ­l’universel qui doit être contesté. Confrontée à lui, l’idée de restitution peut recevoir un sens philosophique radical, qui excède la question des artefacts et des objets. Restituer, c’est contester cet usage synecdochique de l’universel. Restituer, c’est rendre le monde au monde – soit reconnaître que toutes les parties du monde ont le pouvoir de faire monde.

Il ne s’agit pas ici de simples formules, qui pourraient sonner comme de vilaines tautologies. Ces propositions doivent plutôt rappeler les nombreux débats qui se sont tenus en France depuis plus d’un demi-siècle et qui s’inscrivent dans le contexte des décolonisations ou de l’histoire française postcoloniale. Débats qui ont proposé des conceptions opposées de l’universel, où ce qui se joue, à chaque fois, ce sont des manières de penser l’unité du monde qui sont concurrentes et entrent en conflit.

Rendre le monde au monde

Alors nous entrons dans le pays de mon père et aucun être nuisible ou méchant n’apparaît de nouveau [15]. »

Paris, 1956

Une histoire des débats sur l’universel est rarement mise sur le devant de la scène en France. Celui qui la connaît un peu a l’impression que chaque nouvelle polémique sur l’identité s’entête un peu plus dans une répétition vaine de problèmes qui ont déjà été réglés. Comme si la mémoire de certains débats avait été effacée, laissant tristement sa place au bourdonnement continu de la controverse.

Or, il y a un peu plus de soixante ans, eurent lieu à Paris des débats où des conceptions opposées de l’universel furent explicitement mises en concurrence. En Sorbonne, en 1956, lors du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs.

La conférence de Bandung de 1955 constitua un événement politique pour tous les peuples non européens. Le congrès de 1956 fut un de leurs grands événements culturels, précédant de quelques années seulement les indépendances africaines. 1956 fut le « congrès mondial des hommes de culture[16] ».

Il faut lire – écouter – le discours d’ouverture de ce congrès prononcé par Alioune Diop, organisateur de ces rencontres et fondateur de la revue et des éditions Présence africaine. Il peut apparaître comme une réponse, prononcée cinquante ans plus tôt, à la «  Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels  » de 2002. Il opère un démontage ciblé de l’usage synecdochique de l’idée d’universel. J’aimerais insister sur quatre éléments de ce discours.

Sa dimension institutionnelle, tout d’abord. Alioune Diop le rappelle au début de son allocution : c’est en Sorbonne que se réunit le monde intellectuel noir. Paris, « haut lieu de la pensée et de l’art de l’Occident »; Sorbonne, « symbole de la raison[17] ». La Sorbonne est cette institution où il est possible d’entendre raison, c’est-à-dire de confronter les raisons, de mettre donc l’universalisme en débat.

Sa portée politique, ensuite. Ce dont parle le monde intellectuel noir en Sorbonne, c’est de culture. Et la question culturelle est une question politique. Défendre la culture noire, c’est « repousser l’assimilation » – soit un « type de relation humaine imposée par la colonisation[18] » – ce qui ne signifie pas « s’isoler dans sa propre culture ». Une expression du poète Léopold Sédar Senghor permet de résumer cette idée d’Alioune Diop en une formule brève et cinglante : « Assimiler, non être assimilés[19]. » Refuser l’assimilation à un modèle surplombant qui se présente comme universel, ce n’est pas défendre les replis chauvins, c’est configurer d’autres lieux de l’hospitalité, de l’accueil – ces lieux n’étant pas exclusivement européens.

Ce dernier point permet de souligner l’engagement culturel de ce texte. Pour « repousser l’assimilation », il faut assurer, nous dit Diop, « la diffusion des œuvres de la culture noire » – cette diffusion étant la meilleure chance d’avenir qu’on peut donner à ces cultures : « Notre héritage, codifié et momifié à l’intention des musées et des curieux d’Europe, ne peut servir convenablement. Les classiques d’un peuple ont besoin d’être réactualisés et donc repensés, réinterprétés à chaque génération. Il doit en être ainsi des nôtres[20]. » Diffuser l’héritage noir, pour le revitaliser, c’est le sortir de la manière dont il a été « codifié et momifié » par les institutions muséales et les ethnologues. La revitalisation culturelle réclame, en droit, la restitution. Le discours d’ouverture du congrès de 1956 ne convoque pas l’idée de restitution. Toutefois, il opère une critique implicite de l’universalité du «  musée universel  ». Une telle institution ne permet pas le dialogue des cultures, puisqu’elle ferme les portes aux jeux multiples de l’interprétation. Le sculpteur et artiste peintre nigérian, Ben Enwonwu, également présent au congrès de 1956, pose explicitement dans sa communication la question du retour des œuvres d’art spoliées[21]. Comme Alioune Diop, il insiste sur le problème des lieux de l’interprétation : il n’est donné à aucun Africain sur le continent la possibilité de juger, de produire un réseau de significations original pour l’art africain lui-même[22]. Par ailleurs, si ­l’exposition des œuvres d’art africaines dans les musées européens a permis de revitaliser l’art européen, la médiocrité des œuvres d’art européennes circulant sur le continent africain ne permet rien[23].

Il faut dès lors insister sur un dernier point important du discours d’Alioune Diop. Pour ce dernier, la revitalisation des cultures noires frappées par la « nuit coloniale » doit rendre possible « l’exploration de nouveaux univers nés de la rencontre des peuples[24] ». Cette revitalisation soutient un nouveau discours de l’universel qui entre en conflit avec l’idée que l’Europe puisse être le sujet privilégié de son énonciation. L’idée de restitution, condition de toute revitalisation culturelle, donne corps à une nouvelle énonciation de l’universel, formulée par le monde noir et répondant à l’impératif politique de la décolonisation.

Les propos de Diop, dans ce discours d’ouverture du congrès de 1956, font écho aux voix multiples de la négritude durant toute la seconde moitié du xxe siècle. La tâche théorique et poétique de ces pensées a consisté à débusquer la synecdoque qui se loge au cœur des énoncés à prétention universelle et à prévenir leurs effets politiques[25]. En s’engageant dans cette voie, les courants de la négritude ont participé à l’élaboration d’une nouvelle énonciation de l’universel, distincte des postures de surplomb imposées aux mondes non européens.

Ainsi, les affirmations de différence et d’identité des penseurs de la négritude n’enfantent pas la séparation. Elles visent surtout à multiplier les sites d’énonciation de l’universel. Identifier d’autres lieux de ce monde qui peuvent se constituer comme espaces d’hospitalité et d’accueil pour la totalité du monde sans exception.

Là où la colonisation signifiait l’accaparement du monde par quelques-uns, l’impératif de décolonisation exige de rendre le monde au monde, de rendre à chaque partie du monde la possibilité d’accueillir le monde, de faire monde. « Assimiler, non être assimilés », comme corollaire de l’acte de restituer.

Conflits de l’universel, conflits des mondes

Sur la scène du congrès de 1956, dédié aux questions culturelles noires, une autre histoire de l’universel a été racontée. Elle n’oppose pas l’obscurantisme de revendications particulières à la conscience lumineuse de l’unité du monde, elle met en conflit des conceptions politiques et éthiques de l’universel qui sont irréductibles. Cela peut paraître bien paradoxal. Pour le comprendre, il faut reprendre ici des analyses de Balibar, partant de sa lecture de Hegel.

Il n’existe aucune énonciation de l’universel qui soit « absolue, dégagée de son lieu, de son temps, de ses conditions, donc de ses déterminations[26] ». L’universel n’existe pas en dehors de son énonciation. À ce titre, l’énonciation de l’universel est toujours le produit d’un discours particulier, qui le limite. Et en le limitant, elle produit de l’exclusion, l’exclusion d’autres ­particuliers. L’énonciation de l’universel est toujours conflictuelle. Et les pensées noires qui se sont exprimées au congrès de 1956 donnèrent corps à cette forme conflictuelle des énonciations de l’universalité. L’universel conquérant du projet colonial, d’un côté, forçant son assimilation par la totalité du monde, l’universel parasite des corps noirs, de l’autre, qui furent placés à la lisière du monde.

D’un point de vue politique, voix conquérantes et paroles parasites ne produisent pas les mêmes narrations, n’enfantent pas les mêmes partages du monde. La philosophe Eleni Varikas montre comment l’expérience du paria, du « rebut du monde », de celui auquel on conteste la possibilité de dire quelque chose de la totalité du monde parce qu’il ne compte pour rien dans ce monde, met en lumière « une double généalogie de l’universalisme[27] ». Celle qui raconte l’histoire d’une domination, et celle qui décrit une dynamique d’espérance, appelant à la transformation effective, matérielle et historique d’un lieu particulier du monde ou de la totalité de celui-ci. Cette double généalogie spécifie deux manières opposées de faire monde. Dans un cas, le pouvoir de faire monde revient à quelques-uns et exclut tous les autres. Dans l’autre, il revient à tous et prétend ­n’exclure personne. Dans ces deux cas, les énonciations de l’universel ne communiquent pas et produisent toujours, même conscientes de leur insuffisance radicale, leurs propres gestes d’exclusion. D’un point de vue politique, l’énonciation de l’universel peut être pacifique, mais elle n’est ni pacificatrice, ni pacifiée.

Convoquer un discours à prétention universelle exige toujours qu’on se demande : «  Qui parle ?  » On ne peut spécifier le contenu d’un discours à prétention universelle tant qu’on n’a pas identifié le sujet, les lieux, la chair, l’histoire à partir desquels il est énoncé. À ce titre, sous la question de l’universel, se loge toujours celle de l’identité, c’est-à-dire celle de l’identification du sujet qui raconte, qui prend l’initiative de commencer le récit et de configurer un monde. Les réflexions sur l’universalisme butent sur une difficulté constitutive et insurmontable : l’universel étant toujours limité par la situation de celui qui l’énonce.

Prendre la mesure de cette difficulté, c’est comprendre que la question politique de notre temps ne peut pas être : «  Faut-il réhabiliter l’universalisme moderne contre l’assaut des identités ?  » Mais plus simplement, et peut-être plus radicalement : «  Dans quel monde voulons-nous habiter ?  »

 

[1] - Amos Tutuola, L’Ivrogne dans la brousse [1952], trad. par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, coll. «  Continents noirs  », 1953 (rééd. «  L’Imaginaire  », 2006), p. 115.

[2] - L’universalisme auquel je me réfère ici est l’universalisme moderne, issu de la tradition rationaliste cartésienne et des Lumières : la conception selon laquelle il existe des traits irréductibles de la vie et de l’expérience humaines indépendants de tout conditionnement local et culturel, ce qui implique le caractère nécessairement «  universel  » de nos impératifs moraux et juridiques. Aussi, dans cet article, l’universalisme est défini comme le discours de l’universel. Voir Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, Post-Colonial Studies. The Key Concepts, Londres/New York, Routledge, 2007 (2e édition), p. 216-218.

[3] - Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 204.

[4] - C’est précisément ce que montre Étienne Balibar, convoquant Judith Butler, dans Des universels. Essais et conférences, Paris, Galilée, 2016.

[5] - A. Tutuola, L’Ivrogne dans la brousse, op. cit., p. 29.

[6] - Ibid., p. 58.

[7] - Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Philippe Rey/Seuil, 2018. On peut renvoyer, entre autres oppositions, aux articles suivants : Jean-Jacques Aillagon, «  Les musées ont vocation à conserver leurs œuvres d’art africaines  », Le Figaro, 23 novembre 2018 ; interview de Stéphane Martin, «  Il y a d’autres voies que celles de la restitution  », Le Figaro, 25 novembre 2018 ; Nicolas Baverez, «  Malraux, reviens !  », Le Point, 11 décembre 2018.

[8] - L’intégralité du texte de cette déclaration, suivie de réflexions de certains signataires, est disponible dans Les Nouvelles de l’Icom, vol. 57, no 1, 2004 (www.icom-musees.fr).

[9] - Christopher R. Marshall, «  Faire crier les pierres : les musées contemporains face au défi de la culture  », dans Diogène, no 231, 2010/3, p. 53.

[10] - Geoffrey Lewis, «  Le musée universel : un cas à part  », Les Nouvelles de l’Icom, vol. 57, no 1, 2004, p. 3.

[11] - Valérie Gérard, «  Être citoyen du monde  », Tumultes, no 24, 2005/1, p. 13-14.

[12] - A. Tutuola, L’Ivrogne dans la brousse, op. cit., p. 108 et suiv.

[13] - Valentin-Yves Mudimbe, The Idea of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge [1988], Londres, James Currey, 1994, p. xii : “The intellectual space covered outlines Africa as a paradigm of difference. […] Exploiting travelers’ and explorer’s writings, at the end of the nineteenth century a ‘colonial library’ begins to take shape. It represents a body of knowledge constructed with the explicit purpose of faithfully translating and deciphering the African Object. Indeed, it fulfilled a political project in which, supposedly, the object unveils its being, its secrets, and its potential to a master who could, finally, domesticate it.”

[14] - Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018, p. 68-69.

[15] - A. Tutuola, L’Ivrogne dans la brousse, op. cit., p. 133.

[16] - Alioune Diop, «  Discours d’ouverture  », Présence africaine, «  Le Ier Congrès international des écrivains et artistes noirs  », no 3-4-5, 1956, p. 11.

[17] - Ibid., p. 11.

[18] - A. Diop, «  Discours d’ouverture  », art. cité, p. 14.

[19] - Léopold Sédar Senghor, «  Vues sur l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilés  » [1945], dans Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 39-69.

[20] - A. Diop, «  Discours d’ouverture  », art. cité, p. 16.

[21] - Ben Enwonwu, “Problems of the African Artist Today”, dans Présence africaine, op. cit., p. 174-178.

[22] - Ibid., p. 177 : “While Europeans are the best judges of their own art, and no one argues about this fact, the African does not even have a chance to play an equally important part in judging his art, let alone his justifiable claim if he choses to make one, that he is the best judge of his own art.”

[23] - Ibid., p. 176 : “And while Europe can be proud to possess some of the very best sculptures from Africa among museums and private collectors, Africa can only be given the poorest examples of English art particulary, and the second-rate of other works of art from Europe.”

[24] - A. Diop, «  Discours d’ouverture  », art. cité, p. 15.

[25] - Gary Wilder, Freedom Time: Negritude, Decolonization, and the Future of the World, Durham/Londres, Duke University Press, 2015.

[26] - É. Balibar, Des universels, op. cit., p. 76.

[27] - Ibid., p. 181. Voir Eleni Varikas, Les Rebuts du monde. Figures du paria, Paris, Stock, coll. «  Un ordre d’idées  », 2007.

Nadia Yala Kisukidi

Maîtresse de conférences en philosophie à l'Université Paris 8, elle notamment l'auteure de Bergson ou l'humanité créatrice (CNRS, 2013).

Dans le même numéro

Le partage de l’universel
L'universel est à nouveau en débat : attaqué par les uns parce qu'il ne serait que le masque d'une prétention hégémonique de l'Occident, il est défendu avec la dernière intransigeance par les autres, au risque d'ignorer la pluralité des histoires et des expériences. Ce dossier, coordonné par Anne Dujin et Anne Lafont, fait le pari que les transformations de l'universel pourront fonder un consensus durable : elles témoignent en effet de l'émergence de nouvelles voix, notamment dans la création artistique et les mondes noirs, qui ne renoncent ni au particulier ni à l'universel. À lire aussi dans ce numéro : la citoyenneté européenne, les capacités d'agir à l'ère numérique, ainsi que les tourmentes laïques, religieuses, écologiques et politiques.