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Al-Qaida et le nihilisme des jeunes

mars/avril 2014

#Divers

On parle souvent, au sujet des terroristes islamiques, de « nihilisme du croyant ». Bien souvent, ceux qui commettent des attentats suicides ne le font guère pour des raisons théologiques ; ils sont la plupart du temps jeunes, parfois convertis, en quête d’appartenance. Et si finalement ce nihilisme était davantage une question de génération que de religion ?

Comment une religion pourrait-elle être nihiliste ? Si l’on se limite aux grandes religions monothéistes, toutes offrent au contraire un excès de sens, des valeurs supérieures et le réel d’un salut qui donne rétroactivement du sens à la vie, qui sacralise la vie et qui donc interdit le suicide ; mourir pour une cause peut-être, mais être dégoûté du monde que Dieu a créé, c’est autre chose. Doute et angoisse ne sont pas du nihilisme. Annihiler les idoles, voire les païens eux-mêmes, n’est pas en soi du nihilisme : cela peut relever d’un optimisme messianique que l’on retrouve aussi dans le fantasme communiste de la table rase et de l’éradication des ennemis de classe. Le nihilisme, c’est quand l’acte de destruction n’est porteur que de lui-même.

L’attentat suicide

Peut-il alors y avoir un nihilisme du croyant ? Le mot a souvent été appliqué aux « terroristes islamiques » qui se font sauter avec leur cible. Partons donc de là.

L’attentat suicide est un phénomène récent, « mis au point » par les Tigres tamouls, repris par le Hezbollah, puis par la mouvance Al-Qaida, ainsi que par des Palestiniens. Mais il y a bien ici deux types différents d’action terroriste par rapport à la cause défendue. Pour les attentats suicides perpétrés dans une perspective nationaliste (Tigres tamouls, Palestiniens), l’auteur est en général bien intégré et surtout la famille comprend et sanctionne l’acte : on attend d’ailleurs un gain militaire ou politique direct de l’attentat (affaiblir l’armée ennemie, décourager une occupation), gain compris comme tel et approuvé par les proches. Mais le passage à l’acte du terroriste d’Al-Qaida surprend et déstabilise ses proches. Le gain n’est pas rationnel en termes géostratégiques (qu’a rapporté le 11 septembre ?) ; le désir de mort est explicite et va au-delà du simple sacrifice. Ce n’est pas propre à Al-Qaida : Farhad Khosrokhavar a étudié le nihilisme du martyr chiite iranien1 qui cherche la mort sur le front irakien au cours de la décennie 1980, non pas tant pour gagner la guerre ou le paradis que pour quitter un monde qui ne l’intéresse plus, parce que la pureté entrevue lors de la révolution s’est évanouie sous la corruption et les jeux de pouvoir. La vie avait cessé de « valoir ».

Il serait naïf de lier l’attentat suicide à la seule certitude du paradis imminent. Cela demande d’abord beaucoup d’assurance : comment enfreindre un interdit sur le suicide qui pourrait justement compromettre la promesse de salut ? Chez les sunnites, la légitimité religieuse des maîtres d’Al-Qaida est faible : comment leur seule autorité religieuse pourrait-elle garantir la validité de l’acte ? D’ailleurs, ils s’embarrassent assez peu de faire des fatwas assurant le terroriste de son salut. Il suffit aussi de lire le testament de Mohammed Atta (où il refuse qu’une femme touche son corps) pour comprendre que ce n’est pas l’attrait des houris qui le motive. En fait, tout se passe comme si le candidat ne s’intéressait pas vraiment à la dimension théologique : il affirme sa certitude d’aller au paradis mais se garde d’évoquer les détails.

Un sentiment de non-appartenance

Comment donc comprendre ce surgissement nihiliste dans une génération de jeunes musulmans ou convertis ? Car il s’agit bien d’un phénomène de génération : les vieux ne se suicident pas ; aucun des cadres de la génération de Ben Laden ne s’est suicidé et aucun n’est mort les armes à la main (Ben Laden a été exécuté au saut du lit et il tenait à la vie, comme le montrent sa prudence et ses engagements matrimoniaux). Ce n’est donc pas seulement la Promesse du paradis qui est en jeu mais aussi celle de la vision de la mort ou plutôt de la valeur de la non-vie parmi une jeune génération.

La réponse de la plupart des experts a été de chercher la « généalogie » du terrorisme en islam. Cette quête à rebours part de Ben Laden pour revenir à Saïd Qutb, puis à Hassan al-Banna, à partir duquel on fait un saut au xiiie siècle pour convoquer Ibn Taymmiyya et, enfin, on atterrit dans le Coran pour traquer les versets suicidaires.

Le problème est que, du Coran à Hassan al-Banna, si on parle parfois de djihad, ce n’est jamais dans une perspective nihiliste, c’est-à-dire où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Le sacrifice advient au cours de la bataille, il n’est pas planifié comme mort souhaitée.

Mais il y a bien, avec Saïd Qutb (exécuté en 1963), un changement de ton. Qutb était Frère musulman, mais n’a jamais été l’idéologue des Frères. Ses écrits ont plutôt attiré des jeunes en dehors du mouvement. Ce qu’il y a chez Qutb, ce n’est pas tant le djihad qu’un profond pessimisme sur la société musulmane ; l’idée que dans le fond c’est trop tard, la sécularisation, le néopaganisme ont gagné (ce qu’il appelle la jahilliyya, l’ignorance) ; on est revenu avant l’époque du Prophète, mais c’est bien pire, car le Prophète ne reviendra pas et l’espérance n’est plus devant soi : elle a été enterrée par l’impiété des hommes, à commencer par les musulmans. Bref, il ne s’agit pas ici de défendre la communauté musulmane contre les empiétements de l’Occident (comme c’est le cas pour Hassan al-Banna), ou bien de défendre le peuple palestinien, car toutes ces communautés ne valent guère mieux que leurs ennemis. Il faut retrouver les « signes de piste » qui permettraient au petit groupe des « purs » de revenir au message de Dieu dans un monde qui l’a oublié. Et ils ne sont même pas sûrs d’y arriver. En un mot, comme le dit un chant populaire parmi les radicaux : « Nous sommes étrangers (ghurabe) dans notre propre société. »

C’est sur ce sentiment de non-appartenance que se développe le nihilisme des radicaux, et pas du tout, comme pour les Palestiniens, dans la fusion avec la communauté pour qui on se sacrifie.

Cette non-appartenance est évidente quand on fait une étude sociologique des auteurs ou promoteurs d’attentats suicides. C’est ce que j’ai appelé leur « déterritorialisation » : ils ne se battent jamais au sein d’une communauté concrète de musulmans, ils ne sont jamais intégrés comme acteurs d’une telle communauté2. Ils pratiquent le nomadisme djihadique, le plus souvent à la périphérie du monde musulman (Tchétchénie, Afghanistan, Sahel, Bosnie). Ils proviennent la plupart du temps de la périphérie occidentalisée (Europe, États-Unis). Leur trajectoire implique souvent trois pays (celui d’origine de la famille, celui de leur éducation et celui de l’action). Ils comptent un nombre étonnant de convertis (et la proportion augmente : elle est en passe d’atteindre aujourd’hui le tiers des jeunes qui partent en Syrie ; elle tournait autour de 20 % dans les années 1990).

Le schéma est toujours le même : un jeune homme ou une jeune femme « normal(e) », pas particulièrement dévot, qui peut être professionnellement intégré ou petit délinquant, change brusquement de comportement, devient religieux, s’isole et passe à l’acte dans un laps de temps très rapide (il n’y a pas de cellule dormante à Al-Qaida). La décision n’est jamais la conséquence d’une lente maturation religieuse dans une communauté de foi (mosquée), mais le brusque passage à l’acte dans le cadre d’un groupe de « copains » centré sur lui-même et qui bascule collectivement dans l’action. Ils n’agissent jamais en solidarité avec leur communauté locale : comme Saïd Qutb, ils pensent qu’ils sont les seuls purs dans une société qui a abandonné la vertu et les principes. L’entourage est toujours surpris : les journalistes qui se précipitent pour interroger les voisins sont frappés par l’incrédulité de ces derniers (les articles décrivant le passé des terroristes se ressemblent étrangement).

Une autre caractéristique est la mise en scène morbide de soi-même : on fait une vidéo où l’on annonce son acte et pose avec armes, on poste une déclaration de guerre sur l’internet ; on essaie aussi parfois de filmer son action.

Une question de génération

Quelle spécificité islamique alors ? La cause bien sûr. Mais pourquoi se convertirait-on pour rejoindre Al-Qaida ? Ma thèse est que le converti se convertit pour passer à l’acte et rejoint Al-Qaida parce que c’est la meilleure « marque » de l’action nihiliste présente sur le marché, celle qui garantit le plus d’impact. La quête généalogique verticale (qu’y a-t-il dans le Coran qui prédispose au nihilisme ?) cache l’hypothèse transversale : Al-Qaida ne fait qu’exprimer un nihilisme générationnel qui, lui, ne s’embarrasse pas des frontières religieuses.

Car ce phénomène se répand aussi en dehors d’Al-Qaida, mais on ne veut pas voir le lien. Il s’agit de « Columbine », c’est-à-dire du passage à l’acte soudain de jeunes lycéens qui tuent un maximum de personnes dans leur établissement scolaire pour se tuer ou se faire tuer dans la foulée. Ce sont des dizaines de cas qui ont fait des dizaines voire maintenant des centaines de victimes aux États-Unis, en Finlande ou en Allemagne (mais pas en France, ni en Italie, ni en Espagne) sur une période de temps identique à celle des activités d’Al-Qaida.

Il est cependant curieux qu’on soit aveugle à la concomitance entre les attentats d’Al-Qaida et les attaques suicidaires de jeunes lycéens. C’est parce qu’on est victime d’une fausse téléologie : l’attentat d’Al-Qaida est islamique et renvoie à la question « Que dit l’islam ? », alors que les attentats de type Columbine ne seraient que l’expression d’individus isolés ayant un problème psychiatrique. Et si la structure était la même ? La différence étant qu’Al-Qaida entretient la dimension religieuse et politique de l’action, dans la défense d’une oumma (communauté) virtuelle qui n’existe que dans l’imaginaire de ses membres, alors que le jeune de Columbine est en dehors de toute référence collective (mais il suscite néanmoins, lui aussi, des émules, et il a un public). Même mise en scène de soi-même, même haine indifférenciée de l’autre (« il n’y a pas d’innocents », comme disait en 1894 l’anarchiste Émile Henry qui jeta une bombe sur le Café du Terminus à Paris). Même retournement contre son univers proche, même quête de l’héroïsme, mais d’un héroïsme en négatif, même recherche de la médiatisation, même discours des proches (c’était un garçon normal, jusqu’au jour où il s’est renfermé sur lui-même), souvent même effet de groupe (on prépare l’attentat à deux ou trois). Curieusement, il n’y a pas de filles dans Columbine : et si Al-Qaida était plus féministe ?

La question clé est donc bien celle des formes de nihilisme qui s’expriment dans la jeunesse du monde occidental, et si cela n’explique pas tout d’Al-Qaida bien sûr, on ne peut pas le comprendre si on ne l’insère pas dans le monde contemporain, au lieu de s’enfermer dans un exceptionnalisme musulman qui n’explique rien, car justement il n’y a, en l’occurrence, rien d’exceptionnel.

  • *.

    Professeur à l’Institut universitaire européen de Florence où il dirige le programme ReligioWest. Il a notamment publié la Sainte Ignorance, Paris, Le Seuil, 2008.

  • 1.

    Farhad Khosrokhavar, l’Islamisme et la mort. Le martyre révolutionnaire en Iran, Paris, L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 1995.

  • 2.

    Pour une analyse plus complète et des exemples concrets, voir Olivier Roy, Al-Qaeda in the West as a Youth Movement: The Power of a Narrative, Ceps Policy brief, août 2008

    (http://www.ceps.eu/book/al-qaeda-west-youth-movement-power-narrative).

Olivier Roy

Philosophe, politologue, spécialiste de l'islam politique.   Après avoir travaillé sur la guerre d'Afghanistan en ayant notamment fait plusieurs séjours dans le pays auprès des Moudjahidines, Olivier Roy se concentre sur l'étude des mouvements politiques islamistes, d'abord en Asie centrale, puis au Moyen-Orient, pour ensuite développer une approche globale des questions de l'islam contemporain.…

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