
Les proliférations du social. Michel de Certeau et le débat des usages
Le braconnage de la culture populaire est le signe d’une réappropriation sociale de la part des sujets contemporains. Proche du bricolage chez Lévi-Strauss, il se distingue d’un usage simplement passif en ce qu’il incarne un art du détournement. Il permet ainsi de cerner la part d’inventivité et de dissidence que recèlent les pratiques quotidiennes.
Dans la constellation des travaux de recherches historiennes, sociologiques ou philosophiques qui semblent se réunir autour du microscopique, du biographique mais aussi, dans le même mouvement, autour des expériences et des pratiques d’en bas, Michel de Certeau occupe une place originale. Les motifs de son œuvre qui nous ont le plus séduit dans notre activité de sociologue, sont ceux d’usages, de tactiques et de braconnages1.
Le propre d’un usage
Dans le contexte du début des années 1980 où s’achèvent à peine les débats sur le théoricisme althussérien et les conditions de la formation de la classe ouvrière2 et où la sociologie de Bourdieu, reprenant l’ambition positiviste de l’althussérisme, vient mettre au centre du dispositif conceptuel de La Distinction3 le consentement des classes populaires à leur condition, L’Invention du quotidien maintient le cap d’une pluralité et d’une créativité des pratiques de masse. Les deux tomes qui composent l’ouvrage approchent les écarts provoqués par les pratiques individuelles et collectives, ainsi que la force d’interprétation et de déplacement de ces pratiques eu égard aux figures hégémoniques de la culture ou de l’opinion. Ils donnent, à travers les « tactiques » et les « bricolages », quelques mots qui permettent de rendre compte des activités symboliques et imaginaires les plus ordinaires et d’un social qui, loin des « classes faites corps4 » et d’un ouvrier adhérant à son ethos, s’avère en disséminations, sous l’effet de milles inventions et oblicités. L’Invention du quotidien déplace, en cette époque où le travail hétéronome est encore socialement hégémonique, l’expérience ouvrière ou populaire vers des activités et des expériences dont l’épaisseur, les sédimentations et la temporalité sont bien différentes du travail. Le quotidien est le nom de cette temporalité où s’inventent les latéralités, les retraits éphémères ou fragiles qui prennent leur distance face à la violence d’une société industrielle, qui va découvrir les nouvelles figures de la pauvreté et l’ébranlement du compromis social des années 1960 et de la société salariale5. Sous ce nom, les auteurs dessinent encore les traces d’une poétique de l’existence urbaine et sociale qui résiste à la rationalité instrumentale et stratégique, ce monde « qui reste quand on a extrait du vécu toutes les activités spécialisées6 » – un monde aux intensités sociétales faibles, mais dont les résonances émotionnelles, culturelles et moléculaires sont puissantes.
Si la catégorie d’émancipation, dans sa filiation prolétarienne, n’apparaît guère de manière nette dans L’Invention du quotidien, elle semble affleurer à travers la récurrence des mots « appropriation » et « réappropriation », exprimant un propre, une durée au-delà de la seule saisie au vol de la tactique – propre d’une lecture qui se love dans le texte, propre d’un usage qui singularise une habileté, un geste, un style7. Les chapitres du second tome, au demeurant, renforcent ce sentiment en multipliant les emplois du terme. Pierre Mayol, dans la partie consacrée à la ville, présente l’appropriation « comme un axe de recherche polarisé par ce problème temporel s’il en est ». La ville, dit-il « est poétisée par le sujet. Il l’a re-fabriquée par son usage propre en déjouant les contraintes de l’appareil urbain8 ». Luce Giard, dans la partie consacrée à cuisiner, requalifie les savoir-faire, les tours de main et les expériences déniés des femmes, mais éclaire aussi, par un retournement remarquable, comment la préparation d’un repas peut être l’envers autonome de l’hétéronomie du rapport salarial. En quelques mots, qui pourraient faire écho à des publications féministes contemporaines9, elle dessine la force et la richesse en expériences de la vie du foyer et du soin féminin face à un travail industriel fragmenté et mutilant : « En ces temps où de nombreux salariés sont rivés à des tâches subalternes […] sinon à l’usure amère de tant d’heures grises, la préparation d’un repas fournit le rare bonheur de produire soi-même quelque chose10. » Les déambulations propres, qu’elles soient dans « l’espace qualifié11 » du quartier ou dans le retrait d’un foyer, introduisent une modification sensible du rapport au monde, une réappropriation populaire du temps et, plus encore, une résistance à un quotidien miné par la domination.
La pensée de Michel de Certeau ouvre l’écart ou, à tout le moins, l’éclipse d’une altération en ce monde, d’un devenir autre d’individus quelconques et éventuellement de formes de vie en cela déchirées entre ce qu’elles expérimentent à distance de la contrainte et ce qu’elles éprouvent de la contrainte elle-même. Dans L’Invention du quotidien, les pratiques et les catégories de tactique, de bricolage ou de dissémination apparaissent organisées dans des dialogues tantôt productifs, tantôt déceptifs. C’est d’abord à ces dialogues que l’on voudrait revenir avant d’interroger les conséquences du caractère exorbité, exilique, nomade, « sans lieu propre12 » de la créativité symbolique et sociale chez Michel de Certeau.
Les ruses des masses
À partir de cette « prolifération d’invention de la consommation et des usages », la perspective de Certeau est à l’opposé d’une théorie du consentement des masses à leur domination13. Sa recherche suppose que les « usagers “bricolent” avec et dans l’économie culturelle dominante, les innombrables et infinitésimales métamorphoses de sa loi en celles de leurs intérêts et de leurs règles propres14 ». La non-passivité des consommateurs et des usagers trouve pour une part son fondement dans l’écart constitutif et l’absence de réciprocité des rapports entre écriture et lecture.
Les usages supposent un faire avec créatif et débouchent sur ces trouvailles, mais aussi sur des formes de vie labiles, ces appropriations en des espaces contraints.
Cet écart est pour ainsi dire paradigmatique de tous les autres écarts qui, à travers l’usage, affirment la créativité expressive des usagers. « Lire du sens et déchiffrer des lettres correspondent à deux activités différentes15. » Il y a un réservoir d’apprentissages innombrables et de mémoires vernaculaires, acquis par l’audition et la tradition orale, qui est en excès eu égard à la seule lettre que l’on déchiffre. Il enrichit peu à peu les stratégies d’interrogation sémantique du texte et libère le lecteur d’une adhésion naïve. « Tout se passe, explique Michel de Certeau, comme si la construction de significations, qui a pour forme une expectation ou une anticipation liée à une transmission orale, était le bloc initial que le décryptage des matériaux graphiques sculptait progressivement, invalidait, vérifiait, détaillait pour donner lieu à des lectures16. » Il y a une autonomie de la pratique de lecture sous l’impérialisme scripturaire. Cette autonomie vaut pour les autres, jusque dans les pratiques consuméristes. Les énoncés des médias sont déviés par la liberté interprétative de l’auditeur et les énoncés qui traversent la société, même ceux qui ont trait à l’implantation ou à la réitération de rapports de domination, ne sont pas réductibles à leurs contenus manifestes, mais croisés, hybridés, déviés par une diversité de sens possibles, latents. Au même titre, les usages supposent un faire avec créatif et débouchent sur ces trouvailles, mais aussi sur des formes de vie labiles, ces appropriations en des espaces contraints.
Le propos de Michel de Certeau trouve une proximité avec la poétique du bricolage dont Claude Lévi-Strauss développe l’analyse dans le premier chapitre de La Pensée sauvage, « La science du concret ». Claude Lévi-Strauss traite du savoir indigène, des savoirs mobilisés par l’expérience et rapproche ces savoirs, tout à la fois pluriels et particuliers, du bricolage, en donnant une nouvelle dignité à ce dernier. Il explique qu’au sens ancien, « le verbe “bricoler” s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. Et, de nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art17. » Le bricolage, par son étymologie et par son action, apparaît comme un art du détournement. Lévi-Strauss oppose le bricoleur à l’ingénieur : si ce dernier subordonne chaque tâche à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet, le bricoleur fait avec « les moyens du bord », à partir de l’agrégation de moyens, d’objets et d’instruments qui peuvent toujours servir – « son univers instrumental est clos ». Il a, à chaque instant, un nombre « fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier18 ». En ce sens, le bricoleur a à voir avec les signes, tout comme le lecteur chez Certeau : son trésor d’objets hétéroclites, qu’il interroge pour comprendre ce que chacun d’eux pourrait « signifier ». « Ce cube de chêne peut être cale pour remédier à l’insuffisance d’une planche de sapin, ou bien socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois19. » Il y a une créativité, une inventivité, une poétique du bricolage, en ce que le bricoleur « “parle” avec les choses, mais aussi au moyen des choses » et « fait parler les choses et les instruments à ses fins20 ».
Certeau ouvre encore la différence entre l’ingénieur et le bricoleur sur une dimension temporelle qui n’est pas présente chez Lévi-Strauss. Derrière la stratégie, il semble se rappeler l’agir rationnel en finalité de Weber. Sous cette catégorie, l’action est « orientée d’après les buts, les moyens et les conséquences annexes » et sont mesurés « rationnellement tant les moyens par rapport aux fins que les fins21 ». Le rapport stratégique suppose une maîtrise du temps dans la mesure où ce dernier est en relation avec les fins. Bien qu’énoncée chez Certeau dans un rapport à l’espace, à « un environnement isolable », la stratégie suppose une organisation du temps qu’illustre toute l’histoire de la rationalité en finalité dans son rapport au capitalisme. À l’opposé, la définition de la tactique se déplace pour mettre en avant un rapport au temps. Introduite comme une « action calculée que détermine l’absence d’un propre » en relation avec l’espace, n’ayant pour lieu que celui de l’autre, la tactique dépend finalement du temps, « vigilante à y saisir “au vol” des possibilités de profit22 ». La tactique fait moins un usage du temps – injonction par excellence du puritain (et de l’ethos capitaliste), qui « use de chaque minute de son temps » selon Baxter23 – que d’une temporalité spécifique : celle des occasions. Ne pouvant agir et user dans le temps linéaire ou continu (chronos), elle use d’un rapport opportun à l’occasion (kairos), mais aussi creuse et se love dans le temps de l’autre – la précarité d’un geste ainsi qu’éventuellement d’une forme de vie nouvelle.
Foucault, stratégies et tactiques
Dans sa réflexion sur les pratiques et les usages, Michel de Certeau mobilise l’étude par Michel Foucault des « technologies disséminées » de la surveillance et autres dispositifs disciplinaires pour les distinguer des procédures pour ainsi dire faibles, ne disposant pas d’un « lieu propre », que sont les tactiques. Au début des années 1980, Surveiller et punir apparaît par excellence comme le livre qui, avec « la splendeur de son style24 », apporte une nouvelle conception du pouvoir et une nouvelle méthodologie : « L’étude de cette microphysique suppose que le pouvoir qui s’y exerce ne soit pas conçu comme une propriété mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une “appropriation”, mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements25. » Certeau trouve dans cette conceptualisation du pouvoir un écho aux stratégies et aux tactiques sans lieux propres qui sont au centre de L’Invention du quotidien.
Foucault substitue aux discours, idéologies et institutions ces dispositifs par lesquelles le pouvoir investit les dominés et traverse leurs corps. Ainsi, les relations de pouvoir descendent loin dans l’épaisseur de la société. « Elles ne sont pas univoques ; elles définissent des points innombrables d’affrontement, des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes et d’inversion au moins transitoire des rapports de forces26. » À ce qu’il y a encore de pyramidal dans l’image marxiste du pouvoir, la microanalyse foucaldienne substitue une stricte immanence, où les foyers de pouvoir et les techniques disciplinaires forment autant de segments qui s’articulent les uns aux autres. Des « gestes minuscules et partout reproduits » sont, comme le dit Certeau, « sans possesseurs, sans lieu privilégié, sans supérieurs ni inférieurs, […] efficaces d’une façon quasi autonome par une capacité technologique de distribuer, classer, analyser et individualiser27 ». Mais, dans une perspective qui semble rappeler Gabriel Tarde et ces ondes du social qui se sont brouillées et confondues en se multipliant et dont un grand nombre de possibilités n’ont pu se réaliser28, Certeau élargit le spectre des pratiques et des procédures : « Une société serait composée de certaines pratiques exorbitées, organisatrices de ces institutions normatives [celles qui font l’objet de Surveiller et punir], et d’autres pratiques, innombrables, restées “mineures”, toujours là pourtant quoique non organisatrices de discours et conservant les prémices ou les restes d’hypothèses (institutionnelles, scientifiques) différentes pour cette société ou d’autres29. » Là, dans cette réserve multiple et silencieuse, seraient à chercher les pratiques « consommatrices », avec la double caractéristique repérée par Michel Foucault, « de pouvoir, sur des modes tantôt minuscules, tantôt majoritaires, organiser des espaces et des langages30 ». Il est donc d’autres procédures, elles aussi infinitésimales, qui n’ont pas été privilégiées par l’histoire mais qui n’en exercent pas moins des activités innombrables. Il s’agit de l’infinité bruissante d’interprétations, de fabrications, d’inventions et de créations qui surgit des usages, que ce soit les usages des images diffusées à la télévision, de l’espace urbain, des produits acquis ou des informations diffusées par les journaux.
Trois ans après L’Invention du quotidien, le rapport auprès du ministre de la Culture d’alors, Jack Lang, intitulé « L’ordinaire de la communication », déplie de nombreux motifs seulement latents dans le livre de 1980 et éclaire mieux la diversité des usages. Prendre la parole à travers l’utilisation et l’appropriation d’un instrument de communication comme la radio31 ; encourager les expérimentations de ce que sont aujourd’hui les nouvelles technologies de l’information et de la communication à partir de leur fréquentation éventuellement autodidaxique ; susciter du bricolage ou une certaine capacité à traduire des activités vernaculaires en activités numériques de manière que des groupes, en désir d’ascension et d’acculturation, puissent sortir de leur situation d’humiliation ; déplacer les savoir-faire techniques dans le sens du ludique, d’une dimension autotélique ou imaginaire, comme le font les artistes ; encourager les figures sociales métissées à une poétique de la communication et de la traduction… Ce bruissement multiple des signes et de leur traduction est aussi l’effet de leur hybridation qui les croise et les mélange32. Au demeurant les « embrayeurs », les intercesseurs des processus d’acculturation ou de communication, se déplacent, glissent, commutent, à mesure des évolutions sociales. Hier, il s’agissait du colporteur ou de l’instituteur. « À présent, ce médiateur sera peut-être une infirmière faisant des soins à domicile dans le quartier, une mère de famille avisée qui anime une association de parents d’élèves, une voisine débrouillarde qui lit des magazines féminins et découpe ou recopie leurs conseils pratiques et leurs recettes diverses, les expérimentant, les corrigeant et les rediffusant ensuite dans son entourage33. »
Bourdieu et l’habitus
Avec cette fluidité des pratiques, Michel de Certeau ne pouvait que croiser sur sa route la sociologie de Pierre Bourdieu, qui tend alors à se raidir sur une identité spécifique des classes populaires. Pourtant, la proximité des deux auteurs tourne court. « Un acteur passif et nocturne, écrit Michel de Certeau, se substitue à la multiplicité rusée des stratégies. […] Il permet à la théorie son mouvement circulaire : désormais, des structures elle passe à l’habitus34. »
Si Luce Giard évoque La Distinction pour en amorcer la critique en quelques phrases qui insistent sur l’immobilisme d’une telle sociologie, Certeau discute un recueil d’études déjà anciennes, Esquisse d’une théorie de la pratique35. La rencontre prend le caractère d’une déconvenue. L’attention certalienne pour les pratiques sans « lieu propre » se heurte au fait que celles-ci soient, chez Bourdieu, « commandées par une économie du lieu propre36 ». La sociologie de Bourdieu suppose toujours un lien des pratiques avec un lieu (un patrimoine) et un principe collectif de gestion. L’usage du mot « stratégie » n’est justifié que par le fait que les « pratiques donnent une réponse adéquate aux conjonctures37 ». Par un de ces renversements auxquels il excelle, Bourdieu retourne la signification même de la stratégie : il n’y a pas de choix entre plusieurs possibles. Radicalisant le paradoxe platonicien de l’ignorance – celui qui ne se croit pas être dépourvu n’a pas envie de ce qu’il ne croit pas avoir besoin d’être dépourvu38 –, Bourdieu fait de ce non-savoir le savoir en dernière instance de la science : « C’est parce que les sujets ne savent pas, à proprement parler, ce qu’ils font que ce qu’ils font a plus de sens qu’ils ne le savent39. » Le mot « lieu » ne cesse de revenir comme un leitmotiv dans la discussion de Bourdieu. L’empathie de ce dernier à l’égard de l’expérience des dominés, son attention à la pratique dans sa relation au corps, au temps et au milieu s’abîme dans « l’ethnologie la plus traditionaliste40 ». Les manifestations errantes, multiples, du symbolique et de l’agir, l’autonomie de l’activité imaginaire, ces oblicités où s’invente déjà une vie autre, l’expérience sensible d’existences désorbitées des normes et de leurs contraintes sont en dernier ressort ramenées à la structure par le truchement de l’habitus et sa circularité de « structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante41 ». Le point de vue final de Certeau est nettement déceptif : « Ces textes de Bourdieu fascinent par leur analyse et agressent par leur théorie. En les lisant, je me sens le captif d’une passion qu’ils irritent en l’excitant. Ils sont faits de contrastes. Examinant scrupuleusement les pratiques et leurs logiques, ils les ramènent finalement à une réalité mystique, l’habitus, destinée à les ranger sous la loi de la reproduction. Les descriptions subtiles des tactiques béarnaises ou kabyles débouchent soudain sur des vérités assénées, comme s’il fallait à une complexité si lucidement poursuivie le contrepoint brutal d’une raison dogmatique42. »
L’hérésie démocratique
Ce qui fondamentalement se dénie et se clôt dans la sociologie de Bourdieu, c’est la force hérétique de ces parcours exiliques, nomades, dont Michel de Certeau dessine dans son œuvre les traits, qu’il s’agisse des foules contemporaines ou de ces quelques figures évanouissantes, erratiques, qui traversent La Fable mystique, de la folle du monastère de Tabennesi (ive siècle) au prêtre Labadie (xviie siècle)43. Mais c’est aussi un effet inhérent à l’âge démocratique et à ces masses dont il est question tout au long du livre : ce moment de désincorporation du social, où s’institue l’écart entre les énoncés proclamant les droits de l’homme et des conditions sociales ayant perdu leur caractère naturel. C’est l’affirmation d’un rapport nouveau de l’ordre du discours à l’ordre des corps, ainsi que les diverses manifestations (écrits, actes de parole et scènes) qui, tantôt microscopiques, tantôt macrosociales, réitèrent et réactualisent l’écart des mots aux lieux et aux places assignées – donnant son caractère proliférant au monde social. Le geste instituant que nous rapporte E. P. Thompson d’une « société de correspondance londonienne » par quelques travailleurs en janvier 1792, dont la première règle fut « Que le nombre de nos adhérents soit illimité44 », est exemplaire de cet écart produit par la prise de parole. Il est le témoignage de la rupture des repères symboliques de l’ordre politique dans la constitution de ce sujet de parole inédit qui s’énonce à travers l’égalité et l’illimitation, l’illustration de cette errance moderne qui traverse les vies intellectuelles et symboliques propres à ceux qui étaient historiquement assignés à une « classe faite corps ». L’exil moderne est lié au moment où les représentants, hier « symbolisateurs de familles, de groupes et d’ordres, s’effacent de la scène où ils régnaient45 » et à ces procédures symboliques par lesquelles les vies s’infléchissent ou par lesquelles une oppression peut être dite et un tort dénoncé.
Les déplacements, les « bougés » dont parle Michel de Certeau sont moins des échappées qui se répètent dans une sorte de circularité inconsistante que la possibilité fragile du nouveau, voire de « subjectivations hasardeuses46 » : les conditions par lesquelles les mots peuvent faire passer des vies depuis les scènes majeures de la vie politique des peuples aux déclivités infimes de la vie des masses. En ce sens, nous ne voyons pas « l’ambiguïté » dont parle Philippe Urfalino47. Les pratiques des anciennes « marginalités » religieuses ont certes en commun avec l’homme ordinaire de ne pas correspondre à un lieu ou à une culture propre et de s’exprimer en un langage emprunté, mais elles ont aussi la force de faire éclater ce propre ou ce langage de l’autre, et d’en reconfigurer les énoncés et les rapports sociaux qu’ils supposent. L’écart entre écrit et lecture, et la poétique des gestes qui braconnent sur les territoires de l’autre ne conduisent pas à l’effacement et à la pure éclipse dans la grande rumeur du monde. Ils affirment au contraire des vies exorbitées, mais aussi des agencements de phrases qui transforment en chose visible et dicible ce qui n’avait pas lieu d’être jusque-là distingué.
- 1. Voir Patrick Cingolani, L’Exil du précaire. Récit de vies en marge du travail, Paris, Klincksieck, 1986.
- 2. Rappelons que The Poverty of Theory d’Edward P. Thompson paraît en 1979 (Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste, trad. par Alexia Blin, Antony Burlaud, Yohann Douet et Alexandre Féron, Paris, L’Échappée, 2015) ou que La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier de Jacques Rancière, qui est aussi une manière d’approcher la formation de la classe ouvrière en France, paraît chez Fayard en 1981.
- 3. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979. Pour une perspective critique sur l’ouvrage au moment de sa publication, voir J. Rancière, « L’éthique de la sociologie » et P. Cingolani, « Eppur si muove ! Classes populaires et structures de classes dans La Distinction », dans collectif Révoltes logiques, L’Empire du sociologue, Paris, La Découverte, 1984.
- 4. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 210.
- 5. Voir Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 et Joseph Wresinski, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Conseil économique et social, février 1987.
- 6. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, t. I, Introduction, Paris, L’Arche, 1968, p. 108.
- 7. Nous faisons référence aux premières pages de l’introduction de Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, Arts de faire, Paris, Union générale d’édition, 1980.
- 8. M. de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’Invention du quotidien, t. II, Habiter, cuisiner, Paris, Union générale d’édition, 1980, p. 22.
- 9. On pense plus particulièrement à bell hooks, « Repenser la nature du travail », dans De la marge au centre. Théorie féministe [1984], trad. par Noomi B. Grüsig, préface de Nassira Hedjerassi, Paris, Cambourakis, 2017.
- 10. M. de Certeau, L. Giard et P. Mayol, L’Invention du quotidien, t. II, op. cit., p. 159.
- 11. H. Lefebvre, cité par P. Mayol, ibid., p. 18.
- 12. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 87-88.
- 13. Voir François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, notamment le chapitre 31, « Le jeu des arts de faire entre stratégies et tactiques ».
- 14. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 13.
- 15. Ibid., p. 284.
- 16. Ibid.
- 17. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 26.
- 18. Ibid.
- 19. Ibid., p. 29.
- 20. Ibid., p. 32.
- 21. Max Weber, Économie et société, t. I, Les Catégories de la sociologie [1921], trad. sous la dir. de Jacques Chavy et Éric de Dampierre, Paris, Pocket, 1995, p. 23.
- 22. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 21.
- 23. Richard Baxter, A Christian Directory [1693], cité dans E. P. Thompson, “Time, work-discipline, and industrial capitalism”, Past & Present, no 38, décembre 1967, p. 87.
- 24. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 31.
- 25. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 31.
- 26. Ibid., p. 32.
- 27. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 103.
- 28. Voir Gabriel Tarde, « L’invention considérée comme moteur de l’évolution sociale », Revue internationale de sociologie, vol. X, no 7, 1902, p. 562-574.
- 29. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 105.
- 30. Ibid., p. 106.
- 31. Nous sommes à un an de la libéralisation des ondes et de la création de la Haute Autorité de régulation en 1982. Michel de Certeau fait allusion à Lorraine Cœur d’Acier, une radio pirate créée par la CGT en 1979 autour des luttes du bassin lorrain.
- 32. Nous reprenons, en les élargissant, les nombreux exemples donnés dans M. de Certeau et Luce Giard, « L’ordinaire de la communication » [1983], dans La Prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 190 et suiv.
- 33. Ibid., p. 199.
- 34. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 120.
- 35. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’ethnologie kabyle [1975], Paris, Seuil, 2015.
- 36. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 120.
- 37. Ibid., p. 117.
- 38. Platon, Le Banquet, 204a.
- 39. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 273.
- 40. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 117.
- 41. P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 88.
- 42. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 121. Nous soulignons.
- 43. Nous nous inspirons ici des développements sur « la nature hérétique du mouvement social moderne », au dernier chapitre de J. Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1993. Dans cet ouvrage, Rancière ne manque pas de faire allusion à Michel de Certeau, La Fable mystique (xvie-xviie siècle), Paris, Gallimard, 1982.
- 44. E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise [1963], trad. par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noël Thibault, Paris, Gallimard/Seuil, 1988, p. 25.
- 45. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 34.
- 46. J. Rancière, Les Noms de l’histoire, op. cit., p. 186.
- 47. Philippe Urfalino, « La mémoire et l’oubli. L’invention du quotidien », Esprit, mars 1981.