Le découplage de la religion et de la culture : une exception musulmane ?
La foi se dissocie des cultures d’origine, la pratique religieuse se déterritorialise. Mais ce qui vaut pour l’islam vaut également pour les autres religions.
En proposant de remplacer le clash par le « dialogue » des cultures, on risque d’accorder, de fait, l’essentiel aux défenseurs du clash, à savoir l’idée que le monde est partagé en « cultures » très différentes. Mais par quels traits définir une culture ? Dans l’usage courant qui est fait de ce mot, on inclut en général la présence d’une religion ou d’une imprégnation religieuse (culture occidentale chrétienne, culture musulmane, etc.), d’un territoire (aires culturelles, comme le Moyen-Orient ou « le monde musulman »), et souvent aussi, du moins pour l’origine, une ethnie (culture « arabe »). Les brassages de populations et les migrations font qu’une culture n’est plus forcément le propre d’un territoire ou d’un groupe ethnique, mais il est clair qu’aujourd’hui encore, on considère que toute culture repose sur une religion et que toute religion – toute grande religion du monde en tout cas – est incarnée dans une culture.
Cette idée sous-tend fréquemment le débat sur l’islam en Europe. Cet islam européen, rappelons-le, est issu d’une immigration ouvrière massive qui s’est effectuée dans les années 1960 et 1970. Or, quand cette immigration de travail est devenue une immigration de peuplement, l’Europe a géré le problème à partir de deux paradigmes en apparence contradictoires : par le multiculturalisme en Europe du Nord, mais par l’assimilationnisme en France.
Cependant, on peut dire aujourd’hui que les deux modèles ont échoué, en fait pour des raisons similaires : tous deux postulent, fût-ce de manière inversée, un lien intrinsèque entre religion et culture, autrement dit, garder sa religion, c’est garder sa culture, et réciproquement. Le multiculturalisme pense que la religion, même quand elle s’affaiblit ou s’évapore, reste incarnée dans une culture d’origine qui se maintient, et l’assimilationnisme présuppose que l’intégration entraînera par définition la sécularisation des croyances et des comportements, puisque les cultures d’origine disparaissent. Mais le problème est qu’aujourd’hui le retour du religieux (que ce soit sous des formes fondamentalistes ou spiritualistes) a lieu en grande partie par le découplage entre la foi religieuse et la référence culturelle. Le revivalisme religieux prospère sur la déculturation : les musulmans français veulent être reconnus comme Français et musulmans, et les jeunes born again de Hollande ou de Grande-Bretagne ne veulent pas être identifiés à la culture de leurs parents. Or, on constate que les deux modèles – multiculturaliste et assimilationniste – ont du mal aujourd’hui à gérer cette nouvelle expression d’un « pur » religieux, qui peut d’ailleurs prendre des formes très diverses, allant de la construction de mosquées au port du voile et jusqu’au radicalisme politique. Ce « pur » religieux peut en effet aussi bien s’incarner dans une pratique privée et non ostentatoire du religieux que dans un salafisme rigoriste, puritain et souvent exhibitionniste (on exhibe dans la rue voile pour les femmes et robe blanche pour les hommes).
La question de fond est de savoir si ce phénomène de déculturation est propre à l’islam, parce qu’il serait soit une conséquence des changements dans les deuxième et troisième générations d’immigrés en Europe, soit d’une occidentalisation progressive des sociétés musulmanes ; ou au contraire s’il ne rejoint pas un destin, une dérive communs à toutes les grandes religions contemporaines, à commencer par le christianisme. Dans ce cas (c’est mon analyse), les manifestations de religiosité liées à l’immigration musulmane en Europe ne seraient qu’une dimension des phénomènes de recomposition des identités religieuses dans le cadre de la mondialisation.
L’islam mondialisé
Le phénomène de déculturation est très évident pour l’islam1. Certes, il est masqué dans la première génération des immigrants, pour qui la religion est liée à la culture d’origine. Mais la déculturation des générations suivantes se marque par un certain nombre de phénomènes. Le plus visible est la régression du langage d’origine au profit de la langue du pays d’accueil : le phénomène est déjà maximal en France et en Grande-Bretagne, plus faible actuellement en Italie et en Espagne (car il s’agit de la première génération) et en Allemagne (la langue turque se maintient en effet du fait de l’alphabétisation des Turcs dans leur langue d’origine et aussi parce que la Turquie est perçue par les Turcs comme … un pays européen).
Ensuite, on assiste à une crise de génération. Le modèle familial traditionnel et patriarcal est en crise. L’augmentation des crimes d’honneur est précisément et, avant tout, un indice de l’émancipation féminine dans la deuxième génération (Emel Abidin Algan, la fille du fondateur de l’organisation islamique Melli Görüsh, a publiquement rejeté le voile en novembre 2005). Chez les jeunes, la mode vestimentaire, la musique, les habitudes alimentaires relèvent plus de la street culture occidentale que de la tradition des parents. Parmi les jeunes, ceux qui font retour à l’islam ne suivent pas l’islam de leurs parents, mais se reconstruisent un islam propre. Ils cherchent à établir une « communauté de foi » fondée sur la seule religion, alors que leurs parents (et souvent leurs cousins moins religieux) restent très attachés aux solidarités ethniques, claniques et nationales. Les jeunes born again cherchent des formes de liens sociaux qui ne soient plus inscrits dans les solidarités traditionnelles (par exemple épouser une musulmane voilée, mais n’appartenant pas forcément au même groupe ethnique). Culture ethnique et islam fondamentaliste s’opposent au lieu de se renforcer.
L’islam dont se réclament beaucoup de born again, le salafisme, s’oppose explicitement à toutes les cultures nationales, y compris musulmanes, et défend une religion épurée de toutes les influences culturelles et de tous les particularismes locaux – ce qui explique justement l’attrait que le salafisme peut présenter pour des jeunes déculturés, comme le sont les musulmans européens de deuxième génération. Le salafisme en effet présente cette déculturation non pas comme une perte, mais au contraire comme l’occasion de retrouver « tout » – un islam pur, universel et vraiment internationaliste. A contrario, on notera que la population turque en Europe, qui reste très proche du pays d’origine (à cause de la langue, de la télévision et aussi des associations), n’est pratiquement pas impliquée dans le terrorisme, ce qui montre que plus le lien avec le pays d’origine est fort, moins l’islam pratiqué est radical (le Pakistan est une exception, mais pour des raisons qui vont dans le sens de notre interprétation : c’est un État qui a précisément été fondé sur une religion et non sur une culture).
En fait, c’est la relation « diasporique » qui est en crise. Les associations islamiques, créées par la première génération comme des sortes de succursales des grands mouvements politico-religieux des pays d’origine (Melli Görüsh pour les Turcs, les Frères musulmans pour les Arabes), se sont peu à peu détachées des partis d’origine, qui, eux, sont dans une logique de plus en plus nationaliste : la rupture entre le Refah et le AK en Turquie a eu pour conséquence d’autonomiser le Melli Görüsh en Europe : comme l’Union des organisations islamiques de France (Uoif2) en France (au début quasi-émanation des Frères musulmans), le Melli milite désormais pour un islam européen.
Une autre raison du découplage est que les besoins des musulmans d’Europe divergent de plus en plus d’avec ceux des pays d’origine. En termes de relations avec l’État, avec les acteurs politiques, l’environnement laïc, les autres religions, etc., les musulmans d’Europe cherchent une reconnaissance et une intégration pour ce qu’ils sont, et non comme la cinquième colonne d’un pays étranger. Les questions importantes sont celles de la viande hallal, des cimetières, du voile, des mosquées, du statut juridique, etc. C’est ainsi que les Frères musulmans ont créé un « Conseil européen de la fatwa », basé à Dublin, qui propose de développer un droit islamique (fiqh) pour les musulmans vivant en minorité – ce à quoi s’opposent tant l’université d’Al Azhar au Caire que les cheykhs wahhabis saoudiens. D’ailleurs, l’Uoif en France a elle aussi pris ses distances, mais pour une raison totalement opposée : ses dirigeants considèrent que le Conseil est encore trop « moyen-oriental ». En Hollande, la section locale de Melli Görüsh a mis en place dès 1999 une commission conjointe pour assurer des liens avec les associations gays.
La crise des identités d’origine n’entraîne pas automatiquement une assimilation, mais la reformulation d’une différence, soit raciale (plutôt qu’ethnique, parce qu’on est l’objet d’un certain racisme), soit religieuse : on reformule alors sa religion en dehors d’une culture où l’on ne se reconnaît plus, soit pour l’occidentaliser, soit pour en faire un nouvel autre absolu, au-delà de toutes les identités culturelles, y compris européennes (ce qui peut alors se combiner avec un activisme politique anticolonialiste ou anti-impérialiste, reprenant le discours de rupture d’avec la société dominante qui était celui de l’ultragauche des années 1970). Selon le sondage fait par le Pew Institute en 2006, la première démarche est très majoritaire chez les musulmans de France, alors que la seconde est beaucoup plus forte chez les musulmans britanniques3.
La violence vient également de la rupture des liens avec les pays d’origine. Le radicalisme est une conséquence pathologique (et minoritaire) de l’occidentalisation et non pas l’expression de l’importation des cultures et des conflits du Moyen-Orient en Europe. Ce n’est donc pas par un dialogue avec les autorités des pays d’origine de l’immigration que l’on peut, sauf cas individuels, essayer de trouver des solutions. De même, le concept de « dialogue des civilisations » manque le fait que l’on n’a pas affaire à deux civilisations différentes mais à une crise de la civilisation, à une crise du rapport à la culture. Lorsqu’une religion, quelle qu’elle soit, se reconstruit en dehors de la culture, elle débouche sans doute presque nécessairement sur des formes de radicalisme.
La deuxième conséquence de cette analyse est que la question fondamentale n’est plus celle de l’immigration (qui a eu lieu et a produit la présence définitive d’une population musulmane européenne), mais celle de la reconstruction d’un islam (ou plutôt des islams) dans un contexte d’occidentalisation et de déculturation.
Plus la culture est en crise, plus la religion s’affirme. Il faut sortir du concept huntingtonien du « clash des cultures », car il est fondé justement sur l’adéquation entre religion et culture (civilisation), et c’est bien cela qui ne fonctionne plus. Il faudrait justement accompagner cette dissociation de la culture et du religieux en favorisant l’émergence d’un islam européen.
Mais on touche ici au grand malentendu : pour l’opinion publique européenne, un islam européen voudrait dire un islam libéral, féministe et ouvert. Bien sûr, un tel islam existe chez des penseurs réformistes, mais ce n’est pas vraiment ce qui se déploie chez les born again et les convertis. En fait, l’islam européen se déploie selon les mêmes logiques que le christianisme : l’heure n’est pas à l’aggiornamento théologique libéral (dans le style du concile Vatican II), mais plutôt au repli sur la « communauté de foi » et à la reformulation des préceptes religieux en termes de valeurs conservatrices (« la vie », la famille, la morale, etc.). Et sur ce point les musulmans se retrouvent souvent plus proches de cette partie de l’Église catholique qui rejette pourtant l’islam au nom de l’identité chrétienne de l’Europe. Contrairement à une vision globalisante et indifférenciée, on trouve chez les musulmans d’Europe toutes les formes possibles d’islam : libéral, conservateur, réformé, mais la tendance dominante a certainement plutôt une orientation vers un conservatisme modéré. L’idée qu’un islam européen devrait justement et nécessairement être un islam « libéral » n’a guère plus de sens que de dire que le christianisme européen est par définition libéral. Le raidissement de l’Église catholique4 sur des questions de dogme et sur les valeurs morales, de même que la dimension en général socialement et politiquement « réactionnaire » des mouvements évangéliques, fondamentalistes, pentecôtistes protestants5, montrent bien que le « libéralisme » n’est pas en soi la marque de l’européanisation.
La déculturation du religieux touche aussi le christianisme
En effet, aujourd’hui le phénomène que nous décrivons à propos de l’islam touche aussi le christianisme. Pour le protestantisme, il s’inscrit dans la dichotomie croissante entre protestantisme « national » et traditionnel, et évangélisme sous influence américaine. Les églises protestantes traditionnelles (denominations), plus libérales que les évangéliques sur les questions de théologie et d’interprétation de la Bible ainsi que sur les problèmes éthiques (questions de l’avortement, de l’homosexualité, du divorce, etc.), sont en perte de vitesse. Le paradoxe le plus complet se voit sans doute au Danemark. Dans ce pays, il n’y a pas de séparation officielle entre Église et État : le luthéranisme est la religion de l’État et les pasteurs tiennent l’état civil (c’est le seul pays européen où, du fait qu’il n’y a pas la séparation juridique entre l’Église établie et l’État, il n’y a pas non plus d’espace laïc). Catholiques, juifs et musulmans doivent enregistrer naissances et mariages auprès du pasteur. Et pourtant le Danemark est peut-être le pays le plus déchristianisé d’Europe (c’est d’ailleurs pourquoi cette absence de séparation entre Église et État n’entraîne pas les tensions entre laïques et chrétiens pratiquants qui existent en Grèce ou même en Espagne).
Le retour du religieux, chez les protestants, ne se fait pas dans le cadre des églises traditionnelles. Les born again et les convertis se retrouvent dans des communautés évangéliques et pentecôtistes. Or celles-ci offrent un produit parfaitement standardisé : il suffit de regarder les canaux télévisés religieux des différentes langues, seule la langue fait la différence. Le contenu des prêches, la gestuelle, et même souvent l’arrière-plan, sont identiques. Il n’y a de référence qu’à la Bible comprise littéralement. Ici, dans la grande tradition pentecôtiste, la langue n’est justement pas le vecteur d’une culture mais un pur instrument technique de communication : le message est immuable et est supposé se transmettre, quel que soit le contexte culturel, ignoré plus que combattu. Il faut qu’il soit dit, mais non qu’il soit culturellement interprété. Il est intéressant de remarquer que, dans la « glossolalie » des pentecôtistes, c’est-à-dire le « parler en langues », celui qui est inspiré ne parle aucune langue réelle, mais il est censé être compris dans toutes les langues : la diversité linguistique a disparu dans l’énonciation mais demeure dans la réception. C’est-à-dire qu’ici le message passe sans le médium de la langue, sinon par un ensemble de sons purement matériels. Il n’y a entre la parole de Dieu et le croyant aucun intermédiaire, aucune médiation qui puisse relever de l’ordre de la culture. Cet exemple extrême montre pour moi à quoi tendent les fondamentalismes contemporains.
L’évangélisme (comme les sectes) est particulièrement prosélyte dans les contextes de déculturation que représentent l’immigration (latinos aux États-Unis, mais aussi … en Espagne), les crises sociales dans les villes et les banlieues, les crises de société (Afrique de l’Ouest, Asie centrale, Albanie …). Le pentecôtisme a fait une percée considérable en France chez les « gens du voyage » (Tziganes). Paradoxalement, alors qu’il recrutait d’abord parmi les protestants traditionnels, puis parmi les catholiques (en particulier les chrétiens d’Orient), l’évangélisme sous toutes ses formes s’étend aujourd’hui aux musulmans (en Asie centrale, mais aussi au Maghreb et … en Europe), voire aux juifs (comme dans le cas du mouvement « Juifs pour Jésus » qui s’efforce d’amener les juifs à un christianisme judaïsé en se réclamant d’ailleurs du modèle des premiers chrétiens vivant en Terre sainte).
Or, pour d’autres courants du christianisme, la religion est au contraire profondément liée à une identité culturelle, voire nationale, au point que l’on peut se dire chrétien et agnostique (ce qui pour un évangéliste est absurde, de même que pour un salafiste est absurde le concept de « musulman athée », dont se réclament certains intellectuels aujourd’hui, comme Abdelwahab Meddeb).
Les tensions sont donc vives avec les églises « nationales », en particulier les Slaves orthodoxes, qui font interdire sectes et protestants. Les Églises chrétiennes orthodoxes, à l’inverse des protestantes, sont de plus en plus identifiées à des États nationaux (chaque pays indépendant – Ukraine, Macédoine … – veut avoir son propre patriarche) et elles perdent donc leur capacité de conversion, excepté pour les quelques Églises qui tentent de se définir en dehors d’un modèle national.
Quant à l’Église catholique, elle a beaucoup de mal à gérer sa relation à la culture, prise qu’elle est dans une identité européenne mise à mal à la fois par la déchristianisation de l’Europe, l’arrivée de prêtres et de mouvements religieux issus du tiers-monde et surtout sa fascination pour le charismatisme. D’un côté, elle se veut l’expression d’une culture, ou plutôt ne voit pas de contradiction entre foi et culture (de même que l’antinomie entre foi et philosophie a reçu une solution – ou plutôt plusieurs, dont le thomisme) ; d’un autre côté elle fait tout pour dissocier le message religieux d’un environnement culturel perçu comme athée et niant le message religieux, comme le montre son désarroi devant le succès du Da Vinci Code ou bien l’incident de la publicité représentant la Cène.
En avril 2005, l’Église catholique de France a en effet obtenu de la cour d’appel l’interdiction d’une campagne publicitaire qui mettait en scène la Cène, un tableau de Léonard de Vinci, en remplaçant les apôtres par des jeunes femmes peu vêtues (idée de l’apôtre femme que l’on retrouve dans le Da Vinci Code). Ce jugement sera ensuite annulé en cassation. Cette demande d’interdiction de la représentation de la Cène par la publicité pose le problème de la conception que l’Église catholique se fait des symboles chrétiens. Ou bien ces symboles sont universels et appartiennent à notre culture occidentale, ou ils sont le propre de la communauté des croyants, représentée en l’occurrence par une institution, l’Église catholique. On ne peut militer à la fois pour que le christianisme soit considéré comme le fondement culturel d’une Europe désormais sécularisée et pour qu’une institution ait le monopole de la gestion des symboles religieux. Le Vatican avait mené campagne pour que la référence aux origines chrétiennes de l’Europe soit inscrite dans le préambule de la Constitution européenne. Devant le refus, le Vatican a déclaré : « Il s’agit d’un rejet de l’évidence historique et de l’identité chrétienne des populations européennes. » Or, la pratique religieuse est minoritaire en Europe. L’identité chrétienne mentionnée par l’Église dans l’affaire de la Constitution européenne n’était pas celle d’une communauté des croyants, mais celle d’une communauté culturelle, où la foi n’est pas l’élément central. Les symboles religieux appartiennent aux croyants comme aux non-croyants. Une culture vivante fait sans cesse l’objet de détournements, retournements et relectures, même dans ses aspects fort triviaux. Dire qu’il y a un héritage commun, c’est autoriser tout un chacun à se l’approprier, y compris dans la dérision. Si la publicité s’est emparée de la Cène, c’est que la Cène nous parle. Ce détournement n’est qu’un hommage à la familiarité des références religieuses (une telle pub ne ferait guère de sens, par exemple, au Yémen).
La question que nous posons ici n’est pas celle de la limite de la liberté d’expression, ni même celle de la définition d’un sacré, mais celle du rapport entre marqueur religieux et objet culturel. Toute religion révélée se trouve confrontée à un environnement culturel donné. On peut le traiter soit en le récupérant, soit le niant : c’est ce que font les courants dominants de l’islam en parlant de jahiliyya pour la période précédant la révélation, c’est-à-dire d’« ignorance », et non pas de paganisme. L’islam s’est déployé dans le monde arabe sur le mythe qu’il n’y avait ni langue ni culture antérieures, ce qui a donné sa crédibilité à la théorie du « Coran incréé ». En revanche, toujours pour l’islam, une telle position n’était plus tenable lors de la rencontre avec la pensée grecque et la culture iranienne. Mais l’autonomie culturelle du message initial peut néanmoins continuer à être affirmé par les scripturalistes. Pour le christianisme, c’est plus difficile : le message évangélique fut délivré dans un monde où il y avait explicitement deux cultures – hébraïque et grecque. L’autre n’est pas un « ignorant », c’est un juif ou un païen. Toute l’histoire du christianisme sera celle d’un rapport complexe entre acculturation (adapter le message à la culture) et « inculturation » (transformer une culture de l’intérieur en y installant le message), mais aussi entre identité européenne et universalisme. Les débats christologiques des premiers siècles, dont l’enjeu paraît souvent dérisoire aujourd’hui, sont en fait le résultat des tentatives de traduction du message évangélique dans le logos grec.
La synthèse s’est faite, et la culture qui en a résulté s’est petit à petit sécularisée. Cette sécularisation n’est pas nouvelle. Elle a été repérée et étudiée. Mais les « sécularisés » avaient une connaissance culturelle du religieux. Or c’est ce lien entre christianisme et culture qui est en crise dans les deux sens : les non-croyants n’ont plus de savoir, même laïque, de la religion, et surtout les « religieux » veulent autonomiser et récupérer les marqueurs religieux à la dérive dans une culture désormais païenne. D’où l’impossible tâche que s’est assignée l’Église catholique sous le pape Benoît XVI : rappeler à la fois le sens religieux de la culture (Noël n’est pas seulement une fête païenne, le mariage n’est pas, pour un couple qui cohabite et qui a des enfants, juste une occasion de faire la fête avec sa famille et ses amis, etc.) et redonner un sens sacré aux marqueurs religieux en les isolant de leur consommation païenne.
Interdire l’usage ironique, voire blasphématoire, d’un paradigme religieux revient à l’exclure du champ de la culture pour le situer dans le seul champ du sacré. Il est alors le bien de la seule communauté des croyants, qui demande à être reconnue comme telle. Ce n’est plus la culture qui fonde l’identité, c’est la seule foi. La « pure » religion est celle qui se détache de toute référence culturelle. En se réservant le contrôle de la gestion des symboles religieux, l’Église affirme le contraire de ce qu’elle a voulu dire en insistant sur l’importance de la culture chrétienne en Europe : elle défend non plus une universalité mais une communauté qui se replie de plus en plus sur elle-même, qui se vit comme minoritaire et demande à la loi de protéger la sensibilité de ses membres. Elle est, sans le vouloir certes, dans une logique communautariste, la même que celle qui veut défendre les droits des homosexuels ou interdire les plaisanteries sexistes. Car elle ne sait plus ce qu’elle partage avec les autres, si ceux-ci refusent ou tout simplement ne lisent plus le même sens qu’elle dans la culture.
Un exemple de ce décalage vient de l’Église catholique du Québec qui, en décembre 2006, a lancé une campagne d’affiches pour rappeler la signification religieuse, et parfois la signification tout court, de jurons typiquement québécois (« tabernacle ! ») (un Français jure par le sexe ou le scatologique, un Québécois par la religion). Le motif en est qu’un jeune Québécois d’aujourd’hui n’a aucune raison de savoir ce qu’est un tabernacle. C’est, dans le registre tolérant et humoristique, la même démarche que celle qui demande l’interdiction de l’usage profane de la Cène : il n’y a de blasphème que s’il y a du religieux ; si le sens religieux se perd, alors il n’y a pas de blasphème, mais ce que l’on gagne (ne pas profaner le nom de Dieu) est pire que ce que l’on perd (le nom de Dieu).
Si l’Église catholique ne peut entériner la déculturation du religieux, elle est néanmoins fascinée par les charismatismes qui prospèrent et convertissent en découplant la religion de la culture, en isolant les marqueurs religieux de tout contexte social et en établissant une coupure définitive entre croyants d’une part et incroyants, apostats ou sceptiques d’autre part. Ce processus était à l’œuvre dans la demande d’interdiction par des musulmans du livre de Salman Rushdie, les Versets sataniques : en un sens c’est bien le roman comme genre (et donc la littérature), qui dérange les néofondamentalistes car le marqueur religieux ne doit en aucun cas se trouver incorporé et détourné dans la culture. Cette réaction se comprend bien dans un contexte de déracinement et de déculturation, comme celui de l’immigration. Lorsque l’évidence sociale n’est plus là pour conforter la croyance, il faut alors faire appel à des normes explicites, voire à des sanctions. Les fondamentalistes, chrétiens évangéliques comme salafistes musulmans, l’ont compris depuis longtemps et recrutent sur ce terreau de la déculturation et du déracinement, en offrant comme alternative la pure et virtuelle communauté des vrais croyants. Il y a donc une dimension de violence qui peut sortir du symbolique, car il n’y a pas de bras séculier. Comment gérer la transgression et le blasphème ? Attendre que Dieu se manifeste, comme dans les Actes des Apôtres (5, 1-11) où celui qui a triché meurt foudroyé, se prendre pour Dieu et fatwiser à vue, ou bien s’adresser au bras séculier, c’est-à-dire au législateur ou aux tribunaux, celui des non-croyants, des incroyants, et donc entériner la sécularisation (alors que la demande introduite devant un tribunal par des religieux est perçue comme violence par les autres) ?
Mais la réaction de l’Église catholique face à cette désacralisation des symboles religieux montre que la déculturation est aussi à l’œuvre in situ dans l’Occident chrétien. En entrant dans ce jeu qui sépare le religieux du culturel, l’Église catholique s’affirme comme une communauté virtuelle parmi d’autres. Mais la culture plus ou moins chrétienne dont l’Europe peut légitimement se réclamer n’a plus grand-chose à voir avec une foi, pure et donc ô combien fragile, qui vient quémander la protection des tribunaux. La religion vient de quitter la culture : l’Église est bien devenue, à son insu, un agent de la sécularisation.
Mais du coup, cette déculturation des religions les fragilise, car tout repose sur la « communauté des croyants » et sur la foi. Par conséquence, la conjonction des formes contemporaines de religiosité aboutit à deux résultats contradictoires : une convergence sur les valeurs et une divergence bien plus accentuée sur le dogme et les frontières de la communauté. On voit donc les évangélistes, les catholiques conservateurs et les musulmans rigoristes partir en guerre contre le mariage gay, la pornographie et le blasphème (le Vatican a condamné les caricatures danoises et beaucoup d’institutions musulmanes ont demandé l’interdiction du Da Vinci Code), voire la théorie de l’évolution. Mais cette convergence sur les valeurs va de pair avec une crise de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux. Le pape Benoit XVI a mis fin aux rencontres d’Assise et réaffirmé, comme le font les salafistes et les wahhabis, qu’il n’y a qu’une seule vérité. Les religions retracent et durcissent leurs frontières : la question des conversions et de l’apostasie devient de plus en plus centrale. Mais l’Église catholique, qui se veut enracinée dans la culture, qui ne nie pas une certaine autonomie de la culture et qui admet que les voies du salut peuvent être multiples, ne peut aller au bout de cette tendance. D’où sa fascination répulsion envers les mouvements charismatiques, attribués selon le contexte à une soif de spiritualité ou bien à une action missionnaire déloyale appuyée sur les dollars américains.
Mais en même temps cela montre qu’il y a une interaction entre les croyants des différentes religions. Alors que la coexistence pacifique millénaire entre chrétiens et musulmans au Moyen-Orient allait de pair avec une absence de dialogue théologique et une profonde indifférence aux croyances de l’autre, aujourd’hui en Occident, les croyants sont de plus en plus amenés à se penser d’abord comme croyants, non face aux autres religions, mais face au sécularisme. Le fait pour tous d’admettre que la « communauté de foi » est minoritaire dans un environnement sécularisé a pour effet de les amener à privilégier leur foi et non la réforme d’une société sur laquelle ils ont de moins en moins de prise. L’exigence de respect et de reconnaissance va de pair avec l’intériorisation du fait minoritaire. En ce sens, l’islam en Europe est une opportunité de réforme pour les musulmans du monde entier, non dans le dogme, mais dans le rapport au monde.
- *.
Auteur, entre autres, de l’Islam globalisé, Paris, Le Seuil, 2004 et de la Laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005 (rééd. Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2006).
- 1.
J’en avais fait état dès l’Islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002.
- 2.
Considérée en général comme fondamentaliste, l’Uoif est certes majoritaire au Cfcm (Conseil français du culte musulman), mais ses détracteurs omettent généralement de dire qu’elle est très divisée.
- 3.
Pew Institute.
- 4.
En tenant cependant compte du fait qu’en catholicisme, le pape, le magistère, la hiérarchie ne sont pas nécessairement, loin de là, obéis par le catholique « de base », même pratiquant.
- 5.
Ces attributs peuvent être présents tous les trois, mais ils peuvent aussi être disjoints : tous les évangéliques ne sont pas pentecôtistes, et réciproquement, et le fondamentalisme des uns et des autres est inégalement radical.