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Soigner les personnes à la rue

Que penser de la polémique de février à propos du nombre de personnes qui vivent dans la rue à Paris, après des déclarations de responsables politiques de la majorité La République en marche ! (Lrm) qui le minimisaient ?

Il faudrait se dire d’abord qu’elle est salutaire. Mais la crispation autour de données chiffrées, qui feraient « masse » et seraient à réviser, nous oblige collectivement dans le sens d’une réelle volonté de dépasser le constat quantitatif, même très précis. Sinon, l’indignation citoyenne contre une sous-estimation risque de nous plonger, au mieux, dans la considération et l’empathie, au pire, dans la sidération, l’ambivalence voire le cynisme, qui peuvent se révéler de dangereux poisons démocratiques et contribuer au délitement du principe de solidarité. Toutes ces réactions fragilisent l’institution politique et administrative et la confinent dans l’impuissance à dégager une politique publique crédible, avec une vision durable et garante de la cohésion sociale.

Du point de vue quantitatif, le chiffre de 143 000 personnes sans domicile fixe en France[1] reste de prime abord symboliquement fort et politiquement signifiant, même s’il convient de le relativiser du fait du caractère « liquide » inhérent à la situation des sans-abri, marquée par l’invisibilité, la disparition et des aller-retour permanents. En effet, un mort de la rue, dans une République mûre, n’est-ce pas déjà un mort de trop ? N’est-ce pas la preuve que la digue des mécanismes d’aide aux plus exclus aurait déjà cédé ? Par ailleurs, pour s’inscrire dans une contextualisation et un plan d’intervention plus pragmatiques, il est sans doute nécessaire d’élargir la focale sur des chiffres plus consensuels et scientifiquement plus fondés : par exemple, garder à l’esprit le fait que 9 millions de personnes vivent en France sous le seuil de pauvreté[2] et que 4 millions de personnes sont en situations de mal-logement, dont 896 000 personnes qui s’inscrivent comme privées de logement personnel[3]. Quelle que soit l’importance des chiffres et des polémiques qui les entourent, le défi collectif, à la fois politique, social et tout simplement humain, reste redoutablement posé.

Pour ce qui est des déclarations du responsable Lrm à propos des personnes à la rue dans Paris, le décompte anonyme effectué durant la nuit du 15 au 16 février, lors de la « Nuit de la solidarité », est arrivé au chiffre de 2 952 sans-abri (3 624 si on ajoute les hébergés provisoires). Ils sont largement de sexe masculin et à 85-90 % d’origine étrangère.

Qui sont au juste les personnes « dans la rue » ? Il faut avant tout admettre que les personnes précarisées qui sont à la rue ont un visage, une histoire. Si les causes et les raisons de l’exclusion sont multiples et incertaines, un point commun réunit toutes ces personnes : la violence sociale subie. Dénombrer et classer sont nécessaires aux pouvoirs publics, mais est-ce si fondamental dans la prise en charge initiale, qui relève presque toujours de l’urgence du sauvetage, au risque de voir les personnes faire définitivement naufrage et disparaître des radars du droit commun et de l’espace-temps de nos sociétés… humaines ?

De plus, une analyse quantitative-qualitative du phénomène se fera toujours sous les meilleurs auspices et avec une entière vertu scientifique, mais au risque d’une instrumentalisation très politique et d’une opposition, par le tri, des publics précaires et, indirectement, de ces derniers et des citoyens « en sécurité » ? Ainsi, sur fond de pensée sécuritaire et hygiéniste, qui se défend de toute xénophobie, un débat stérilisant oppose « nos Sdf français spoliés » aux « mauvais demandeurs d’asile migrants ». Au-delà de l’inquiétude éthique et dans un contexte de mondialisation pas forcément heureuse, quelle politique voulons-nous ?

Emmanuel Macron semble avoir choisi, comme en d’autres domaines, un traitement « dirigiste », pour ne pas dire policier ou autoritaire, de la question. Cette politique n’est pas claire parce qu’on y affirme tout et son contraire. Le gouvernement ne semble pas unanime sur le sujet, bien qu’il prétende le contraire. Dans la tension entre humanisme et pragmatisme, Emmanuel Macron doit rendre un arbitrage politique. Le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, semble dans l’obsession sécuritaire. À Calais, il a invité les organisations humanitaires à « aller exercer leurs talents ailleurs ». Le Premier ministre les a qualifiées de « belles âmes ». Après de tels propos, qui les piègent dans un « syndrome de ringardisation » pour les décrédibiliser dans l’opinion publique, comment rester dans la proposition ? Comme le demande Didier Fassin dans son dernier livre : une gouvernance humanitaire et une gouvernance sécuritaire sont-elles compatibles[4] ?

Avec les mesures d’éloignement non consenties (la loi voté le 15 février 2018 autorise le renvoi systématique des « dublinés »), la non-reconnaissance de la situation de détresse économique, la stigmatisation, la pénalisation, voire la criminalisation de la figure du migrant, la loi en projet va rendre des milliers de personnes plus invisibles encore. Comment l’administration pourra-t-elle financer son volant sécuritaire (avec l’intensification de la rétention administrative) ? En a-t-elle les moyens humains[5] ? Quel courage politique est-il possible ? Mme Merkel, restée cohérente au plus fort de la crise de l’accueil en Allemagne en 2015, a dit : « Nous allons y arriver ! ».

La précarité qui conduit à la rue a des conséquences sur les personnes[6]. En particulier, celles sur la santé, prise dans sa dimension globale, à la fois physique, psychologique et sociale, sont importantes. Une association comme Médecins du monde est là pour soigner, mais aussi et surtout pour témoigner de ces conséquences – et des exigences qu’elles créent, notamment celle de rétablir les personnes vulnérabilisées dans un accès universel et inconditionnel à la santé et à la dignité, dans le droit commun. Le soin médical dispensé se trouve ainsi intimement lié à un soin social. Les agressions suscitées par la vie à la rue peuvent déboucher sur un syndrome d’auto-exclusion, caractérisé par des signes directs de dé-subjectivation, de « dés-habitation » de soi.

Il s’agit de mettre en œuvre les outils d’une clinique bio-psycho-sociale qui maintienne du lien et du rétablissement, afin de faire ré-émerger le sujet à lui-même et à son environnement. C’est donc une médecine du temps long, hors les murs et hors de toute temporalité normée. Elle fonctionne par aller-retour : précaire devant la précarité, elle reste toujours une construction fragile portée sur la personne, dans une relation de confiance à partir d’elle et avec elle. Les thérapies qui peuvent être déployées oscillent entre le geste d’urgence salvateur (accompagner une personne diagnostiquée malade et en détresse aux urgences, pour le mettre à l’abri, voire pour lui permettre de décéder dans des conditions dignes) et une démarche d’accompagnement (entre cure et care) de la personne pour le maintien et le rétablissement de sa santé. L’action de soin s’inscrit dans le maillage des actions de médiation sociale proposées par les différents intervenants – citoyens, associations, institutions – qui se côtoient dans la rue sans se mélanger, voire se connaître, mais dont la complémentarité peut assurer une survie possible à la rue.

Les premiers gestes de soin seraient des gestes de reconnaissance qui redonnent un visage et une identité sociale à la personne. Pourquoi ne pas mettre en avant les objectifs d’une vie familiale, d’une sécurité personnelle, d’une reconstruction subjective avec des proches qu’on reconnaît et qui nous reconnaissent ?

 

[1] Voir Françoise Yaouancq et alii, « L’hébergement des sans-domicile en 2012 », Insee première, n°1455, le 2 août 2013, repris dans Fondation Abbé-Pierre, « L’état du mal-logement en France », Rapport annuel, n° 23, 2018.

[2] Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, « Les chiffres clés de la pauvreté et de l’exclusion sociale », Les cahiers du Cnle, 2016.

[3] Fondation Abbé-Pierre, « L’état du mal-logement en France  », rapport cité.

[4] Didier, Fassin, La Vie. Mode d’emploi critique, Paris, Seuil, 2018.

[5] Voir le burn-out des services publics : Ofpra, Cnda en grève actuellement, police en sur-régime, tensions et crise à l’hôpital public, dans un contexte de montée des replis communautaires et identitaires de toutes sortes.

[6] Selon le récent rapport parlementaire du 15 février 2018 sur « Le droit des étrangers en France », l’Aide médicale d’État (Ame) permettrait d’évaluer à 300 ou 400 000 le nombre d’étrangers en situation irrégulière, donc très souvent précaire, en France.

Pascal Bouffard

Membre de Médecins du monde (à Paris).

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Comment se fait aujourd’hui le lien entre différentes classes d’âge ? Ce dossier coordonné par Marcel Hénaff montre que si, dans les sociétés traditionnelles, celles-ci se constituent dans une reconnaissance réciproque, dans les sociétés modernes, elles sont principalement marquées par le marché, qui engage une dette sans fin. Pourtant, la solidarité sociale entre générations reste possible au plan de la justice, à condition d’assumer la responsabilité d’une politique du futur. À lire aussi dans ce numéro : le conflit syrien vu du Liban, la rencontre entre Camus et Malraux et les sports du néolibéralisme.