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Le tuteur de résilience. Le travail social en contexte individualiste

Que peut encore signifier le travail social dans un contexte néolibéral qui ne cesse de promouvoir l’autonomie personnelle ? La déconsidération des formes verticales d’intervention a fait évoluer l’action des travailleurs sociaux vers un modèle proche de celui du coach ou du « tuteur de résilience », qui préconise d’augmenter le pouvoir d’agir en favorisant les opportunités et en renforçant l’estime de soi.

Le travail social met en lumière de façon éclatante les tensions morales qui traversent les sociétés libérales et individualistes de masse. Les réformes dont les différentes institutions du travail social font l’objet depuis plusieurs décennies et qui sont parfois perçues comme autant de coups de boutoir1 ne sont que la face émergée du problème. On pourrait même poser la question en ces termes : ces sociétés disposent-elles encore du vocabulaire et de la grammaire qui permettent de comprendre certaines des formes pourtant classiques du travail social (par exemple, l’aide inconditionnelle ou à durée indéterminée) ?

Si l’autonomie individuelle, comme configuration de droits et de devoirs, est aujourd’hui considérée comme une valeur fondamentale, si l’action considérée comme la plus prestigieuse et la plus efficace est celle que chacun réalise de lui-même et éventuellement sur lui-même, si la possibilité de cette action est pensée comme logée en chacun d’entre nous et disponible pour autant que nous la cherchions suffisamment, si « le social » est perçu par le sens commun comme un niveau de réalité générant des problèmes et des limitations (par exemple, parce que incapable de reconnaître le potentiel en chacun), si les anti-modèles s’incarnent dans les termes de l’institution, de l’intrusion, de la contrainte et du paternalisme, que peut encore signifier, dans ce contexte individualiste, le « travail social » ? Quelle pourrait être une forme considérée à la fois comme légitime et efficace d’une intervention sur ou avec autrui ?

Quel travail social dans une société de l’autonomie ?

Aujourd’hui, les controverses autour du travail sur autrui montrent une délégitimation grandissante de formes verticales d’intervention, où un agent ou un expert travaillent sur ou pour un bénéficiaire, un usager ou un patient, au profit de formes plus horizontales de partenariat ou de contrat, où les deux parties coopèrent sur le projet (de vie, de soin, de réinsertion, d’emploi, etc.) d’un individu afin de développer, de soutenir ou de réparer son autonomie. Dans cette reconfiguration idéale, une division des tâches s’installe : au bénéficiaire la définition des fins, en fonction de ses envies (et peut-être de ses capacités), au travailleur la responsabilité de veiller à ce que les moyens, les appuis, les conseils techniques suivent, dans la mesure du possible. Par conséquent, l’objet du travail dit social change. Il s’agit moins, sauf situation d’urgence, de chercher à atteindre un objectif substantiellement défini (avoir un emploi ou un logement, par exemple) que de viser l’augmentation de la marge de manœuvre ou du pouvoir d’agir d’un individu en vue précisément de restaurer ou d’améliorer son autonomie – une action sur l’action, ou sur ses conditions de possibilité.

Ce modèle moral, qui irrigue aujourd’hui de nombreuses politiques publiques et devient l’horizon normatif de l’intervention sur autrui, recoupe les idéaux d’une société dans laquelle l’action individuelle fondée sur le potentiel de chacun est considérée comme le niveau de réalité le plus pertinent. Son axiomatique est cependant très exigeante et peut d’ailleurs croiser les propositions qu’on retrouve dans le jeu de langage du développement personnel : l’étincelle est en chacun et il s’agit de la chercher ou de trouver l’environnement adéquat pour qu’elle se révèle ; il n’y a aucune situation dans laquelle un individu est complètement bloqué – ou helpless, comme on dit en psychologie positive ; une situation finit par devenir ce qu’on se représente. Mais la présupposition la plus marquante peut être formulée en ces termes : d’une façon ou d’une autre, tous les individus en perte d’autonomie qui se retrouvent confrontés au travail social pourraient et devraient comprendre et partager l’attrait pour une autonomie et un pouvoir d’agir recouvrés.

La question de savoir ce que devient le travail social dans ce contexte est travaillée par les sciences sociales depuis des décennies. Elle occupe également au quotidien l’esprit de travailleurs du social, de l’emploi à la santé (mentale), en passant par le logement ou tant d’autres domaines : qu’est-ce qu’on fait en réalité ? Comment doit-on s’appeler : des coachs, des facilitateurs ou encore des référents ? Et les personnes sur ou avec lesquelles on travaille sont-elles des usagers, des patients, des bénéficiaires, des clients ou des partenaires ? Qu’est-il légitime de faire et d’attendre des parties en présence ? À quel moment une séquence peut-elle être lue comme une réussite ou un échec, et à qui en imputer la responsabilité ? Peut-on faire le bien d’une personne malgré elle ? Comment éviter qu’une personne gâche ses atouts et, au fond, qu’est-ce qu’une vie qui vaut la peine d’être vécue ?

Quand l’autonomie n’intéresse pas

Dans les équipes et les institutions du travail social, ces interrogations sont remises sur le métier de façon quasiment continue. Une configuration en particulier, rencontrée très régulièrement, la ravive : lorsque la personne cible du travail social ne répond pas au présupposé, évoqué plus haut, selon lequel l’autonomie est désirable, alors même qu’elle est au fondement du modèle d’une collaboration entre partenaire visant à l’empowerment. Autrement dit, lorsqu’une personne ne semble pas incapable d’acquérir plus d’autonomie, mais qu’elle manifeste, d’une façon ou d’une autre, que cela ne l’intéresse pas tant que ça – pas plus que d’être le partenaire des intervenants sociaux.

Fabrice est résident dans une communauté thérapeutique en Belgique. Cet établissement, qui héberge pour une durée de deux ans maximum une vingtaine de personnes souffrant de troubles psychiques graves, possède le mandat d’un « centre de revalidation psychiatrique dédié à la réhabilitation psychosociale ». Son règlement la définit comme « un lieu institutionnel pouvant mobiliser le potentiel créateur, susciter l’éveil et offrir une “relance” de la responsabilité et de l’autonomie ; pouvant permettre ainsi la réappropriation d’une position dans le tissu social  ». Il précise aussi : « Il est attendu que les résidents ne reçoivent pas les soins passivement, mais soient les acteurs d’une participation active au fonctionnement de la communauté à travers la prise de responsabilité dans la gestion quotidienne de la communauté. » Si Fabrice est un cas difficile pour l’équipe soignante, ce n’est pas en raison des idées délirantes qui parfois l’habitent. Il n’est pas non plus violent ni difficile d’accès. Simplement, Fabrice ne semble pas intéressé à jouer le rôle de partenaire dans un chemin vers plus d’autonomie que lui propose une équipe soignante nourrie par les idéaux normatifs présentés plus haut. À ses référents qui, lors d’une réunion bilan, soulignent auprès de Fabrice ses progrès mais aussi le souhait que celui-ci passe moins de temps dans sa chambre et plus dans les pièces collectives de l’institution, Fabrice répond : « Je descendrai plus souvent si on rend ça obligatoire. La réunion ici, c’est pour dire qu’est-ce qu’on peut faire pour m’aider. Qu’est-ce qu’on peut faire pour moi ? Si je peux donner une proposition : il faut m’obliger. » L’assistant social : « Mais pourquoi vous voulez qu’on vous oblige ? Vous avez déjà la possibilité de descendre [dans les parties communautaires]. » Fabrice : « Oui, mais moi je dois me forcer pour être en bas, et j’ai pas la volonté. » La psychologue : « [Être plus présent dans l’institution], c’est pas seulement notre demande, c’est aussi ta demande. Dans l’habitation protégée [appartement thérapeutique où Fabrice souhaite aller], tu sais qu’ils vont attendre que tu sois là. Ils vont te demander d’être plus actif. Il faut un vrai rythme. Ici dans la réunion, c’est un peu la question de comment on peut soutenir ta demande. » Fabrice : « Ben, déjà avoir de la patience avec moi. Mais aussi continuer à m’obliger à ranger ma chambre. » Si Fabrice met au défi ses référents, c’est parce qu’en demandant d’être obligé, il foule aux pieds l’idéal normatif et thérapeutique d’une relation collaborative que les travailleurs considèrent comme plus respectueuse et plus efficace. Ceux-ci estiment que leur rôle est de « soutenir la demande ». Mais comment faire quand la demande n’est pas suffisamment là et que le bénéficiaire appelle de ses vœux ou impose par manque de coopération que soit exercé ce qui est désormais honni, au moins dans l’idéal, à savoir une forme de contrainte ?

La question se pose avec acuité avec l’oxymore de « l’aide contrainte » dans le secteur de l’aide à la jeunesse. En Belgique francophone, elle s’appelle « aide spécialisée ». À la différence de l’aide sociale générale dispensée par les services de première ligne, qui vise à prévenir les risques de non-respect des droits des jeunes et de leur famille, l’aide spécialisée suit une « demande » qui n’est plus émise de façon spontanée, mais est prescrite par un tiers qui oblige juridiquement les bénéficiaires à recourir à de l’aide ou à l’accepter. Parmi les dispositifs chargés par le judiciaire de prodiguer cette aide non souhaitée, on retrouve les services d’accompagnement socio-éducatif (Sase), dont la mission est d’intervenir pour éviter que le jeune se mette en danger, voire mette en danger la société dans le cas où il a été jugé pour une infraction qui, s’il avait été adulte, aurait conduit à des poursuites judiciaires.

Danger pour soi, danger pour autrui : c’est le cas d’Arthur, 17 ans, qui a commencé un accompagnement pour une mise en autonomie (en appartement supervisé) en avril 2019. Entre-temps, son dossier est passé au tribunal de la jeunesse, car Arthur a été arrêté pour détention de stupéfiants : il consommait du cannabis. Malgré cette judiciarisation, le Sase est resté mandaté pour l’accompagner dans son projet d’autonomie. Comme Fabrice, Arthur et sa situation perturbent l’équipe. Arthur ne souhaite de l’aide de ses intervenantes que très modérément, puisqu’il ne la sollicite que pour bénéficier d’un appartement supervisé, alors qu’il y a maintenant d’autres conditions à respecter pour y prétendre. Arrêté plusieurs fois pour trafic et détention de stupéfiants, Arthur est désormais sous le coup d’un sursis de six mois assorti de plusieurs conditions à respecter impérativement : développer un projet de vie (trouver un travail ou fréquenter assidûment l’école) ; participer régulièrement au suivi avec le Sase ; réaliser soixante heures de travaux d’intérêt général ; cesser toute détention de stupéfiants ; mettre en place un bilan de santé dans une clinique pour évaluer sa consommation et ses effets sur différents aspects de sa vie. En cas de non-respect de ces conditions, Arthur sera placé six mois en institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ). Il risque donc gros – et il le sait – s’il ne collabore pas activement.

À la croisée des métiers impossibles de Freud, des fables d’Ésope et des mantras du développement personnel, il s’agit d’aider la personne à s’aider elle-même.

Claudia, sa psychologue référente, partage avec ses collègues son impression de ne pas avoir de prise sur Arthur : « Et par rapport aux arrestations, à tous les événements qu’il vit dans la vie, il se montre très détaché [elle souffle], très distant en fait. Donc “par rapport à élève libre, qu’est-ce tu en penses, qu’est-ce que ça te fait ?” ; “bah rien, tant que j’ai pas reçu la décision et tant qu’il n’y a pas une décision pour moi”. “Et par rapport au risque de remettre en discussion ton projet de mise en autonomie, ou d’aller en IPPJ ?” ; “ouais, je sais, mais tant que ce n’est pas le cas, je peux pas m’inquiéter.” Il est très passif. » Claudia s’interroge donc et soumet son questionnement au reste de l’équipe : « Comment être plus cadrante vis-à-vis d’Arthur pour l’aider à ce qu’il se reprenne en main ? » L’objectif de l’aider à ce qu’il se reprenne en main suppose de trouver les moyens de dépasser ce qui l’empêche d’agir, en même temps que d’induire chez lui un changement afin qu’il intègre et fasse siennes des normes auxquelles il n’adhère pas forcément, et qu’il prenne la mesure des risques qui pèsent sur lui. À la croisée des métiers impossibles de Freud, des fables d’Ésope et des mantras du développement personnel, il s’agit de l’aider à s’aider lui-même.

L’équipe partage l’inconfort dans lequel se trouve Claudia. Maher (éducateur spécialisé) : « Moi, à la place de Claudia, je ne trouverais pas ça facile d’avoir ce job. Entre la juge qui met ses conditions strictes, et un jeune qui en a ri-en-à-fou-tre [sourire], c’est un peu le grand écart ! Du coup, l’intervenant doit être, voilà, écartelé entre ces deux positions. La question du cadre, je suis assez d’accord que ce n’est pas forcément ce qui fonctionne avec lui. Donc trouver des petits moyens peut-être, comme ça, détournés, de l’accompagner autrement. » Mathieu (directeur et sociologue) : « Et en tout cas, je pense que si j’étais Claudia, je n’essaierais pas d’être copine avec lui. En même temps, il faut pas être l’adulte chiant qui remet le cadre. » Élisabeth (psychologue) : « Être tuteur de résilience ! Trop facile ! [rires] »

« Tuteur de résilience » semble constituer la bonne posture à adopter, quand bien même on ne sait pas trop à quoi cela correspond (« Trop facile ! »), ce qui est sans doute une partie de l’explication du succès de l’expression. Quand sont disqualifiées tant une posture d’encadrement (jugée trop verticale) qu’une posture proximale, quand éclate la tension entre le mandat prescrit garantissant le respect des conditions strictes posées par la juge et « l’auto-mandat2 » que se donne Claudia face à l’indifférence apparente d’Arthur de ne pas baisser les bras et de continuer à chercher son consentement, quand les idéaux normatifs du modèle collaboratif butent sur une réalité qui semble appeler la contrainte, les travailleurs du social, professions à pratique prudentielle3 par excellence, bricolent pour tenir ensemble des exigences qui partent dans des directions différentes – et pour continuer à trouver du sens à leur travail.

Trouver ici une évocation de la « résilience » ne devrait plus surprendre, vu le succès de la catégorie4. Elle cristallise l’idéal que, malgré les accrocs de la vie, la résilience est ce processus inscrit « neuronalement » en chacun de nous, comme le prétend Boris Cyrulnik5. Autrement dit, mieux est toujours possible, parfois même grâce au malheur. Cette anthropologie correspond bien à l’idéal de l’étincelle en chacun de nous. Elle distribue aussi les responsabilités comme convenu : à Arthur d’être résilient, à l’équipe de créer l’ambiance pour qu’il le soit. Mais à quelles règles pratiques ce modèle du « tuteur de résilience » peut-il bien correspondre ? À quelle forme de travail social peut-il donner lieu ? Dans les ressources volontiers compulsées par ces travailleurs sociaux, on retrouve une fameuse étude de Jacques Lecomte sur « le triangle fondateur de la résilience » : « C’est lorsqu’un (ou des) adulte(s) manifeste(nt) de la sensibilité (le Lien) et impose(nt) des règles (la Loi) que le jeune peut trouver de la signification et une orientation pour son existence (le Sens). » Ainsi, les professionnels manifestent de la sensibilité en cherchant à créer du lien : « Ils manifestent de l’empathie et de l’affection, s’intéressent prioritairement aux côtés positifs de la personne, laissent à l’autre la liberté de parler ou de se taire, ne se découragent pas face aux échecs apparents, respectent le parcours de résilience d’autrui, facilitent l’estime de soi d’autrui et évitent les gentilles phrases qui font mal6 »

L’état d’esprit bienveillant (empathie, positivité et respect) du tuteur de résilience rapproche en réalité celui-ci de la figure d’un coach, donnant aux individus, via des exercices, de l’écoute ou, grâce à la simple confiance qu’il a dans les capacités d’autrui, les moyens de produire eux-mêmes les changements dont ils ont besoin.

Les « petits moyens détournés »

Quel que soit l’avis que l’on se forge sur le bien-fondé de la figure du tuteur de résilience, il faut reconnaître qu’elle n’offre pas de solution pratique et immédiate au dilemme de Claudia à l’égard de la situation d’Arthur : qu’est-ce qu’être un tuteur de résilience pour quelqu’un qui, par son comportement et son attitude indifférente, semble précisément mettre en péril son parcours de résilience, en menant tout droit vers une détérioration objective de la situation ?

C’est précisément la question que se posait implicitement Claudia lorsqu’elle se demandait comment être « cadrante » face à un jeune qui « envoie tous les cadres à la gare ». Ses collègues l’ont amenée à reconsidérer ce choix en l’invitant à penser le cadre différemment. Ils lui ont ainsi proposé d’intervenir par « de petits moyens détournés » – ironie d’un nudge visant à faire d’une personne un partenaire malgré elle – pour rentrer ou rester dans le registre d’action idéal du « faire faire » (plutôt que « faire pour7 »), en poussant à devenir autonome par la persuasion et non l’obligation. Que propose-t-on à Claudia, « tuteur de résilience », afin qu’Arthur puisse produire lui-même le changement nécessaire à ce qu’il souhaite obtenir, à savoir un appartement supervisé, et sans qu’il se mette encore plus en danger ?

Premièrement, l’équipe l’invite à identifier qui, dans l’entourage d’Arthur, fait figure d’attachement. L’une des intervenantes de l’équipe, psychologue, explique à ce propos combien les adolescents, dans leur recherche d’identité, ont souvent besoin de faire les choses pour une ou plusieurs personnes importantes pour eux, plus que pour eux-mêmes. Il s’agirait de chercher ce qui motive à agir chez le jeune, et d’agir à travers cela.

Deuxièmement, il s’agirait, pour le tuteur de résilience, de valoriser Arthur, en lui renvoyant les compétences qu’il a été capable de développer par le trafic de drogues, telles que « la gestion du stress, la comptabilité, voilà, acheter des produits, les revendre, ne pas se faire se prendre. Ce sont des compétences commerciales, sauf que là, la substance qu’il a décidé de vendre n’est pas permise. Et donc pouvoir le valoriser là-dedans en essayant de lui montrer qu’il pourrait les mettre à un autre profit. Je ne dis pas qu’il faut le féliciter et l’applaudir pour ça, mais voilà, essayer de trouver du positif là-dedans et pouvoir le valoriser ».

Troisièmement, il faudrait aller manger avec Arthur dans un environnement plus informel en envoyant ainsi, comme ce dernier, le cadre à la gare. Cette recherche de proximité a aussi pour objectif de montrer par l’exemple qu’il est possible de ne pas respecter un cadre, « de manière à ce que ça nous rende service plutôt que ça nous desserve ».

Quatrièmement, Claudia pourrait laisser à Mathieu, le directeur, le soin d’échanger avec Arthur afin de lui rappeler « avec bienveillance » les termes du contrat.

Les jeux de langage présents dans ces invitations sont révélateurs des règles que suivent les travailleurs sociaux lorsqu’ils se pensent comme des tuteurs de résilience. D’une certaine façon, ces moyens détournés expriment une sorte de bon sens individualiste. Ils ont pour point commun de chercher à s’opposer au chantage et à la menace. Ils participent d’un acte de foi selon lequel quelque chose est toujours possible, pour autant qu’on ne baisse pas les bras face aux difficultés apparentes. Ils partagent l’importance aujourd’hui donnée à la façon dont on se représente les choses et à ses conséquences : la valorisation de la personne est, en effet, le fer de lance de l’intervention du service ici pris en exemple.

Être un travailleur du social « coach » ou « tuteur de résilience », cela reviendrait à intervenir à la fois sur l’environnement de la personne et sur sa demande. L’enjeu est de mettre en place les conditions de possibilité de l’action, qu’elles soient extérieures à l’individu (et le travailleur du social se fait créateur d’ambiance et d’opportunité) ou intérieures à celui-ci (et le travailleur se fait le potentialisateur de l’estime de soi, le garant qu’il existe des ressources que la personne ne mobilise pas encore). Dans les deux cas, les professionnels s’inquiètent systématiquement de parvenir à tenir ensemble le rappel du cadre et la préservation (voire la création) du lien, le respect des règles ou des obligations et le développement ou l’entretien de l’envie (ou, dans les termes de la théorie du tuteur de la résilience, le « rappel de la Loi » et le « travail sur le Sens »). Seront ainsi privilégiés ces « petits moyens détournés » qui s’apparentent en fait au nudging, ces coups de coude visant au changement de comportement sans coercition, théorisés par l’économie comportementale8. Naviguant entre ces deux exigences, il s’agit, pour les travailleurs confrontés à des personnes qui les mettent à l’épreuve, de démontrer l’intérêt et les conditions de l’aide proposée, et surtout de permettre à la personne d’apprendre la façon de bien la solliciter – ni trop, ni pas assez.

Dans les équipes des travailleurs sociaux, à travers les doutes et les disputes de leurs membres, les solutions artisanales, leurs réussites et leurs échecs, se découvrent les règles de l’intervention sur ou avec autrui en contexte individualiste. Cela permet aussi de prendre la mesure des attentes qui pèsent sur les bénéficiaires et des tensions de ces dernières : aimer l’autonomie (mais pas n’importe laquelle) et ne pas se satisfaire du fait d’être administré (mais mobiliser tout de même l’aide).

Ce travail a été réalisé avec le soutien du Fonds spécial de recherche et du Conseil de recherche européen (financement no 850754).

  • 1. Voir Robert Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2003.
  • 2. Bertrand Ravon et Pierre Vidal-Naquet, « Les épreuves de professionnalité, entre auto-mandat et délibération collective. L’exemple du travail social », Rhizome, no 67, 2018, p. 74-81.
  • 3. Voir Florent Champy, La Sociologie des professions, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
  • 4. Voir Nicolas Marquis, « Déprise, sorcellerie et résilience », dans Martin Dumont et Nathalie Zaccaï-Reyners (sous la dir. de), Penser le soin avec Simone Weil, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 183-193.
  • 5. Voir Boris Cyrulnik, De chair et d’âme, Paris, Odile Jacob, 2006.
  • 6. Jacques Lecomte, « Les caractéristiques des tuteurs de résilience », Recherche en soins infirmiers, no 82, 2005, p. 22-25.
  • 7. Voir Livia Velpry, Le Quotidien de la psychiatrie. Sociologie de la maladie mentale, préface d’Alain Ehrenberg, Paris, Armand Colin, 2008, p. 245.
  • 8. Voir Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge. Émotions, habitudes, comportements : comment inspirer les bonnes décisions, trad. par Marie-France Pavillet, Paris, Vuibert, 2010.

Nicolas Marquis

Professeur de sociologie à l’université Saint-Louis – Bruxelles, Nicolas Marquis est l’auteur de Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel (Presses universitaires de France, 2014).

Fadoua Messaoudi

Doctorante en sociologie à l’Université Saint-Louis-Bruxelles, elle a notamment publié « Aider ceux qui ne l’ont pas (vraiment) demandé : le travail d’un SASE » (Les Politiques sociales, no 3-4, 2021).

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