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Après nous le déluge ? Introduction

janvier 2017

#Divers

Introduction

Plus que jamais nous éprouvons le sentiment que tout peut arriver et que nous n’avons aucune prise sur le monde qui vient, sur l’histoire en cours. Qu’on ait renoncé aux grandes croyances qui vantaient une histoire toujours meilleure n’est pas récent. Le nihilisme nous taraude depuis la fin du xixe siècle, et le grand récit séculier, lui aussi, se porte plutôt mal, alors même que la religion reprend du poil de la bête sous des formes explosives et apocalyptiques. Plus encore, cette déroute d’un rapport heureux au temps, s’il a jamais existé, s’accompagne du constat que nous nous sentons impuissants face à l’histoire qui se déroule sur les écrans. Ou bien on observe l’histoire comme régressive, avec la thématique de l’anthropocène, selon laquelle l’activité humaine de maîtrise de la nature aboutit à des dommages irréversibles pour la Terre et à une menace mortelle pour l’humanité qui l’habite ; ou bien on subit les chocs d’événements successifs depuis 2001 (Alep, Brexit, Trump…) comme des catastrophes historiques ou des accidents, qui sont d’autant plus mal reçus que l’on succombe sous le poids des informations en continu et des prévisions. Nous sommes des sondeurs permanents, et cela vaut pour la politique comme pour le marché, mais l’histoire est plus que jamais imprévisible et donc ingouvernable. La puissance technologique qui ne connaît que le vocabulaire de l’innovation exacerbée va de pair avec un sentiment d’impuissance, partagé par ceux qui ne succombent pas aux délires scientistes.

Faut-il en conclure à une déroute idéologique au moment où les intellectuels – désormais confondus avec les experts en économie – ne sont guère plus épanouis et glorieux que les politiques ? Une fois constaté que les idéologues sont entrés dans les cercles du pouvoir (Patrick Buisson en France, Stephen Bannon aux États-Unis), il faut bien s’interroger sur notre désir de donner du sens à notre histoire présente. Entre les grands récits défaillants et les petits récits narcissiques qui sont le lot de ce qu’on appelle obscurément la postmodernité, n’y a-t-il rien à imaginer d’autre, n’y a-t-il plus qu’à se satisfaire de tous les délires technologiques qui ne connaissent plus que l’homme « prothétique » annoncé par Freud depuis un siècle ?

Revue plutôt optimiste dans les années 1990, ces années qui ont suivi la chute du Mur et propagé le slogan d’un nouvel ordre mondial, alors que le marché apprenait à cohabiter avec des régimes autoritaires (Singapour, Chine, Turquie, Émirats, Arabie saoudite…), Esprit a consacré depuis quelques années des dossiers à l’apocalypse et à la catastrophe1. La réflexion que nous proposons dans ce numéro et qui porte spécifiquement sur les prophétismes religieux et non religieux ne veut pas être un remake des précédents ou proposer un catalogue des vrais et des faux prophètes d’aujourd’hui. La question est plutôt : Si le prophète n’est pas un messager de l’apocalypse et de la fin des temps, qu’a-t-il alors à nous enseigner dans un monde laïc2 ?

Il faut d’abord rappeler que les prophètes ne se résument pas aux figures religieuses que l’on trouve dans la Bible, au Christ ou à Muhammad qui a reçu un texte dicté appelé le Coran. La vie politique a connu ses prophètes de bonheur et de malheur à la fin du xixe siècle, avec le socialisme utopique, et les intellectuels d’aujourd’hui ne sont pas sans diverger sur le sens et la place du prophétisme (voir le texte de Jean-Claude Monod sur Max Weber et la polémique qui a opposé Derrida et Bourdieu, ainsi que les éclairages que donne Guy Petitdemange sur les représentants de l’École de Francfort). Mais ce sont des écrivains qui incarnent le plus souvent la figure du prophète, qui a pour souci de laisser des traces écrites3. Esprit a été marqué à sa fondation par des auteurs comme Péguy et Bernanos, et Camille Riquier cherche à leur redonner toute leur signification pour le lecteur d’aujourd’hui. L’article d’Anne Dujin a pour sa part le grand mérite d’élargir l’approche historique, avec le chanteur-poète nobélisé Bob Dylan, et géographique (Pablo Neruda, Octavio Paz en Amérique latine).

Renouer avec le temps et avec l’histoire

En évoquant ces figures, ce dossier a pour premier souci de préciser la manière dont le prophète s’inscrit dans le temps et dans l’histoire. Ce qui conduit à préciser les notions pour ne pas les mettre toutes dans le même sac, en particulier les différences entre eschatologie, apocalypse et prophétisme. Plus encore, il a paru décisif d’opérer un détour par la Bible afin de comprendre qui sont les prophètes de l’Ancien Testament et ce qu’ils peuvent nous apprendre sur notre relation à l’histoire et au pouvoir. Jean-Louis Ska rappelle ainsi que le prophète s’en prend d’abord aux excès de la politique et de la raison d’État, et Jean-Louis Schlegel tente de comprendre la fortune actuelle des « sages » et le discrédit relatif des prophètes, alors que la théologie chrétienne de la seconde moitié du xxe siècle a pourtant tenté de redonner toute sa place à l’eschatologie prophétique, dans des réflexions trop peu connues en France. De son côté, Olivier Mongin souligne l’apport des textes de Paul Ricœur sur le prophétisme.

Par ce détour, on veut témoigner de la nécessité d’une reprise biblique sans pour autant laisser croire à l’idée d’un retour obligé à la Bible en temps de déraison. À chacun ses lectures et ses inclinations. Reste qu’aujourd’hui, nombreux sont les auteurs qui croisent la notion de messianisme en vue d’une reconsidération de la raison historique. Ce n’est pas un hasard : François Hartog, historien de la Grèce et théoricien du présentisme, montre en ouverture que nous devons reprendre à nouveaux frais notre mémoire du xxe siècle, celle qui commence avec les tranchées de 1914, et qu’il faut renouer avec une expérience du temps de l’histoire. Rencontrant des penseurs comme Walter Benjamin et Paul Ricœur, il en appelle à une autre conception du rapport au passé, à une relation entre la tradition et la modernité qui ne soit pas synonyme de rupture.

Réinventer l’à-venir revient alors à puiser comme les prophètes dans les promesses non tenues de l’histoire passée. Nos dettes envers les morts d’hier ne doivent pas empêcher de faire du passé une mine permettant de refigurer le monde. S’il faut distinguer les vrais prophètes des faux, il faut aussi écouter les prophètes qui disent que les menaces qui pèsent sur « demain » doivent être l’occasion de l’imaginer autrement. C’est l’idéologie de la rupture et la vulgate progressiste (aujourd’hui plus technologique que politique) qui sont ici radicalement mises en cause. Ce qui ne justifie pas de sacraliser le passé en « vieux réac », de céder à la révolution conservatrice, mais de choisir face au mal ce qui est « bien » dans les mondes d’hier. Tel est le prophète : celui qui réagit aux maux imminents, au-delà de la plainte et de l’impuissance, pour agir.

Note

  • 1.

    Voir « Le temps des catastrophes », Esprit, mars-avril 2008, et « Apocalypse : l’avenir impensable », Esprit, juin 2014. Voir aussi les publications discordantes sur ces thèmes de deux rédacteurs de la revue, Jean-Pierre Dupuy et Michaël Fœssel.

  • 2.

    Umberto Eco se risquait à affirmer que la pensée de la fin des temps est plus typique du monde laïc que du monde chrétien : « En d’autres termes, le monde chrétien en a fait un objet de méditation, mais il agit comme s’il était juste de le projeter dans une dimension non mesurable par les calendriers ; le monde laïc feint de l’ignorer, mais, en substance, c’est pour lui une obsession », dans Umberto Eco et Carlo Maria Marini, Croire en quoi ?, Paris, Rivages Poche, 2015, p. 14-15.

  • 3.

    Voir Paul Bénichou, le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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