
David Cronenberg, virologue du contemporain
Le monde anxiogène de David Cronenberg est peuplé par des virus de toutes sortes. Il est l’un des rares cinéastes à avoir anticipé les conséquences extrêmes d’un état d’urgence sanitaire.
Alors que le virus du Covid-19 s’est répandu aux quatre coins du globe, les lecteurs et cinéphiles confinés profitent de ce temps suspendu pour goûter à des œuvres trop souvent mises de côté. Avec une appétence accrue pour celles qui nous aident un tant soit peu à penser l’évènement, à appréhender le caractère exceptionnel de la pandémie dont nous faisons l’étrange et douloureuse expérience. La Peste (1947) d’Albert Camus reste le grand récit épidémiologique. Récurrent à travers les âges, ce dernier décrit la maladie sous toutes ses coutures, de ses modes de contagion à la résistance que l’humanité tente de lui opposer, et analyse à la fois la palette des réactions individuelles, le rapport ambigu qu’entretiennent les civilisations à la mort, et la quête tragique de sens induite par la désolation.
Côté cinéma, Contagion (2011) de Steven Soderbergh apparaît désormais comme un tableau d’avant-garde – aussi saisissant que crédible – d’une contamination planétaire. Il explore les réactions en chaîne d’une crise sanitaire qui démarre sur un marché chinois pestilentiel avant de virer à l’apocalypse sociale. De la transmission foudroyante du virus dans les lieux et les transports publics à ses effets délétères sur les comportements, en passant par les récits complotistes qui fleurissent sur la toile, le récit dramatise la quête du patient zéro et la course contre la montre d’une cohorte d’experts tendus vers la découverte d’un vaccin. Comme souvent chez Soderbergh, jusqu’à son dernier opus The Laundromat : L’affaire des Panama Papers (2019), la mondialisation se trouve sous le feu des projecteurs. Des étals chinois aux conditions d’hygiène préhistoriques à un luxueux casino de Macao, des marges de la civilisation aux mégalopoles hyper-technologiques, la maladie diffusée par une femme d’affaires américaine entraîne une déflagration de morts et met en lumière les effets pervers de la viralité inhérente à la globalisation. La connexion généralisée – soit la circulation sans frontière des hommes, des marchandises et des fake news – devient le cheval de Troie de la pandémie. Au fond, Contagion dépeint un monde fragile comme un château de cartes, que les seules mains poisseuses d’un cuisinier en contact avec un porc infecté suffisent à faire vaciller. Toutefois, aussi frappante que soit cette incursion dans le genre, le spécialiste de l’anticipation scientifique reste, encore et toujours, David Cronenberg.
L’horizon indépassable du virus
Malgré l’annonce de sa retraite après Maps to the Stars (2014), Cronenberg demeure le cinéaste en chef de la contamination. Bien qu’il se soit adonné aux genres plus populaires du drame ou du polar, avec A History of Violence (2005) ou Les Promesses de l’ombre (2007), le réalisateur a débuté du côté de l’underground, entre moyens-métrages expérimentaux et cinéma d’exploitation. La première partie de son œuvre est entièrement conçue sous l’égide de la monstration viscérale du corps humain – malade, atrophié, parasité ou augmenté –, teintée de réflexions bioéthiques et sociopolitiques empruntées à Michel Foucault ou Herbert Marcuse. Qualifié de « pornographe1 » à ses débuts, alors cible des ligues puritaines de son pays, le cinéaste a peuplé son univers visuel de virus et de transmissions sexuelles (Frissons, 1975, Rage, 1977). Il a figuré diverses mutations entre l’homme, l’animal et même l’insecte (La Mouche, 1986), autant qu’il a fantasmé la quasi-fusion de l’individu et de la machine (Crash, 1997). Ses savants aux allures d’apprenti-sorciers (Stereo, 1969, Crimes of the Future, 1970, Faux-Semblants, 1988), ses médicaments aux effets secondaires dégénératifs (Chromosome 3, 1979, Scanners, 1981), ses drogues aussi déprimantes qu’hallucinatoires (Le Festin nu, 1991) sont autant de critiques – entre fascination et répulsion – de la technologie et ses virtualités cauchemardesques (Videodrome, 1983) ou abyssales (eXistenZ, 1999). Ses œuvres monstrueuses dépeignent une existence humaine marquée du sceau du virus, qui se propage et infiltre tous les corps, physiques et sociaux. Sorte de figuration constante d’un monde dont l’équilibre est aussi précaire que la propagation du virus est irrésistible. À l’heure où la planète, partiellement confinée, dénombre ses malades et ses disparus du Covid-19, la filmographie de Cronenberg trouve une résonance macabre.
Le virus, instrument du biopouvoir
Tout commence avec Frissons en 1975, réécriture cinématographique de l’œuvre controversée du psychiatre Wilhelm Reich, La Fonction de l'orgasme (1927). Cronenberg entame sa carrière en enregistrant plein cadre le parcours d’un parasite à l’origine d’une fièvre sexuelle collective qui infeste les habitants d’une résidence flambant neuve, fleuron d’un programme immobilier dernier cri. Un parasite qui prend vie dès la séquence d’ouverture, lors d’une autopsie pratiquée par un médecin torse nu, à l’allure barbare et prométhéenne, soit une figure récurrente dans toute sa filmographie. Sous la forme d’une larve rampante qui se meut à un rythme d’escargot dans les moindres recoins de l’immeuble, des multiples étages aux machines à laver du sous-sol, le virus investit les corps des habitants par tous leurs orifices, libérant en eux une libido incontrôlable jusqu’à l’orgie qui clôt le récit sur un air de bacchanales tristement abjectes.
Dès son premier long-métrage, le projet du cinéaste éclate au grand jour. En nommant son docteur Emil Hobbes, Cronenberg renvoie non sans humour noir au philosophe anglais du corps politique et de la permanence conflictuelle de l’état de nature – un jeu symbolique sur l’onomastique que le cinéaste déclinera tout au long de sa carrière. Surtout, la vie prend les atours d’une dialectique sauvage entre virus et corps sain, sans alternative ni rémission : pénétration de la chair, infestation du corps, colonisation du cerveau, déchaînement de pulsions incontrôlables. La chair, surface de contact aussi élémentaire qu’existentielle, passe au scalpel de la mutation constante : « La philosophie est une chirurgie ; la chirurgie une philosophie2 », comme il l’assène dans son premier roman sorti en 2015, Consumés, déclinaison littéraire de ses obsessions cinématographiques.
À la suite de Frissons, le « père de la nouvelle chair », tel qu’il sera qualifié à partir de Videodrome, creusera sans relâche le même sillon. Dans Scanners, une société secrète aux allures d’officine paragouvernementale, la ConSec, se lance dans un programme de détection et de regroupement d’individus dotés de capacités médiumniques qui puisent leur source dans l’éphémérol, médicament administré aux femmes enceintes lors de leur grossesse. S’ensuit une lutte acharnée entre deux frères aux pouvoirs télékinésiques sans égal, Cameron Vale et Darryl Revok, capables d’infliger la mort en s’insinuant à distance dans les cerveaux des personnes qui les entourent. Dans Rage, c’est au sein d’une clinique privée spécialisée dans la chirurgie esthétique qu’une jeune femme victime d’un accident de la route bénéficie – à son insu – d’une greffe de peau révolutionnaire. À son réveil, elle découvre l’existence d’une sorte d’orifice mutant sous son aisselle droite, qui la transforme peu à peu en vampire assoiffé de sang. Dans Chromosome 3, une mère de famille atteinte de troubles psychologiques est le cobaye d’un traitement inédit baptisé psychoplastie, qui incite les patients à exprimer leurs colères et leurs frustrations au point qu’apparaissent spontanément pustules et tumeurs sur leurs corps. Elle donne naissance à une portée d’enfants mutants – d’où le titre original du film, The Brood – qui s’attaquent à coups de marteau à chacune des figures en opposition aux désirs de leur « mère ». Par-delà l’évocation d’une psychanalyse sauvage aux effets secondaires incontrôlables, le long-métrage est glaçant car teinté d’autofiction, Cronenberg ayant lui-même dû délivrer son épouse et sa fille de l’emprise d’une secte new age durant cette période.
Les premiers films du cinéaste sont autant de variations autour d’un seul et même thème : le virus. Lecteur assidu des auteurs de la Beat Generation, adepte des récits d’anticipation – raison pour laquelle il adaptera successivement Le Festin nu de William S. Burroughs et Crash de James G. Ballard –, Cronenberg s’éloigne des savants fous typiques de l’horreur gothique et donne à voir des personnages et des pathologies grossièrement crédibles, inscrites dans le contemporain. Ses scientifiques sont moins des charlatans outranciers que des chercheurs à la pointe, à l’allure aussi froide que bureaucratique, ses virus moins des erreurs de la nature que des créations patiemment concoctées en laboratoires ou en centres de recherche. Cronenberg dépeint un monde – le nôtre – où le virus et sa maîtrise sont des instruments de pouvoir, où sa propagation sert un dessein à la fois politique (Scanners), économique et industriel (Videodrome). À prendre ses œuvres au pied de la lettre, difficile de croire en des mutations purement naturelles et accidentelles, jaillies d’obscurs marchés aux animaux : plus qu’un enjeu strictement sanitaire, le virus est la manifestation d’un biopouvoir à l’échelle de l’hyper-technologie, qui irradie toutes les sphères de transformation et de disciplinarisation du corps et de l’esprit, de la science à la politique, du divertissement au religieux, du conglomérat capitaliste à ses relais médiatiques.
Le parasitage social
À partir de sa dissection clinique des corps contaminés, Cronenberg a décliné la métaphore du virus sur le terrain socio-politique. Si le corps social – à l’image de l’humain – n’est qu’infection potentielle ou avérée, le vivant loge dans un triste entre-deux : d’un côté, l’irrépressible maladie, de l’autre, l’illusoire stabilité. Comme s’il était écrit que les anticorps d’hier ne seraient jamais que les pathologies de demain. L’ordonnancement des choses, sous des dehors confortables et rassurants, n’est rien moins qu’un régime d’images fantasmé, dans l’attente de sa distorsion et de son parasitage.
Sous ce prisme, A History of Violence suit les pas tranquilles de Tom Stall, père de famille sans histoire, propriétaire d’un diner au sein de la petite ville de Millbrook dans l’Indiana, et marié à l’avocate du coin respectée de tous. Toutefois, l’irruption d’une clique de mafieux ébrèche peu à peu l’image stéréotypée du chef de famille autant que les clichés égrenés par la mise en scène : son passé de criminel, consciencieusement occulté, rejaillit de façon instinctive, révélant la violence fondatrice sur laquelle repose son présent d’homme de bien. Dès lors, A History of Violence dévie de son programme lénifiant pour ausculter la contamination de la barbarie réactivée au sein de la cellule familiale : du fils, timide et chétif, qui sort d’un coup les poings pour se défendre contre ses persécuteurs sur le terrain de jeu du lycée, jusqu’à la mère, qui éprouve attirance et dégoût pour son assassin de mari, lors d’une scène d’accouplement dans les escaliers du foyer dont la brutalité flirte avec le viol. Sous la caméra de Cronenberg, l’Amérique chatoyante et caricaturale du Midwest se fendille, dévoilant une face obscure que l’Histoire n’avait guère profondément enfouie. À y regarder de près, le pater familias est à la fois le virus et la solution chimique faisant office de révélateur : il contamine son environnement autant qu’il braque la lumière sur une violence immémoriale jamais éradiquée, juste noyée sous une fine couche de poussière et de civilité.
Par la suite, Cronenberg adoptera une démarche comparable dans son polar néo-noir Les Promesses de l’ombre, figuration d’une ville de Londres contaminée par la mafia russe et ses dignitaires perclus de tatouages. De même qu’il dépeindra le microcosme d’Hollywood sous la forme d’une toile dégénérescente dans Maps to the Stars, sorte de déclinaison contemporaine de Boulevard du crépuscule (1950). Excepté qu’en lieu et place des célébrités décaties qui hantent le classique désespéré de Billy Wilder, les stars croquées par Cronenberg sont les avatars d’une jeunesse qui exhibe fièrement ses monstrueuses fêlures, sous les projecteurs bleutées d’une Californie décadente, tout droit sortie du Hollywood Babylone de Kenneth Anger. Un thème d’ailleurs proche de celui abordé par le fils du cinéaste dans son premier long-métrage, Antiviral (2012, Brandon Cronenberg), dystopie qui raconte comment des quidam dépensent des fortunes pour se faire inoculer la maladie ou le virus de leurs idoles. Sachant que Crash envisageait déjà la perspective de revivre l’accident de route mortel des stars maudites à la James Dean, c’est comme si les obsessions du père avaient fini par contaminer l’œuvre balbutiante de sa progéniture.
Le monde anxiogène de Cronenberg est innervé par des virus de toutes sortes. À l’heure du Covid-19, il est frappant d’observer qu’il est l’un des rares à avoir anticipé les conséquences extrêmes d’un état d’urgence sanitaire. L’ultime séquence de Rage montre des éboueurs drapés dans des combinaisons anti-contamination, ramassant le corps de l’héroïne infectée pour la faire disparaître dans une benne à ordures. Entre multiplication des couvre-feux et déploiement tous azimuts de dispositifs sécuritaires, le film se conclut par l’évocation apocalyptique d’une province canadienne dépassée par le nombre exponentiel de cadavres. Les récits d’anticipation du cinéaste dessinent une escalade dramatique dont il faut espérer qu’elle reste toujours cantonnée dans les bornes strictes de la fiction. Dans tous les cas, ses représentations viscérales des nœuds indéfectibles entre science et politique, aussi extrêmes soient-elles, disent quelque chose de l’étrange réel qui frappe aujourd’hui à la porte de nos demeures confinées.
- 1. David Cronenberg. Entretiens avec Serge Grünberg, Paris, Cahier du cinéma, 2000, p. 22.
- 2. David Cronenberg, Consumés, trad. C. Laventure, Paris, Gallimard, 2016, p. 285.