
L’aplatissement du monde
La crise de la culture et l’empire des normes
Le dernier livre d'Olivier Roy, L'Aplatissement du monde. La crise de la culture et l'empire des normes, paraîtra aux éditions du Seuil en octobre 2022. L'auteur interroge les débats qui polarisent notre actualité (genre contre sexe, universalisme contre identités, anti-racisme, féminisme, etc.) et les interprète comme autant de symptômes d'un même phénomène au long cours : la fragilisation de la notion de de culture, autrefois pensée comme un ensemble d'évidences partagées et ancrées dans un territoire, et aujourd'hui réduite à un corpus de normes explicites, qui circulent comme n'importe quelle autre marchandise. Nous reproduisons ci-dessous l'introduction de l'ouvrage.
Le 27 janvier 2018, la compagnie aérienne United Airlines refusa qu’un passager embarque en cabine avec un paon. Pourtant le passager disposait d’un certificat médical affirmant que la présence de l’animal était indispensable à son équilibre mental pour supporter le stress du voyage en avion. La compagnie déclara dans son communiqué que la présence du paon en cabine « n’était pas en accord avec la réglementation, pour de nombreuses raisons, y compris son poids et sa taille1 ». La même scène s’est répétée dans d’autres aéroports, autour de la même année, avec un pit‑bull, un écureuil, un cochon, un canard, un ouistiti, une dinde, un cheval nain, etc. Les passagers concernés exigeaient d’avoir la bête à côté d’eux en cabine comme « soutien émotionnel » et disposaient souvent d’un certificat médical. Au bout de quelque temps, les compagnies aériennes américaines décidèrent d’établir un nouveau règlement pour définir quel type d’animal de compagnie était acceptable (le petit chaton dans un panier) ou non (un alligator même tenu en laisse).
Ce genre d’anecdotes posent un problème, même si j’ai délibérément choisi une histoire qui prête plus au sourire qu’à la polémique (on abordera dans ce livre des cas autrement plus controversés). En effet, de quoi ces anecdotes sont‑elles le symptôme ? Où les ranger sinon dans la rubrique des faits divers ? Elles ne sont pas suffisamment fréquentes pour y voir des faits de société, elles ne débouchent pas sur des mouvements sociaux ou politiques et laissent le protagoniste dans sa solitude, voire dans l’opprobre que son comportement suscite. Pourtant, elles ont un effet de réel : la rédaction d’une nouvelle réglementation. Car, comme le rappelle le communiqué, il y a « de nombreuses raisons » pour refuser un paon en cabine, mais encore faut‑il dire lesquelles. En l’occurrence, une personne demande que l’on tienne compte de son mal‑être et, débarquée de l’avion, exige réparation de sa souffrance devant les tribunaux, même si celle‑ci, antérieure à l’incident mais transfigurée désormais en traumatisme, ne relève d’aucune faute intentionnelle d’une tierce personne. Il revient alors au tribunal de valider ou d’invalider cette demande, et si elle est validée, de décider des dommages et intérêts, donc de quantifier la souffrance, de mesurer au regard de tous la valeur d’une émotion intime. L’insignifiant prend soudainement des proportions extrêmes.
Pourquoi a‑t‑on besoin d’une nouvelle réglementation ? Parce que des choses qui semblaient évidentes, du moins à l’intérieur d’une même culture, ne le sont soudainement plus. Il aurait paru ridicule, ou relevant de l’extravagance voire de la folie, de monter dans un avion avec un paon il y a vingt ou trente ans. Un tribunal ne se serait pas saisi de la question, sinon pour sanctionner un trouble à l’ordre public. Si la compagnie évoque en 2018 de « nombreuses raisons », au lieu de simplement dire non, c’est qu’il y a de nouveaux enjeux, dont deux au moins sautent aux yeux : la place de l’animal (et pas seulement le siège assigné sur la carte d’embarquement mais bien sa place dans l’ordre du vivant) qui pose par contraste la question de la place de l’humain, et la souffrance du passager, qu’on ne peut écarter d’un revers de main sans courir le risque de poursuites judiciaires. Les « autres raisons » de la compagnie ne supposent rien de moins que de classer à nouveau les animaux, depuis le temps du livre de la Genèse où Dieu avait laissé Adam « faire le job » (une fois pour toutes, pensait sans doute Dieu), à condition qu’il reste à sa place (ce qu’il n’a pas su faire et ce qui a à voir avec ce livre). La frontière que l’on croyait définie entre l’humain et l’animal est donc remise en cause. L’humain souffrant a besoin de l’animal pour se consoler et fait ainsi disparaître la différence entre l’animal domestique (c’est‑à‑dire domestiqué) et l’animal sauvage : tous les animaux sont devenus familiers parce que la place de l’humain s’est décentrée. Le véganisme et l’antispécisme sont passés par là. L’animal se voit reconnu à son tour le statut de « souffrant » ou plus exactement de « sentient ». Les catégories qui permettaient de penser la distinction (machinerie ou instinct propres à l’animal, contre âme, conscience et raison propres à l’humain) laissent la place à un ressenti commun : la sensibilité à la souffrance. La souffrance ouvre l’espace au droit – le droit de ne pas souffrir –, et donc à la norme – empêcher ou réparer la souffrance. Et pour cela il faut changer des pratiques culturellement admises pour repenser le rapport à l’animal : pour se nourrir (véganisme), pour le loisir (proscrire chasse, pêche, tauromachie), pour le droit (qui représente l’animal s’il est sujet de droit mais incapable d’agir en son nom propre ?), et même dans les priorités humanitaires (voir le chenil rapatrié de Kaboul fin août 2021 avec l’autorisation du Premier ministre britannique Boris Johnson, à la place d’hommes, de femmes et d’enfants réfugiés). Si on ne sait plus situer l’humain entre la bête et l’ange, si on perd cet axe vertical pour un axe horizontal, c’est‑à‑dire plat, qui s’étire dans la réduction infinitésimale de petites différences, alors c’est que l’humanisme est en crise. Pourquoi pas ? La « philosophie du soupçon », de Marx à Derrida en passant par Nietzsche et Freud, fut une critique de l’humanisme et il ne faut donc pas s’étonner que l’animal se rappelle au bon souvenir de l’homme décentré. Mais ce livre n’est pas sur l’animal, il est sur la culture. L’animal, c’est seulement l’être qui incarne notre difficulté à penser la nature, et donc la culture.
Pourquoi la nature fait‑elle ainsi retour dans notre imaginaire ? Parce qu’il n’y a plus d’évidence culturelle, parce que les choses ne vont plus de soi. Si la pensée occidentale a toujours conçu la culture contre la nature (et cela est vrai de la philosophie grecque comme du christianisme), alors le débat actuel sur la nature est bien une conséquence de la crise de la culture.
Mais si les choses ne vont plus de soi, que fait‑on du bien et du mal ? Comment penser les valeurs si l’on perd l’évidence culturelle ?
Car il s’est passé quelque chose.
Notre conception du bien et du mal a considérablement changé depuis une trentaine d’années. Ou plutôt (car il y a toujours des progressistes, des conservateurs, des idéalistes, des radicaux de tous bords et des cyniques), c’est l’espace où se configurent le bien et le mal qui a changé. Et cela ne vient pas d’une nouvelle génération (ou pas forcément), encore moins d’une révolution, d’une prise de pouvoir, de l’avènement d’une nouvelle religion (même si le champ de la spiritualité s’est à la fois vidé et considérablement rempli), ni d’une épidémie (le Covid‑19 a bon dos). Comment se fait‑il que les mêmes personnes (et ma génération de baby‑boomers est bien placée non seulement pour le savoir mais pour l’avoir vécu) aient changé, sans contrainte extérieure, de référentiel de valeurs sur une cinquantaine d’années ? Comment se fait‑il que leurs enfants, voire petits‑enfants, soient à ce point détachés des références culturelles de leurs aînés2 ?
Quand nous regardons en arrière, nous voyons que ce qui alors nous semblait évident, et, qui plus est, progressiste donc souhaitable, est aujourd’hui perçu comme inacceptable et surtout impensable, par exemple que la liberté sexuelle ait été le terreau de nouvelles formes de harcèlements sexuels. Pourquoi la grande utopie de la libération des années 1960 a‑t‑elle débouché sur une extension des systèmes de normativité, morale comme juridique, sans même subir la contrainte d’un « rappel à l’ordre3 » ?
Prenons un exemple. Je précise tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une critique de la personne citée, en l’occurrence Maureen Dowd, éditorialiste du New York Times. Nous sommes de la même génération et j’aurais sans doute pu faire l’objet d’une telle critique si j’avais écrit un peu trop. Tout le monde a le droit de changer d’avis, de se convertir, de rejeter son passé. J’ai beaucoup aimé le film Blow Up, d’avant‑garde en son temps, et qui aujourd’hui pourrait être considéré comme faisant l’apologie du viol ; j’ai aimé Coluche et Desproges qui seraient sans doute lourdement censurés aujourd’hui (Coluche : « Dieu a créé l’alcool pour que les femmes moches baisent quand même4 »).
Maureen Dowd, elle, est éditorialiste au New York Times depuis 1983. À vingt ans de distance, elle commente dans le même journal l’affaire Monica Lewinsky, jeune stagiaire à la Maison-Blanche entraînée dans une relation sexuelle avec un homme célèbre et plus âgé, le président Bill Clinton. Voici ce que Dowd écrit en 1999 (en ajoutant au cas de Monica Lewinsky celui de Joyce Maynard, qui fut une amante du romancier J. D. Salinger de trente‑quatre ans son aîné et venait de publier un livre sur cette relation). Le titre de l’article est « Libertés : les femmes sangsues en amour » : « Tout au long des âges sombres du patriarcat triomphant, les femmes ont été complices de l’échange de la beauté et du sexe contre la richesse et le statut. Ces deux prédatrices hautement qualifiées continuent d’essayer d’extraire une célébrité de vieilles histoires d’amour qui étaient non seulement brèves et puériles, mais aussi sexuellement tordues. Elles veulent gagner l’immortalité – et beaucoup de fric – en se nourrissant des détritus de leurs tristes rendez‑vous galants avec des hommes plus âgés et célèbres5 » Dur, dur !
Et voici ce qu’en 2018 la même Maureen Dowd écrit de la même Monica Lewinsky, qui vient d’écrire un livre sur sa relation avec l’homme mûr, comme l’avait fait naguère Joyce Maynard : « La différence de pouvoir entre une stagiaire de 22 ans et un patron de 49 ans rend fautive toute relation sexuelle. Et si vous ajoutez à cela le fait qu’il était président – le père du pays, qui de plus agit in loco parentis pour les plus jeunes employés de la Maison-Blanche – c’est un abus de pouvoir inexcusable… Comme (Monica Lewinsky) l’a écrit dans un article éloquent de Vanity Fair en mars, “Je commence à penser que dans une telle circonstance, l’idée qu’il y ait eu consentement pourrait bien être rendue sans objet”6. » Comment passe‑t‑on de « sangsue » à victime en vingt ans, alors qu’il n’y a aucun élément nouveau ?
Dans les deux articles, l’autrice est évidemment sincère, elle n’a pas été contrainte de changer d’avis, elle a simplement changé de références.
C’est ce changement de paradigme qui m’intéresse ici.
Sommes‑nous dans une nouvelle culture ou, au contraire, cette extension de la normativité est‑elle le signe d’une crise profonde de la notion même de culture ? C’est la question que je me suis posée.
L’aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes
Olivier Roy
À paraître aux éditions du Seuil en octobre 2022
- 1. Daniela Silva, « Emotional support peacock denied flight by United Airlines », nbcnews.com, 31 janvier 2018.
- 2. C’est ce qui ressort d’un sondage Ifop pour la Licra auprès des 15‑17 ans, publié le 3 mars 2021.
- 3. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002. Il y a bien eu un rappel à l’ordre (qui dure toujours), mais ce n’est pas lui qui est à l’origine des nouvelles normativités.
- 4. Sketch « La politesse ». La même chose pour Gainsbourg : voir Fabrice Pliskin et David Caviglioli, « Gainsbourg cumulait tous les vices : peut-on encore l’aimer aujourd’hui ? », L'Obs, 31 janvier 2018.
- 5. Maureen Dowd, « Liberties: Leech Women in Love! », The New York Times, 19 mai 1999. Traduction de l’auteur.
- 6. Maureen Dowd, « Bill’s Belated #MeToo Moment », The New York Times, 9 juin 2018. Traduction de l’auteur.