
De nouveaux jours heureux ?
L’espoir d’une sortie de crise invite à s’interroger sur les politiques économiques à venir. Ce temps de reconstruction peut être l’occasion de mener des réformes ambitieuses, comme dans l’après-guerre, à condition que les efforts s’orientent vers les enjeux de notre temps, à savoir les inégalités de richesse et la crise environnementale.
« Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat »
Louis Aragon, « La rose et le réséda » (mars 1943)
La crise sanitaire s’apparente à une succession d'événements, pour certains attendus, relevant d'un surprenant manque de préparation : l’approvisionnement en masques après la destruction de la réserve stratégique, les nouvelles vagues épidémiques et désormais une campagne vaccinale aux début déroutant et à la dynamique encore incertaine. Le prochain défi, s'il ne nécessite pas de logistique aussi avancée, n’est malheureusement pas plus aisé, bien au contraire. Au lendemain de l’épidémie, c’est le redressement d’une économie déboussolée que le gouvernement devra affronter.
Relancer l’économie
Certes, des dispositifs d’urgence et de relance ont déjà été mis en place. Évalués à 7, 6 % du PIB, ils manquent d’envergure au regard de nos voisins européens : 8, 4 % en Allemagne, 9, 1 % en Grande Bretagne et 11, 1 % en Espagne1. Il s’agit bien entendu de mesures d’appoint, avec pour seul objectif de parer au plus urgent : une récession économique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, évaluée par l’Insee à 8, 3 % pour l’année 2020, et singularisée par le ralentissement sinon l'arrêt des différents seteurs industriel et tertiaire.
Les politiques contemporaines ont amplifié la relance nécessaire et les besoins à satisfaire, trop soucieuses d’un bien-être collectif porté par l’effort individuel entrepris, et au détriment de l’État-providence. Le recul de la provision de bien public – à savoir le déclin du service des établissements hospitaliers, de l’éducation secondaire et supérieure, ou encore le manque de financement pour une recherche de qualité, dont l’incapacité à produire un vaccin au plus vite est un symptôme – manifeste une perte de solidarité nationale à la défaveur des plus démunis. Il s’accompagne d’un essoufflement du système de redistribution universelle, marqué ces derniers mois par l’accroissement des inégalités sanitaires et sociales des salariés à revenu modeste, dont certains en première ligne ont permis et permettent encore à la collectivité de faire face au virus.
La croissance bientôt retrouvée (les récentes prévisions de la Banque de France font état de périodes d’expansion supérieures à 5 % pour 2021 et 2022), notre société devra savoir transformer ces errements économiques et sociaux à la faveur d’un renouveau du capitalisme. C’est précisément ce qu’a réalisé, avant la Libération, la charte économique et sociale du Conseil national de la Résistance (CNR), en rupture avec la crise de 1929 et les dysfonctionnements d’avant-guerre, au bénéfice d’un “Welfare Capitalism” et d’« un rééquilibrage du compromis social2 ».
De cette crise pourrait surgir une ambition économique renouvelée.
De cette crise pourrait surgir une ambition économique renouvelée, au-delà du retour au fonctionnement de l’économie encore récemment envisagé, et permettre d’entrevoir une réponse appropriée aux enjeux de la dernière décennie : la hausse des inégalités de richesse et le réchauffement climatique, dont on aperçoit désormais l'immensité des bouleversements qu'il suscitera sans être appréhendé au plus vite.
Fractures sociales
Les inégalités salariales et patrimoniales, considérablement réduites après-guerre, n’ont eu de cesse de s’accentuer ces cinquante dernières années3. L’accumulation de patrimoine et sa transmission sont probablement les échecs les plus emblématiques de la diversité de l’impôt, et son manque de progressivité. Les 1 % les plus aisés, principaux bénéficiaires du développement des marchés financiers dans les années 1980, retrouveront mécaniquement d’ici peu leurs capitaux investis4.
La crise sanitaire s’avère sans surprise au détriment des plus contraints : le nombre de foyers allocataires du RSA dépasse désormais les 2 millions, soit une hausse induite de 8, 5 %, et le revenu des jeunes de 20 à 25 ans a baissé de 5 à 10 %5. Le maintien de la réforme de l’assurance-chômage et le soutien récurrent de différents ministres à la réforme des retraites sont autant de risques de fractures sociales supplémentaires, poursuite aveugle d’une politique dite du « ruissellement ».
La sortie de la crise sanitaire offre l’occasion de mettre en œuvre une politique fiscale novatrice, fondement d’un capitalisme raisonné, qui renouerait avec l’esprit et la sagesse du programme du CNR. Cette volonté d’une équité entre tous les contribuables conduirait à un impôt transparent et compréhensible, à la progressivité retrouvée et dont l’incidence s’étendrait jusqu’aux droits de succession6.
Make our planet great again
Si le réchauffement climatique avait été un enjeu de société au début du xxe siècle, il aurait probablement constitué l’une des lignes directrices du programme du CNR. L’État français a devancé son appel de juin 2017, “make our planet great again", en s’engageant dès 2015, suite à l’accord de Paris pour le climat, à réduire ses émissions à effets de serre de 40 % d’ici à 2030 et à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Il est vrai qu’il y a urgence, tant les prévisions s’assombrissent d’une année sur l’autre.
La trajectoire n’est malheureusement pas respectée pour le moment, le gouvernement ayant à nouveau reporté ses ambitions climatiques à la période 2024-2028. Pire, l’objectif de neutralité carbone, qui ne saurait être satisfait par le projet de loi Climat et résilience, est mis à mal par la méthode adoptée. Elle ne comptabilise en effet ni les émissions importées, ni celles des transports aériens et maritimes, pourtant conséquences immédiates des choix de consommation et de partenariats commerciaux7. Aussi pénibles que soient le ralentissement de l’activité économique et les mesures de limitation des déplacements, ils créent une conjoncture unique, à la faveur d’une politique climatique et d’un renouveau industriel ambitieux.
Des mécanismes incitatifs, soutenus par des outils fiscaux adaptés et de nouvelles normes, permettraient à une industrie française ralentie d’adopter des choix d’acheminement, d’approvisionnement et de production à bas carbone indispensables à la transition énergétique et aux défis en attente. Un développement soutenu de la rénovation thermique des bâtiments et des énergies renouvelables, au détriment du nucléaire dont le coût ne cesse d’augmenter, la fin avancée des vols domestiques et des véhicules thermiques, envisagée en France pour 2030 contre 2025 en Norvège, en sont autant d’illustrations immédiates. Il s’agirait d’une orientation nouvelle de l’industrie française, un investissement judicieux au regard de la faible charge de la dette et de la croissance attendue des deux prochaines années, avant-garde d'un leadership retrouvé. La mise en œuvre unilatérale d’une taxe carbone aux frontières, prenant les devants sur la Commission européenne et son Green Deal toujours en suspens, marquerait ce renouveau d'une France non plus seul force de proposition, mais à l'initiative d'une politique climatique audacieuse. Celle-ci se prévaudrait aussi d'un retour à une trajectoire ambitieuse de la contribution climat-énergie, souvent nommée taxe carbone, pricipale dommade de la crise des Gilets jaunes, qui, accompagnée d’un schéma de redistribution adapté aux inégalités de richesse et géographiques, constituerait un outil approprié et efficace supplémentaire face au défi climatique en vigueur8.
L’issue est proche. Cette crise économique pourrait bien demeurer la simple conséquence d’un drame sanitaire. À moins qu’elle soit source d’une embellie de solidarité, d’une recherche d’un bien-être futur, départ d’un capitalisme raisonné à la mesure des enjeux économiques et climatiques de nos sociétés contemporaines. Ce renouveau viendrait compléter la liste des nombreuses avancées sociales éveillées aux lendemains d’épidémies9. Aussi plaisante que soit l’idée de ces nouveaux développements, elle commande d’amorcer, de développer une réflexion collective en amont de la reprise économique tant attendue. Le programme du CNR, « Les jours heureux », diffusé au printemps 1944 dans Libération (édition zone sud), dan un contexte heureusement révolu, avait lui-même nécessité neuf mois pour aboutir à sa version finale, et s’était appuyé sur la créativité intellectuelle du moment, bien au-delà des frontières nationales10.
- 1.Les effets de la crise Covid-19 sur la productivité et la compétitivité. Deuxième rapport du Conseil national de productivité [en ligne], www.strategie.gouv.fr, janvier 2021.
- 2.Claire Andrieu, « Introduction », [en ligne], Histoire@Politique, no 24, sept.-déc. 2014.
- 3.Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret et Thomas Piketty, “Income inequality in France 1900-2014: Evidence from Distributional National Accounts (DINA)”, Journal of Public Economics, vol. 162, 2018, p. 63-77.
- 4.Bertrand Garbinti et Jonathan Goupille-Lebret, « Inégalités de revenus et de richesse en France : évolutions et liens sur longue période », Économie et statistique, no 510-512, 2019, p. 69-87.
- 5.Étienne Fize, Camille Landais et Chloé Lavest, « Consommation, épargne et fragilités financières pendant la crise Covid », Conseil d’analyse économique, Focus, no 54, janvier 2021.
- 6.Voir Nicolas Frémeaux, Les Nouveaux Héritiers, Paris, Seuil, 2018.
- 7.Haut Conseil pour le climat, « Maîtriser l’empreinte carbone de la France », octobre 2020.
- 8.Le Conseil d’analyse économique a proposé, en 2019, des mesures pour éviter les écueils régressifs de la taxe carbone : Dominique Bureau, Fanny Henriet et Katheline Schubert, « Pour le climat : une taxe juste, pas juste une taxe », note du CAE no 50, mars 2019.
- 9.Voir Abram de Swaan, “Project for a beneficial epidemic: On the collective aspects of contagion and prevention”, dans Pieter Streefland (sous la dir. de), Problems and Potential in International Health: Transdisciplinary Perspectives, Amsterdam, Spinhuis/Royal Tropical Institute, 1998, p. 35-50.
- 10.Michel Margairaz, « Singularité, postérité différentielle et actualité du programme du CNR » [en ligne], Histoire@Politique, no 24, sept.-déc. 2014.