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Photo : Mario Azzi
Photo : Mario Azzi
Dans le même numéro

Les tensions de l’autonomie

La société française dans la mondialisation

janv./févr. 2021

À l’ère de la mondialisation, l’autonomie est devenue un idéal social. Mais cet idéal d’époque a engendré des pathologies d’époque, suscitées par la découverte par l’individu de ses propres insuffisances. La protection sociale devrait être repensée pour tenir compte de ce nouveau visage de l’individualisme.

Le philosophe américain John Dewey écrivait en 1930 : « Le problème de construire une nouvelle individualité en consonance avec les conditions objectives dans lesquelles nous vivons est le problème le plus profond de notre temps1. » Dewey avait à l’esprit les conditions objectives de la société de masse, de la société urbaine et de la société industrielle de son époque. La question d’une nouvelle individualité ou d’un nouvel individualisme se pose-t-elle également dans notre époque de mondialisation ? Et comment se pose-t-elle ?

Je vais traiter du thème de la société sous tensions à travers les transformations de l’individualisme marquées par l’ascension de l’autonomie, en me centrant sur le cas de la société française dans le contexte de la mondialisation2. Partons d’abord d’une image que la France se donne d’elle-même : une société caractérisée par le pessimisme, la méfiance, le conflit, le mal-être, la division. Pourtant, particulièrement frappant est le décalage entre les représentations pessimistes de l’opinion publique et les données chiffrées, sur la santé, les inégalités, la pauvreté, le niveau de vie, etc. – par exemple, en 2014, 87 % des Français (contre 63 % des Allemands) pensent que n’importe qui peut tomber dans la pauvreté, alors que le taux de pauvreté est de 13, 3 % en France (16, 7 % en Allemagne)3. Une sensibilité collective marquée par la négativité définit ce qu’on peut appeler une société du malaise, c’est-à-dire une façon pour la société de représenter collectivement ses difficultés4.

Le thème du malaise, qui a amorcé son ascension avec la mondialisation, permet de mettre en lumière certaines tensions majeures de la société française. Il s’agit de faire le portrait d’une société qui semble divisée sur ses finalités et douter de l’avenir, de clarifier les raisons de cette situation et de dessiner quelques pistes de sortie.

L’autonomie comme aspiration et comme condition

L’autonomie est d’abord une aspiration collective après la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1960-1970, pour devenir une « condition objective » de notre temps à partir des années 1980. L’autonomie met partout en avant la subjectivité individuelle. Elle représente un tournant personnel de l’individualisme.

L’autonomie devient progressivement une aspiration collective dans le contexte d’un État protecteur des risques du chômage, de la vieillesse et de la maladie, d’une croissance forte, du développement de la consommation de masse et de la libéralisation des mœurs. Elle se caractérise par des valeurs d’indépendance, d’accomplissement personnel, de propriété de soi, d’innovation, de choix, mais aussi d’égalité (l’égalité entre les hommes et les femmes devenant la thématique centrale). Les mouvements de libéralisation ou d’émancipation des mœurs (cristallisés en France par Mai 68) portent ces valeurs dans une société encore marquée par une morale républicaine du devoir, de l’obéissance à des interdits.

La croissance économique, la protection sociale, mais aussi les changements du système éducatif, les politiques du logement, avec l’amélioration du confort domestique, et des équipements collectifs font entrer la société française dans sa grande transformation : à l’immobilité des destins de classes, auxquels peu échappent, succèdent de nouvelles possibilités de mobilité sociale. L’avenir est ouvert : le bien-être n’est plus une aspiration lointaine, mais une réalité potentiellement accessible aux classes populaires. L’idée que les individus ont le droit de mener la vie qu’ils ont choisie fait son chemin. Un individualisme de type hédoniste se développe.

La France sort de la société rurale, avec ses valeurs de frugalité, de prévoyance, d’aspirations modestes, etc., pour entrer dans la modernité urbaine et industrielle. Cette période représente une « seconde Révolution française », une révolution du confort matériel et une révolution des mœurs5. Un équilibre dynamique s’était établi, dans lequel la dépense sociale alimentait la croissance économique, qui permettait de financer la dépense sociale, selon un cercle vertueux marqué par l’idée de progrès permanent, sous la houlette d’un État fort tenant les manettes de la modernisation et dessinant le sens du changement. Cet équilibre a constitué le grand récit commun de la modernisation de la société française pendant toute la période.

Nous sommes entrés dans un individualisme de capacité imprégné par les idées, les valeurs et les normes de l’autonomie.

Entre les années 1970 et 1980, l’autonomie devient progressivement la condition commune et commence à imprégner l’ensemble des relations sociales dans un nouveau contexte, celui de la mondialisation. L’autonomie comme condition se caractérise d’abord par l’approfondissement de la dynamique d’émancipation des mœurs (choix, épanouissement personnel, etc.). Elle se caractérise ensuite par la valorisation de l’action, de l’initiative et de la responsabilité individuelles, à travers trois aspects : l’indépendance, la coopération et la compétition. Valorisation forte de la liberté de choix et de la propriété de soi, de l’initiative individuelle, de l’innovation et de la créativité, de la transformation de soi, etc. : ces idéaux placent l’accent sur la capacité de l’individu à agir de lui-même. Nous sommes donc entrés dans un individualisme de capacité imprégné par les idées, les valeurs et les normes de l’autonomie.

L’autonomie comme condition commune veut non seulement dire qu’elle est une aspiration de masse, mais aussi qu’elle est devenue un système d’attentes collectives à l’égard de chacun : elle est désormais impérative. C’est le grand changement des représentations collectives de l’individualisme. Les jeux de langage de la capacité, de la compétence, de la responsabilité, du projet, de l’accompagnement, du parcours, de l’empowerment sont en effet à l’œuvre partout, dans l’action publique, les pratiques thérapeutiques, l’éducation, le travail et les politiques de l’emploi. La démocratisation de ces idéaux fait que désormais chacun a accès à l’autonomie, mais encore doit pouvoir y accéder, quels que soient ses handicaps ou ses difficultés.

Ces changements dans les représentations collectives de l’autonomie se sont produits dans le contexte du développement de la mondialisation et de l’effondrement concomitant de la société industrielle, de l’ébranlement de l’État-providence et de la protection sociale institués dans les États occidentaux après la Seconde Guerre mondiale. Nos sociétés ont toutes été emportées dans ces mutations et si les défis collectifs qui s’imposent sont les mêmes partout, les voies empruntées par les sociétés nationales et les représentations qu’elles s’en font se distinguent quelque peu.

Il faut préciser les rapports entre la société française et la mondialisation parce qu’ils sont l’expression d’une tension entre protection et autonomie qui est très active dans le domaine de l’emploi et du travail ainsi que dans les réformes de l’État-providence. La mondialisation a conduit la société française à être confrontée à un contexte général de libéralisme, de libre-échange et d’accroissement de la place du marché, dans lequel elle n’est pas à l’aise et auquel elle est traditionnellement hostile. Ce contexte est à la racine de tensions nouvelles apparues à partir des années 1980. Dans l’Union européenne, les Français sont les plus hostiles à la mondialisation (après la Grèce) et les plus réticents devant la concurrence, le marché et le libre-échange6. Cette hostilité, sous-jacente à de nombreux conflits contemporains, imprègne les représentations collectives et alimente le populisme à droite comme à gauche. La mondialisation est à la source d’un nouveau clivage social, dont le niveau de diplôme est le principal critère de discrimination, entre les « gagnants », qui sont ouverts à la mondialisation, et les « perdants », qui y sont hostiles.

Elle est ainsi perçue par une bonne partie de la société française comme ce qui a mis en cause le progrès économique et le progrès social qui allaient de pair au cours de la période des Trente Glorieuses et constituaient le grand récit commun. L’État-providence est mis sous tensions partout. En France, il a progressivement été érigé en modèle et s’est vu investi par un imaginaire collectif qui va au-delà de ses fonctions utilitaires : il est un des fondements du vivre-ensemble – 90 % des Français pensent qu’il existe un modèle français spécifique de protection sociale et qu’il structure l’identité nationale, et le pourcentage du produit intérieur brut consacré à la protection sociale (environ 30 %) est le plus important de tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Le modèle français est à classer, si l’on suit la typologie d’Esping-Andersen, dans le modèle conservateur7. Il allie l’étatisme (qui va ici avec la méfiance à l’égard du marché et de la concurrence, expression du néolibéralisme) et le corporatisme, qui implique des droits associés à des statuts sociaux et professionnels (voir, par exemple, les différents régimes de retraite).

L’autonomie est ainsi une valeur commune qui unit la société française sur le plan des mœurs, car elle favorise l’indépendance, mais elle la divise dans d’autres domaines, notamment le travail, où l’injonction à la flexibilité et à la responsabilité ont fait apparaître le thème de la souffrance psychique. L’autonomie, c’est l’accomplissement de soi, mais c’est aussi la place croissante du marché et de l’économie dans la vie sociale qui accompagne la mondialisation. L’autonomie responsabiliserait donc les individus sans leur donner les moyens de faire face : elle devient persécutrice. Le point crucial est alors la place de la responsabilité personnelle dans la vie sociale.

Un nouveau type d’épreuve pour l’individu

Dans ce contexte, l’individu désormais émancipé est confronté à un nouveau type d’épreuve qui s’exprime en termes de santé mentale et de souffrance psychique, à des troubles qui concerneraient un quart de la population de l’Union européenne et parmi lesquels la dépression occupe une place majeure. L’intrication des questions mentales et des questions sociales est une tendance de fond de nos sociétés développées. Émotions, affects, sentiments moraux et, plus généralement, tout ce qui relève de la subjectivité individuelle y font l’objet de préoccupations massives. La souffrance psychique et la santé mentale sont elles-mêmes devenues des préoccupations centrales de nos sociétés aux alentours de 1980.

On peut définir les pathologies mentales comme des pathologies de la liberté qui invalident la vie relationnelle (par exemple, un excès de culpabilité qui déprime l’humeur et inhibe le sujet qui en est atteint) et ont donc tendance à désocialiser les personnes atteintes. La santé mentale est une santé particulière en ce qu’elle concerne la socialité de l’être humain. Bien sûr, un cancer peut invalider la vie de relation, mais celle-ci n’est pas au cœur du diagnostic. Nous avons affaire aujourd’hui à des problèmes généraux de la vie sociale, à l’école (avec le trouble de déficit de l’attention/hyperactivité, la phobie scolaire ou les troubles du comportement) ou dans l’entreprise (avec le développement du burn-out, du stress, des pathologies mentales au travail). Ces problèmes sont transversaux aux institutions : nos relations sociales tendent à se donner dans un langage des affects qui se distribuent entre le bien de la santé mentale et le mal de la souffrance psychique.

En France, où l’on parle beaucoup de souffrance sociale, de délitement du lien social, de défiance, de peur du déclassement, de précarisation de l’existence, etc., nombreux sont ceux qui se demandent dans quelle mesure nous faisons face à une transformation de l’individualisme qui se retourne contre la société et contre l’individu lui-même. L’autonomie et l’individualisme sont régulièrement associés à l’idée de malaise : le lien social s’affaiblit et, en contrepartie, l’individu est surchargé de responsabilités et d’épreuves inédites. Ces nouvelles manières de souffrir tournent souvent autour du thème de ne plus y arriver, de ne pas être à la hauteur de ce que l’on attend de vous. Elles révèlent des angoisses de perte, d’insuffisance à l’égard des idéaux sociaux d’autonomie. Ce sont des souffrances qui concernent l’image de soi, le narcissisme et l’estime de soi.

Freud avait considéré le conflit entre le surmoi (ou conscience morale) et le ça (ou pulsions) comme une souffrance psychique nécessaire à la civilisation : « Le surmoi collectif […] édicte une loi et ne se demande pas s’il est possible à l’homme de la suivre8. » Lorsqu’il ne le peut, cela se manifeste par les souffrances névrotiques qui sont les pathologies du surmoi : les névroses sont des pathologies du conflit entre le permis et l’interdit, dans lesquelles domine le sentiment de culpabilité. La psychanalyse cristallise dans ses concepts et son langage les idées et valeurs d’une société de discipline, de devoir, de prévoyance, de frugalité, d’interdits multiples.

L’individu est désormais plus confronté à une pathologie de l’insuffisance qu’à une maladie de la faute.

À partir des années 1960-1970, les psychanalystes, surtout américains, avaient noté des changements dans la structure psychique de leurs patients. Ils étaient moins atteints par les névroses classiques, caractérisées par des conflits du désir, entre permis et interdit, que par des pathologies narcissiques, qui concernent l’idéal du moi et se caractérisent par des sentiments de vide et d’insuffisance. Si le surmoi est interdicteur, l’idéal du moi invite à l’action. Les centres d’intérêt de la psychanalyse se déplacent ainsi du conflit œdipien à l’insuffisance narcissique. La dépression domine le tableau clinique et les patients montrent plus de honte que de culpabilité. La dépression devient le trouble mental le plus répandu au monde vers 1970 et les épidémiologistes prévoient que le mal continuera de se répandre. Nombreux sont les psychanalystes qui se demandent alors dans quelle mesure ces nouvelles pathologies résultent de ­l’ascension des valeurs d’épanouissement personnel, ­d’indépendance et d’autonomie.

La dépression est l’expression d’une société où la norme n’est plus fondée sur la discipline, mais sur l’autonomie. Hier, les règles sociales commandaient des conformismes de pensée, voire des automatismes de conduite ; aujourd’hui, elles exigent de l’initiative, de la responsabilité et des aptitudes mentales. L’individu est désormais plus confronté à une pathologie de l’insuffisance (la panne, l’impuissance, la dépression) qu’à une maladie de la faute. Cette pathologie de l’insuffisance accompagne un individualisme de l’autonomie qui enjoint aux individus d’être des entrepreneurs d’eux-mêmes, de se définir par leurs projets, d’être capables de changements et d’accomplissements personnels. À travers ces pathologies, la question qui se pose à chacun n’est plus : que m’est-il permis de faire ?, mais : que suis-je capable de faire ? Dans la société de discipline, les tensions de l’économie psychique se montraient dans des pathologies de l’interdit et du conflit ; dans la société de l’autonomie, elles se montrent dans des pathologies de l’émancipation.

Tout un courant intellectuel a trouvé son matériau dans ces changements de la psychopathologie pour affirmer que nous sommes passés d’un individualisme de personnalisation à un individualisme de déliaison, dans lequel les institutions perdent de leur substance et l’existence se privatise sous le poids des valeurs de choix et de réalisation personnelle9. Alors qu’aux États-Unis, on met en scène un individu déresponsabilisé, en France, on met plutôt en scène un individu sur-responsabilisé, sur fond de néolibéralisme. Des formules comme « refaire société », « retisser le lien social », commencent à circuler couramment en France. L’individualisme contemporain aurait tendance à être destructeur des liens sociaux et des appartenances collectives. Ce thème reprend la hantise traditionnelle de la déliaison sociale, dont Tocqueville avait déjà montré dans la première moitié du xixe siècle qu’elle était une tendance forte des sociétés démocratiques, mais il est renouvelé dans le cadre des nouvelles représentations collectives de l’individu : il met en relation le mal individuel (la pathologie narcissique) et le mal commun (la déliaison sociale).

La tension entre protection et capacité

La crainte de la dissolution sociale est une idée sociale. Il faut donc à la fois intégrer cette crainte, comme un trait de nos sociétés, et la dépasser pour mettre en lumière ce qui se joue dans le thème du malaise. Le malaise résulterait d’un affaiblissement du lien social et se montrerait dans la souffrance psychique des individus. Mon hypothèse alternative est qu’il s’agit d’un changement du statut social de la souffrance psychique. Si l’on accepte l’idée que nous sommes à la fois les agents et les patients de la vie sociale, aux changements dans la manière d’agir qu’est l’autonomie correspondent des changements dans la manière de subir qui se donnent dans un usage étendu du concept de souffrance psychique. L’autonomie consiste en un déplacement d’accent vers l’activité de l’individu, mais elle est en même temps quelque chose de passif : l’affect, l’affection, le fait d’être affecté, d’avoir du souci. Le nouveau statut de la souffrance psychique est l’expression d’un style de passion nouée à l’autonomie. La place accordée à la souffrance psychique est le fruit d’un contexte dans lequel l’injustice, l’échec, la déviance, le mécontentement ou la frustration tendent à être évalués par leur effet sur la subjectivité individuelle et sur la capacité à mener une vie autonome. Ce n’est donc pas parce que la vie humaine apparaît plus personnelle aujourd’hui qu’elle est moins sociale, moins politique ou moins institutionnelle. Elle l’est autrement.

À travers le thème du malaise se montre moins un affaiblissement du lien social qu’une tension centrale, mais peu aperçue, de l’autonomie entre protection et capacité sur fond d’une crise de l’égalité à la française. On peut prendre l’exemple du marché de l’emploi et de l’organisation du travail.

L’organisation du travail se caractérise par le déplacement de relations sociales au travail prescrites, où il suffit d’obéir – l’obéissance disciplinaire de l’organisation taylorienne-fordienne –, à des relations contractualisées dans lesquelles les négociations jouent un rôle majeur et qui impliquent la mobilisation de la subjectivité individuelle, mettent en avant un individu capable de s’appuyer sur ses ressources internes – c’est le thème omniprésent des compétences sociales, de savoir-être, etc. Nous avons affaire à une socialité du travail où est attendue de l’initiative plus que de l’obéissance mécanique, une socialité où, par exemple, le travail ouvrier est aujourd’hui souvent un travail de relation de service plus qu’un travail sur la matière, une socialité qui implique que chacun ait les capacités à prendre sur lui pour agir de façon proactive dans une temporalité incertaine et un environnement instable, et non qu’il réagisse en exécutant des ordres dans une temporalité régulière et un environnement prévisible. La révolution numérique a accentué l’entrée du travail dans une économie du service où les frontières entre service et industrie s’effacent et où l’on valorise la capacité des acteurs économiques à fournir des biens et des services personnalisés.

La gestion des ressources humaines y est organisée en fonction des contraintes de flexibilité. Ce sont les capacités d’adaptation aux aléas de la demande qui commandent le travail et non plus la prescription de l’exécution du travail dans le détail. De plus, le travail, y compris industriel, étant organisé de plus en plus comme une relation de service, possède nécessairement un contenu relationnel. Nous avons assisté à une inversion normative par rapport à l’imaginaire du travail dans l’organisation taylorienne-fordienne : l’accomplissement personnel dans le monde du travail est aujourd’hui la valeur attachée à l’implication du salarié dans son travail.

La littérature managériale fourmille d’injonctions à la responsabilisation et à l’autonomie adressées aux salariés. Le contrôle se déplaçant de l’exécution du travail aux résultats, l’autonomie est davantage exigée qu’accordée, pour satisfaire les exigences de performance dans les entreprises. La rhétorique du malaise y voit là un aspect du néolibéralisme qui transforme la société en marchés et chacun en entrepreneur de lui-même. Avec le travail flexible et l’autonomie est apparue la souffrance psychique au travail (stress, burn-out, etc.), devenue une préoccupation commune aux acteurs. Les enquêtes épidémiologiques de l’agence française de santé publique indiquent que « la souffrance psychique causée ou aggravée par le travail est le deuxième groupe pathologique le plus souvent signalé parmi la population salariée active10  ». Un quart des hommes et plus d’un tiers des femmes montrent en effet une souffrance psychique liée au travail.

Il s’agit là d’un phénomène assez récent et tout à fait massif qui révèle un changement des inégalités. Ce qui importe, c’est désormais l’inégalité sociale de la distribution des capacités individuelles face aux exigences du marché du travail et de l’emploi, qui font de plus en plus appel à des ­compétences cognitives et à un « savoir-être » (la motivation, l’engagement personnel, la capacité à travailler avec les autres, l’aptitude à se concentrer sur les tâches, le contrôle de soi, etc.). Nous vivons dans une société qui est très exigeante sur le plan de l’autocontrôle émotionnel et pulsionnel.

Reconnaître le fait de l’inégale distribution des capacités individuelles implique de faire évoluer l’égalité à la française, dont le concept central est celui de protection, fondée sur un statut. Parce que l’égalité d’aujourd’hui est aussi une égalité de l’autonomie, cela suppose de déplacer l’accent vers les capacités de l’individu. Il ne s’agit pas d’opposer la protection statutaire à la capacité individuelle, mais de faire évoluer la protection en prenant en considération le concept de capacité.

Développer une politique des capacités

Le problème de construire une « nouvelle individualité », pour reprendre les termes de Dewey, consiste alors à favoriser institutionnellement un individualisme de capacité, qui corresponde aux « conditions objectives » de notre temps.

La protection sociale du xxe siècle répondait aux risques d’une population travaillant dans la production industrielle de masse dans le cadre d’une croissance forte. La réponse aux nouveaux risques, aux nouvelles tensions du travail résultant de parcours plus aléatoires qu’auparavant, y compris dans l’emploi stable, est une individualisation ou une personnalisation accrue. La flexisécurité à la nordique (marché du travail dérégulé, mais accès garanti à un revenu de base, à une formation et à toute une série de services) est un bon modèle de cette personnalisation. Loin d’une logique de risques séparés, elle se conçoit en termes de parcours singularisés des personnes. Elle sécurise les trajectoires des individus (notamment les transitions, c’est-à-dire la mobilité) au lieu de protéger les emplois (marché du travail dérégulé). C’est un système qui rend l’individu capable de se protéger par lui-même dans la plus large mesure possible, notamment grâce à la formation tout au long de la vie.

En France, de telles politiques ont commencé à se développer. Les réformes de la formation professionnelles amorcées par la loi El Khomri et prolongées par les ordonnances sur le travail en 2017, dont l’inspiration est scandinave, en vue d’amorcer et de développer une flexisécurité, en sont un exemple. Lors d’un discours sur la formation professionnelle prononcé en 2017, le président Emmanuel Macron a déclaré : « Il ne faut pas dire qu’il faut préserver les emplois d’hier, il faut dire que l’on va vous réarmer pour traverser ces changements. » Ce type d’action publique consiste à équiper les individus de telle sorte qu’ils soient capables d’être les agents de leur propre changement. Pourtant, le modèle de la flexisécurité occupe une place subordonnée dans les idéaux sociaux français et le regard sur la protection sociale ne s’est pas modifié. La représentation des enjeux de ce déplacement sur les scènes politique et sociale reste confuse, notamment parce qu’elle apparaît comme « néolibérale », favorisant l’individualisme au sens négatif d’atomisation et réduisant la part de la solidarité collective.

Une politique d’investissement social est une politique des capacités. Elle permettrait de réduire la dualisation de la société entre ceux qui tirent profit de la société de l’autonomie et ceux qui en sont exclus. L’État doit mettre en lumière qu’une politique des capacités se donne dans une perspective inclusive (et non sur une responsabilisation à outrance ou une culpabilisation des individus). À une responsabilité-abandon, il répond par une responsabilité-participation. Il s’agit d’aller vers un État qui rende l’individu capable de se protéger par lui-même dans la plus large mesure possible.

Il s’agit d’aller vers un État qui rende l’individu capable de se protéger par lui-même.

Le concept de capacité permet de redéfinir la substance de la solidarité sociale dans le monde de mobilité et de concurrence généralisée qui s’est imposé en trente ans. La responsabilité personnelle est traditionnellement posée du côté de la liberté, et est considérée comme un thème de droite en France. Pourtant, la nature des nouvelles inégalités implique la responsabilité individuelle pour une raison que résume Gøsta Esping-Andersen : « L’ironie est que la classe sociale est peut-être moins visible, mais son importance est indubitablement bien plus décisive. Dans des économies de la connaissance, l’égalité des chances devant la vie dépend de ses propres capacités personnelles et de sa propre accumulation du capital humain. Il est fort bien établi que l’impact de l’héritage social est aussi fort aujourd’hui qu’hier – en particulier en regard du développement cognitif et des acquisitions éducatives11. » L’approche par les capacités renouvelle la réflexion pratique et théorique sur les inégalités et, peut-être plus généralement, sur le bien commun, donc sur la manière dont nous faisons société. Il y sans doute peu de thèmes qui soient aussi décisifs pour clarifier la vie en commun et la recherche du bien public dans un contexte global où les concepts employés pour la société industrielle ne sont plus en prise sur les dilemmes sociaux et politiques engendrés par le cours du monde. Cette approche constitue le langage de l’action politique dont nous avons besoin. Elle est susceptible d’être à la base d’un nouveau contrat social dans une société individualiste de masse imprégnée par les représentations collectives de l’autonomie.

  • 1.John Dewey, Individualism. Old and New [1930], New York, Prometheus Books, 1999, p. 16.
  • 2.Cet article est une version d’une conférence prononcée en anglais au 40e congrès de la Société allemande de sociologie, consacré au thème de « La société sous tensions », le 23 septembre 2020.
  • 3.« Les conditions de vie dans l’Union européenne », Eurobaromètre Standard 81, printemps 2014, cité dans France Stratégie, Lignes de faille. Une société à réunifier, octobre 2016, p. 17.
  • 4.Voir Alain Ehrenberg, La Société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • 5.Voir Henri Mendras, La Seconde Révolution française (1965-1984), avec la collaboration de ­Laurence Duboys Fresney, Paris, Gallimard, 1988.
  • 6.Voir Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, ­Gallimard, 2019.
  • 7.Voir Gøsta Esping-Andersen, Les Trois Mondes de l’État-providence. Essai sur le capitalisme moderne, trad. et préface par François-Xavier Merrien, Paris, Presses universitaires de France, 2006.
  • 8.Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation [1930], trad. par Charles et Jeanne Odier, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 104.
  • 9.Voir Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité [1974], trad. par Antoine Berman et Rebecca Folkman, Paris, Seuil, 1979, qui décrit la chute de l’homme public au profit de l’homme privé ; et Christopher Lasch, Le Complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité américaine [1979], trad. par Michel L. Landa, Paris, Robert Laffont, 1981, qui lance l’idée que l’individualisme est devenu une culture du narcissisme, voit dans cette situation une crise de la self-reliance et se montre nostalgique du rugged individualism d’antan.
  • 10.Imane Khireddine, Audrey Lemaître, Julie Homère, Julie Plaine, Loïc Garras, Marie-Christine Riol, Madeleine Valenty et le Groupe MCP 2012, « La souffrance psychique en lien avec le travail chez les salariés actifs en France entre 2007 et 2012, à partir du programme MCP », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 23 juin 2015, p. 432.
  • 11.G. Esping-Andersen (sous la dir. de), Why We Need a New Welfare State, Oxford et New York, Oxford University Press, 2001, p. 3. Sur l’État-animateur, voir aussi Jacques Donzelot, L’Invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984.

Alain Ehrenberg

Alain Ehrenberg développe le projet d'une sociologie de l'individu qui prenne en compte toutes les dimensions complexes de la question des relations sociales à l'âge de l'autonomie : rapport à soi et aux institutions, vie psychique et consommations psychotropes, course à la performance et vertige de la dépression. Il a publié récemment : La Société du malaise, Paris, Éditions Odile Jacob, 2010 et…

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Les femmes sont au cœur de nombreux mouvements sociaux à travers le monde. Au-delà de la vague #MeToo et de la dénonciation des violences sexuelles, elles étaient nombreuses en tête de cortège dans le soulèvement algérien du Hirak en 2019 ou dans les manifestations contre le président Loukachenko en Biélorussie en 2020. En France, leur présence a été remarquée parmi les Gilets jaunes et dans la mobilisation contre le dernier projet de réforme des retraites. Dans leur diversité, les mouvements de femmes témoignent d’une visibilité et d’une prise de parole accrues des femmes dans l’espace public, de leur participation pleine et entière aux débats sur l’avenir de la cité. À ce titre, ils consacrent l’existence d’un « sujet politique féminin ».