
Une école en péril de sens
C’est bien l’aventure du sens qui convainc les élèves : celle d’un savoir unifié, clarifié et réflexif, épousé par eux au terme de la vraie méthode, le chemin après qu’on l’a parcouru. L’universel du sens permet en effet le partage du commun contre la guerre des mémoires et l’atrophie moderne de l’intelligence.
« Qu’il sache qu’il sait, au moins[1] »
Je ne souhaite évidemment pas aborder le sujet de l’école en revenant à une mentalité archaïque pré-sociologique, ou en faisant fi des bilans nombreux qui, d’hier à aujourd’hui, auscultent les maux de cette institution. J’ai souligné, chaque fois qu’il m’en a été donné l’occasion, l’importance d’un dialogue fécond, devenu incontournable, avec les sciences humaines pour conjurer dans ce domaine toute approche essentialisée, ritualisée par une tradition devenue le bras mort du temps. Ma lassitude, mais aussi, heureusement car elle est inspirante, mon indignation devant l’interprétation d’un certain nombre de dysfonctionnements et leur gestion étourdie par les experts et les autorités politiques de l’Éducation nationale, sont ceux d’un professeur généraliste, que son parcours a mis en contact avec les réalités pédagogiques du terrain – collège, lycée, université, classes préparatoires –, une carrière où militantisme politique et souci épistémologique sont toujours allés de pair. Or la leçon la plus précieuse que je tire de mon expérience d’enseignante, au plus vif de son inquiétude, est que c’est l’aventure du sens, sa contextualisation ambitieuse et constante, portée par l’autorité de la forme-sens, celle des textes, celle de l’image, celle de la parole du professeur, qui convainc et, dans le meilleur des cas, enthousiasme les élèves.
Contre la lassitude, « l’héroïsme de la raison[2] »
Un certain nombre de paralogismes et de mystifications sont entretenus au plus haut niveau par un air du temps, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas favorable à un universel de la raison. Il s’accommode non seulement de l’esprit de marchandisation, qui a naturellement gangrené les structures de l’école, mais aussi de diagnostics qui, sous couvert de pointer révolutions et mutations en tout genre, obligeraient l’école à changer de visage. Mais un silence frileux entoure cet étonnant paradoxe : de toutes les réformes qui se sont succédé ces dernières décennies, enchaînant ad nauseam discours officiels, paroles d’experts, commentaires, débats médiatiques, le tout se perdant souvent dans un « fracas de paroles inanes », aucune n’a eu à cœur, portée par une parole forte, de redonner son plein de sens à l’école, en rappelant que sa première justification est qu’il y a du savoir, et « le savoir crée l’obligation d’enseigner[3] ».
J’emploie à dessein le mot « savoir » au singulier, car le pluriel fait signe immédiatement vers l’effacement d’une doctrine globale, au profit d’un émiettement, dont s’emparent avec gourmandise chaque compartiment des sciences sociales et un patriotisme disciplinaire que le système optionnel et l’actuelle réforme des « spécialités » ne peuvent qu’aggraver. Ce savoir s’éprouve, se vérifie, mobilise certes des stratégies cognitives plurielles, remises à jour en fonction des évolutions et des découvertes ; mais il résiste à toutes les déconstructions, continue de reposer sur ce que Claude Lévi-Strauss désignait comme « un capital commun de structures mentales ».
En somme, depuis les Grecs, le dieu logos nous tient dans le « long vieillissement » de sa tenue de sens. Car enfin, quand Marcel Gauchet croit pouvoir parler d’un effondrement, d’une dislocation du cadre de penser, d’où seraient sorties les nouvelles pédagogies, à quoi, de fait, fait-il allusion ? Où serait le séisme épistémologique qui, sur ce plan, nous aurait fait passer d’une société de tradition à une société de connaissance ? Comme si la délicate question de l’incorporation libre et maîtrisée du savoir n’était pas déjà au cœur de la bonne pédagogie, de Platon à Montaigne, et comme s’il avait fallu attendre les sciences de l’éducation pour poser la question de la transmission réflexive et de la nécessité du tiers dans le processus de cette transmission. Relevons d’ailleurs que le même Marcel Gauchet, après avoir longuement épilogué sur cette mutation, est bien obligé de reconnaître, dans un retournement un peu facile de l’argumentation, qu’il « n’est pas impensable que la réflexion nous conduise à vouloir reprendre quelque chose de la tradition[4] ». Remarques de « bon sens » que le sévère essai, magistralement doctrinal, de Jean-Claude Milner avait déjà développées en son temps : entre autres, sur l’irréductible asymétrie entre le maître et les élèves, et la persistance, voire le triomphe de la raison graphique au cœur même du numérique[5].
« L’ignorance est un état paisible, et qui ne coûte rien… »
Il faut donc insister sur le déficit grandissant que revêt l’habit conceptuel [6] des discours tenus sur l’école, et dans l’école. Or cette instance républicaine, régulatrice de formation et non d’information, se doit d’abord d’assurer le plus tôt possible – et, là-dessus, d’Érasme à Stanislas Dehaene, c’est le même combat – la transmission des outils de la chaîne des opérations cognitives : une axiomatique d’inspiration aristotélicienne, voie d’accès à la maîtrise d’un sens universalisable. Dans ce voyage pédagogique du sens, le concept abstrait, qui permet la soumission de la connaissance du particulier à celle du général, reste l’outil le plus précieux, infiniment extensible et communicable[7]. Les médias alimentent volontiers les débats sur la post-vérité et la faiblesse du vrai [8]. Ce serait justement l’occasion de rappeler le devoir de l’école de relier le savoir et le vrai, une alliance rendant improbable le « À chacun sa vérité ». Plus que jamais, la formation scientifique, disciplinaire, des professeurs, dont on parle peu, doit être à la hauteur de cette exigence de sens, que nous devons au harcèlement socratique qui invite au « ralenti de la pensée », voire à penser contre soi. L’ironie de La Bruyère, héritière de la sagesse cinglante d’Héraclite, a toujours son effet provocateur et donc fécond sur des élèves paresseux : « L’ignorance est un état paisible, et qui ne coûte rien… »
Ce n’est pas là restaurer les vestiges d’une culture scolaire désuète ou s’acharner à penser l’avenir avec les catégories du passé. On reste étonné, dans notre régime de postmodernité où la flèche du temps a fait long feu, de devoir défendre le savoir et la culture contre un nouvel académisme, non moins dogmatique, souvent, hélas, moins savant, dont l’obstinée fadeur fait les délices des médias. Barthes s’agaçait déjà de cette méfiance devant la « culture bourgeoise… ce truisme qui traîne dans toutes les universités ». Faut-il, alors qu’il y a péril dans la demeure du sens, passer du temps à se démarquer de ce piège dans lequel voudraient encore nous enfermer les chevau-légers de la modernité ? Le fait est que nous pensons et continuons de penser dans des formes intelligibles héritées du passé. L’école de demain, comme celle dont rêvait Émile Durkheim, beaucoup moins étourdi que bien de nos experts, devra toujours offrir les outils pour briser « le bloc massif d’idées indistinctes[9] ». Contentons-nous d’ailleurs de remarquer, sans charité, que les quelques grands ouvrages qui comptent dans le champ culturel de la modernité, y compris et surtout dans celui de la déconstruction, restent la production d’esprits nourris de cette intelligibilité.
Si, comme nous le pensons, le rôle de l’école, loin d’entériner la calamiteuse division entre forts en maths incultes et « lettreux » allergiques aux chiffres, est d’offrir un horizon de sens encyclopédique, il serait en revanche urgent de réfléchir aux moyens d’abréger[10] le savoir au fur et à mesure qu’il augmente, d’exploiter aux mieux les connexions intelligentes qui facilitent les voies de passage d’une discipline à l’autre[11], de mieux totaliser et capitaliser le savoir délivré dans le primaire au profit du collège, et ainsi de suite ; alors que la progression d’un cycle à l’autre est souvent vécue par les élèves et les maîtres comme un insupportable ressassement.
La question des options doit également être posée sans se laisser prendre en otage par le chantage de telle ou telle corporation, car sa logique inconséquente brouille gravement les enjeux. Car enfin, quels critères décident de « l’optionnalisation » d’une branche du savoir ? Soit l’équivalence dans un paradigme déterminé de disciplines, c’est-à-dire le choix de telle langue vivante plutôt que telle autre, ou de tel art plastique, par exemple. Soit la nouveauté : sera proposé en option un enseignement qui introduit un savoir nouveau dans l’ensemble des disciplines existantes ; ou encore une spécialisation nécessaire d’une branche d’un savoir ancien. Mais une telle pratique indique elle-même ses limites : on ne pourra indéfiniment offrir une ou deux heures d’options à chaque savoir nouveau qui se présentera. Il faudra bien intégrer et fondre les disciplines, dans le cadre d’un savoir unifié autour de son « point », car c’est la solidité organique de ce point qui donne la clef d’autres savoirs ou de nouveaux savoirs. Il est plus que jamais urgent de faire la différence entre la situation et le contenu des disciplines et ce que Sénèque appelait déjà inane studium supervacua discendi, « la vaine passion des choses superflues ». Nous avons, pour notre part, proposé la création d’une nouvelle discipline, intégrant le latin, langue ancienne du français, baptisée « le français raisonné », pour refonder l’enseignement du français sur des bases scientifiques, historiques et littéraires[12]. Il est consternant d’entendre des enseignants se plaindre que l’Éducation nationale ne « dise pas un mot » sur le réchauffement climatique[13]. Il existe bien des professeurs de sciences de la vie et de la Terre ? Faudrait-il créer une nouvelle spécialité, une nouvelle option pour que la question du climat soit abordée dans les classes ?
Faire le pari de la raison, c’est ne pas se laisser intimider par l’inflation d’une langue de bois qui multiplie les syntagmes figés autour du trop fameux « Apprendre à apprendre ». Il suffit de lire quelques lignes de Montaigne, lequel a lu Sénèque, lequel s’était mis à l’école de Socrate, pour prendre la mesure de ce qu’est une médiation réflexive à même d’amener l’élève à « incorporer » le savoir, à « l’épouser », à le faire sien, à en restituer la « substance », pour s’assurer « qu’il sait qu’il sait ». L’anecdote est amusante et combien édifiante que raconte Montaigne ; elle est comme une fable anticipant le mauvais usage de l’ordinateur, et bien des sectateurs du tout-numérique à l’école devraient la méditer… C’est l’histoire de ce riche Romain qui avait pris soin de s’entourer de gens stipendiés par lui, très savants, afin, lors d’une discussion avec ses amis, qu’ils prissent sa place et « fussent tous prêts à lui fournir, qui d’un discours, qui d’un vers d’Homère, chacun selon son gibier ; et pensait ce savoir estre sien par ce qu’il était en la teste de ses gens[14] »… Force est aussi de constater que le magasin orthopédique de l’école se porte à merveille, avec en particulier l’inflation de manuels de seconde main, fiches et recettes en tout genre, boostés par le marché éditorial. S’il y a un domaine où l’on aimerait entendre davantage les pourfendeurs d’une école jugée trop « académique », trop normative, c’est bien celui de cette bouffissure méthodologique qui encombre les têtes plutôt qu’elle ne les nourrit. Ces petits ouvrages qui prétendent fournir les « clefs » pour tel ou tel savoir, et qui font l’économie de la vraie méthode : le chemin après qu’on l’a parcouru.
La question de l’inégalité contribue aussi à brouiller l’horizon de sens de l’école. On a raison sur ce point de souligner comment l’appareil scolaire a vu se retourner contre lui le fruit d’une démocratisation évidemment impuissante à conjurer les effets de la reproduction sociale[15]. On ne reviendra pas sur les conclusions des ouvrages de Bourdieu : quels que soient les dérives et malentendus qu’ils ont pu engendrer[16], ils ont au moins le mérite d’avoir montré que la méritocratie républicaine, l’égalité des chances, ce « secret d’une juste inégalité », ne sauraient venir à bout de ce qui fait tache dans l’école[17]. Encore ne faut-il pas confondre l’échec scolaire avec celui de l’École et en tirer la conclusion que l’école actuelle est encore trop élitiste, trop centrée sur l’écrit – et pourquoi pas sur l’oral, si l’on reste à l’affût de tout signe extérieur de « distinction[18] »…
Car c’est alors toute la culture qui se trouve délégitimée, disqualifiée, cette culture que trop de nantis culturels, tributaires de l’air du temps, s’abstiennent bien de défendre, gardant un silence pudique sur des cursus scolaires et universitaires on ne peut plus traditionnels, auxquels ils doivent pourtant, au moins en partie, leur liberté de parole et leurs privilèges sociaux. Combien plus tonique « l’énergie catilinaire » du romancier Pierre Bergounioux dans son pamphlet contre la fiction du collège unique – dans lequel il a enseigné durant trente ans – dont le terrible résultat selon lui aurait été de faire se confronter aux héritiers, dans l’espace de la classe, et pour leur plus grande humiliation, « les ratés du système », contraints de surcroît de passer de longues années dans une école dont ils savent ne pouvoir rien attendre, sinon un ensauvagement qui fait régulièrement la une des journaux. Il vaut la peine de citer son coup de colère, aux accents érasmiens et hugoliens, nourris de surcroît par l’amertume de celui qui a compris que la vraie passion politique de l’égalité n’est pas le moteur des réformistes de l’école : « S’il y a quelque chose qui me sidère et m’afflige, c’est le gâchis qu’on fait du plus parfait chef-d’œuvre de l’évolution qui est un enfançon. La plus belle chose que j’ai jamais vue, tout compte fait, c’est l’intelligence des enfants […] Il y a quelque chose de pourri dans ce royaume, qu’en l’espace de quinze ans, par l’opération du collège unique, tant d’enfants soient rendus ignorants et sots, déchus, par l’ordre social, du prodige qu’ils annonçaient [19]. » Pour autant, Bergounioux refuse de toutes ses forces le virage d’une école qui, sous couleur de s’adapter à la société réelle, renonce à la légalité graphique, se rend complice de son propre sabotage.
Une école « trouvant toujours le sens comme l’eau le niveau[20] »
Sans sous-estimer les difficultés auxquelles se heurtent les enseignants d’aujourd’hui, l’on peut rappeler quelques évidences fortes. Cerner, par exemple, ce que peut être encore, « malgré tout », un bon professeur. Je le définirais volontiers – et les élèves aussi d’ailleurs, même et surtout les plus démunis, qui ne s’y trompent pas – comme Saint-John Perse définit le poète : « Son occupation parmi nous : mise en clair des messages[21]. » Michel Foucault, dans des pages cinglantes de Dits et Écrits, croit donner un congé définitif à la figure du professeur[22], après que, déjà, Bourdieu se fut employé, bien étourdiment, à en discréditer l’éventuel charisme. Curieusement, presque dans le même temps, Roland Barthes, peu suspect pourtant de pactiser alors avec la « tradition », trace avec une rare perspicacité le portrait in vivo du bon professeur : il est celui qui donne, celui qui, par « la perfection didactique de l’énoncé, s’enseigne à lui-même ce qu’il est censé communiquer aux autres », parvenant ainsi à « confondre deux temps : celui de l’assimilation et celui de l’exposition ». Et il poursuit, dans une fidélité parfaite à Montaigne : « La substance hétéroclite du savoir s’éclaircit à seule fin que nous puissions la traverser et l’habiter nous-mêmes[23]. »
On mesure alors combien le grand défi pédagogique reste celui du langage, celui d’enseigner clairement dans une langue de culture ces mots nombreux, qu’il ne faut pas laisser sommeiller dans la langue[24]. Ces mots dont se nourrissent toutes les disciplines de la mémoire et du langage, et qui engagent la responsabilité de tous les professeurs, car toutes les disciplines sont d’abord des « textes ». Raison pour laquelle les langues anciennes doivent d’abord rester des cours qui auscultent les langues, et participent de ce voyage du sens dans le temps qui permet à Michel Serres de dire : « Thalès et Démocrite, mes contemporains ». Le respect, qui en découle, de la grammaire, conscience réflexive et alertée de la langue, conjure le spectre facile de l’arbitraire culturel attaché par exemple à la notion de « bon français ». Ainsi de ces mots anciens dont le creusement devrait aider au socle de compréhension et, dès le collège justement, permettre une meilleure maîtrise du cadre social ; ces mots : collège, candidat, délégué de classe, élection, scrutin, démocratie, vote, qui font signe vers le vivre-ensemble, inscrit dans le sémantisme latin, collegium, et dessinent déjà le paysage politique du futur citoyen. Pensons par exemple à la charge sémantique, en l’occurrence éthique, qu’engage le mot candidat… Or collégiens et lycéens n’habitent pas cette langue qu’ils parlent pourtant au quotidien, et dont ils n’ont donc qu’un usage purement mécanique, de routine. Même chose pour les vocables qui désignent leurs disciplines : histoire et géographie, mathématiques, physique. Il me semble que déplier le lexique de ces mots serait déjà pour le professeur une façon de familiariser les élèves avec les enjeux de sa discipline, de casser d’emblée une opacité d’autant plus intimidante que l’on fait justement comme si le vocable allait de soi. Or la leçon de l’École est que rien ne va de soi, que tout se conquiert et passe par l’écart : il n’y a pas de « naturel » de la culture. Pour autant, la notion d’altérité, que Derrida jugeait déjà « fatiguée » par un emploi inconsidéré, ne devrait pas induire un nouveau paradigme dans l’enseignement des humanités sous couvert de le revivifier.
Gauchissement anthropologique et crise du sens vont en effet souvent de pair[25]. La meilleure façon de respecter la mémoire culturelle des autres, d’opérer un partage du commun pour vivre en bonne intelligence avec le réel de l’école, ne repose pas sur un multiculturalisme de façade. Il faut avoir une curieuse conception, que j’oserais dire injurieuse, des élèves issus des populations immigrées pour imaginer qu’ils devraient se sentir offensés d’étudier les langues et littératures françaises et européennes, sous le prétexte qu’il ne s’agit pas de leur « patrimoine » ; et une bonne dose d’arrogante naïveté pour vouloir dés-européaniser l’héritage humaniste, comme s’il y avait la moindre contradiction épistémologique entre, par exemple, l’apprentissage d’une langue de culture comme l’arabe et celle d’une langue de culture comme le français[26]. Car enfin, c’est bien de savoir dont nous parlons, et plus l’on fait le pari de la profondeur, du temps long, facteur de féconds métissages, plus les élèves sont à même d’habiter librement « un chez-soi culturel » partageable.
La leçon de l’École est que rien ne va de soi, que tout se conquiert et passe par l’écart.
La guerre des mémoires à l’école risque davantage d’être sollicitée par l’injustice internationale à laquelle sont justement sensibles des populations directement touchées par les conflits, ou par l’étourderie de l’Éducation nationale, dans sa gestion, par exemple, des retombées à l’école de l’attentat contre Charlie Hebdo. Il fallait en effet s’assurer que la condamnation de cette tuerie fût unanime, inflexible ; mais de jeunes élèves musulmans ont pu être choqués par des propos maladroits, les sommant en quelque sorte de partager un consensus trouvant normales et réjouissantes les caricatures publiées. Or si le savoir délivré par l’École républicaine se doit d’être laïc, on ne saurait obliger une conscience d’élève à professer un credo laïc à ce point décomplexé. Puisque Voltaire et ses combats pour la liberté de penser ont été mobilisés à tour de bras pour l’occasion, notre école se serait honorée, dans un souci tout à la fois de mesure et de justice, de convoquer aussi des textes de ce même auteur, où il condamne avec une rare violence « l’excès horrible de la satire », et « le mépris » qu’elle peut impliquer[27].
Pour que l’école sorte également par le haut du mauvais pathos de ces interminables débats sur le relativisme et l’universel, sur l’Autre et le Même, elle doit s’ériger en « plateau idéal » d’un universel du sens d’où il reste possible de poser l’alliance du savoir et de la vérité. Ici encore, Montaigne, ce champion pourtant du relativisme culturel, vient à la rescousse ! La jubilation morale et intellectuelle que suscite la lecture des Essais vient justement de la certitude qu’elle insuffle qu’on peut, qu’on doit vivre en pleine conscience et en même temps à distance de soi. Il en va ainsi de sa condamnation de la torture, de la peine de mort ou de l’imposture à couvrir de son autorité de magistrat la plus grande scélératesse. Quelle merveille, cette sentence d’une brûlante actualité au lendemain de l’invasion de l’Irak : « Il ne se peut imaginer pire visage des choses qu’où la méchanceté vient à être légitime et prendre, avec le congé – l’accord – du magistrat, le manteau de la vertu. » Il faut étudier Montaigne à l’école parce qu’il est aussi de ces auteurs qui savent réveiller le sentiment de l’admiration, dont on prive trop souvent les élèves, mis face à d’insipides « objets d’étude ». Autant il me paraît indispensable d’alléger le congestorium memoriae, le grenier de la mémoire scolaire, de revoir, par exemple, à l’aune de son efficacité et de son réel mérite, tel ou tel pan des programmes – Julien Gracq rêvait d’une histoire de la littérature où ne seraient consignées que « les dates de victoires »… –, autant le souci d’une « culture commune » devrait nous maintenir vent debout pour que des figures accomplies de l’humain, « héritage de la qualité du monde », disait Malraux, continuent d’opposer leur exemplarité aux stratégies « des charmants petits mufles de la nouvelle génération réaliste », évoqués par Bernanos, toujours aussi entreprenants…
À quoi bon l’École, si son front pédagogique ne devait pas opposer une thérapie de choc aux menaces qui pèsent sur la silhouette humaine, qu’une fois pour toutes Ovide, méditant l’exception humaine, a imaginée, os sublime, le visage levé vers le ciel, anticipant génialement sur les conclusions de l’anthropologue André Leroi-Gourhan… La crise de l’École pourrait être l’occasion d’une reconfiguration qui ferait d’elle un laboratoire expérimental, où raison et éthique, s’épaulant, produiraient un assainissement, voire un irrédentisme de la pensée, au service de la finalité, somme toute bien raisonnable, que le plan Langevin-Wallon lui assignait : « une élévation continue du niveau culturel de la nation ». Son rôle à l’échelle nationale serait celui de susciter des lanceurs d’alerte, des éveilleurs de « désoubli » dirait Valère Novarina. Car l’École n’est pas condamnée à vivre la modernité comme une atrophie de l’intelligence et de la mémoire. Les ambitions d’une science de la vie mentale, à même de « rendre enfin visible, comme à crâne ouvert, l’invisible de la pensée », Stanislas Dehaene les déchiffre dans une cartographie du cerveau dont l’activité ne cesse de « ressasser le passé pour mieux anticiper le futur[28] ». Il faut prendre la mesure de ce que le discours actuel sur l’école, s’il continue de s’enliser dans des débats de nature trop étroitement sociologique ou techniciste, s’il laisse échapper le fil d’Ariane du sens, risque de nous faire oublier. Le « J’accuse » culturel de René Char dans « La bibliothèque est en feu » mériterait alors réflexion : « Leur crime : un enragé vouloir de nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous[29]. »
[1] - Michel de Montaigne, Œuvres complètes, éd. de Maurice Rat et Albert Thibaudet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 150.
[2] - Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale [1936], trad. par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1989.
[3] - Pierre Bergounioux, École : mission accomplie, entretiens avec Frédéric Ciriez et Rémy Toulouse, Paris, Les Prairies ordinaires, 2006, p. 108.
[4] - Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation [2002], Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2013, p. 37.
[5] - Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984.
[6] - Gérard Lenclud, L’Universalisme ou le pari de la raison. Anthropologie, histoire, psychologie, Paris, Ehess/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2013, p. 309.
[7] - Sur l’effacement progressif, et nullement progressiste, de l’exigence des compétences propédeutiques d’abstraction dans l’évaluation des savoirs, voir l’ouvrage de la sociologue Nathalie Bulle, L’École et son double. Essai sur l’évolution pédagogique en France, Paris, Hermann, 2009.
[8] - Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Paris, Seuil, 2018.
[9] - Émile Durkheim cité par Denis Kambouchner dans L’École, question philosophique, Paris, Fayard, 2013, p. 288.
[10] - Nous entendons « abréger » dans l’acception que lui donne Leibniz dans sa mathesis universalis : la véritable science est source de simplification et s’abrège en augmentant.
[11] - Edgar Morin, justement méfiant envers les formes précoces de spécialisation, est l’un de ceux qui ont le plus insisté sur la nécessité « d’intégrer les disciplines dans de grands ensembles », en particulier dans Dialogue sur la connaissance. Entretien avec des lycéens, Paris, L’Aube, 2011.
[12] - Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit (sous la dir. de), Sans le latin…, Paris, Fayard, 2012, p. 396.
[13] - Le collectif Les Enseignant·e·s pour la planète, cité par Jean Gadrey, « L’Éducation nationale à contre-climat », Politis, 20-26 juin 2019, p. 10.
[14] - Michel de Montaigne, Œuvres complètes, op. cit., p. 136.
[15] - Marcel Gauchet et al., Pour une philosophie politique de l’éducation, op. cit.
[16] - Remarquablement relevés, à nos yeux, dans l’ouvrage toujours précieux de Georges Snyders, École, classe et lutte des classes, Paris, Presses universitaires de France, 1976.
[17] - Voir la récente tribune d’élèves de Seine-Saint-Denis, protestant contre la ségrégation scolaire, en particulier architecturale (Le Monde, 21 juin 2019). Sa gravité tranche avec le ton de bien des « mouvements » d’étudiants, confus et de routine.
[18] - Voir les débats cocasses suscités par la suppression des épreuves écrites à Sciences Po, et le grand oral au nouveau baccalauréat.
[19] - Pierre Bergounioux, École : mission accomplie, op. cit., p. 80.
[20] - Victor Hugo, Les Contemplations [1856], I, VII, « Réponse à un acte d’accusation ».
[21] - Saint-John Perse, Vents, II, 6, Paris, Gallimard, 1946.
[22] - Michel Foucault, Dits et Écrits, t. I, Paris, Gallimard, 1989, p. 1279.
[23] - Roland Barthes, « Apprendre et enseigner » [1975], dans Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1986, p. 206.
[24] - Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Paris, Gallimard, 1992 : « On ne pense bien qu’avec des mots nombreux. »
[25] - Jean-François Mattéi, Le Procès de l’Europe. Grandeur et misère de la culture européenne, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
[26] - Voir Cécilia Suzzoni, « L’avenir de l’arabe à l’école », Esprit, novembre 2018.
[27] - Voltaire, Mémoire sur la satire, édition critique d’Olivier Ferret, dans Les Œuvres complètes de Voltaire, t. 20A (1739-1741), Oxford, Voltaire Foundation, 2003, p. 164.
[28] - Stanislas Dehaene, Vers une science de la vie mentale, Paris, Collège de France/Fayard, 2006, p. 83-86.
[29] - René Char, « La bibliothèque est en feu », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 382.