De 1998 à 2016, occasions ratées ?
L’Euro de football nous intéresse parce que le football n’est pas que du sport, on le sait depuis quelques années maintenant, et Esprit s’en est fait l’écho à de nombreuses reprises. Il donne à voir un état des sociétés et, au-delà du résultat sportif, leurs solidités et leurs fragilités, de la place de l’État aux relations entre les groupes qui les composent. Partir de 1998 est une manière de mesurer le chemin parcouru et celui qu’il reste à accomplir. Car 1998 reste un repère : c’est à la fois la grande victoire sportive que l’on sait et un moment qui a donné lieu à des commentaires exaltés sur les vertus du sport dans le processus de fabrication du lien social, entendons : d’intégration des populations issues de l’immigration. Ces commentaires reviennent maintenant comme un boomerang dans un contexte où les débats sur l’identité nationale se sont imposés et où la France « black, blanc, beur » a été mise à mal après le fiasco de Knysna, en Afrique du Sud en 2010, mais aussi après l’affaire des quotas1 ou la récente polémique autour de la non-sélection de Karim Benzema en 2016.
Élargissement du cercle des winners take all
Dès 1998, ces logiques étaient connues et les éléments du cercle vicieux ou vertueux, comme on voudra, se mettaient en place. Mais le mouvement s’est amplifié : les enjeux financiers sont devenus des préoccupations explicites, le cercle des acteurs s’est élargi et des équilibres nouveaux se sont mis en place. Le cercle, quel est-il ? C’est celui d’une économie où « le vainqueur rafle tout » (winner takes all) : le plus gros sport, les joueurs les plus réputés, les clubs les plus riches.
Le football est le sport le plus populaire. Il est, dès les débuts de la télévision, le sport le plus regardé par les téléspectateurs. Lors de la révolution médiatique des années 1980, c’est-à-dire de la privatisation des chaînes et de l’émergence des grands groupes médiatiques, c’est le sport qu’ils se disputent, qu’ils soient privés ou publics, pour mobiliser l’audience. Cet investissement par les médias attire aussi bien des sponsors qui souhaitent exposer leurs produits à l’occasion des rencontres (spots publicitaires ou équipements des équipes) que de nouveaux investisseurs, qui rachètent des clubs ou prennent des joueurs sous contrat ; la visibilité du football assure en effet une notoriété à bon compte : elle valorise des individus ou des sociétés sur les marchés financiers, ou encore les transferts des joueurs et de l’argent rendent possible une circulation des capitaux flottants (issus de la manne pétrolière, de l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché ou de la privatisation des économies socialistes) qui cherchent à profiter des opportunités financières.
Dans ce contexte, les clubs deviennent de véritables entreprises, pour qui le résultat sportif signifie un accès aux ressources tirées de la médiatisation et une valorisation internationale de la marque « club » (Barça, Man U, Real, Juventus, Bayern…) ; grâce à leur présence constante au plus haut niveau, ils attirent des supporters qui achètent des produits du club sur l’ensemble de la planète. Cette présence leur permet à son tour d’acheter à grand prix les meilleurs joueurs, d’agrandir leurs stades pour accueillir plus de spectateurs ou de les délocaliser pour simultanément réaliser des opérations immobilières.
Dans ce jeu, les joueurs semblent les grands gagnants. L’arrêt Bosman les a libérés des règlements limitant la libre circulation des footballeurs et fait du marché du travail footballistique un marché mondial. Ce sont les joueurs que les clubs se disputent et auxquels on offre les salaires ou les droits d’images qui leur permettent d’acheter les maisons ou les voitures de luxe qu’on voit dans les magazines. Du moins, cette partie des footballeurs qui circulent entre les grands clubs désireux de s’attacher les talents et qu’on appelle les stars : leurs revenus et leur mode de vie sont similaires à ceux des acteurs de cinéma ou des chanteurs les plus connus, et ils se distinguent des « tauliers » – de très bons joueurs de clubs, mais qui ne décollent pas du marché national – et de la « piétaille » – composée de joueurs interchangeables aux carrières éphémères.
Les fédérations internationales ne sont pas en reste. Elles travaillent à accroître la présence du football dans le monde (le choix de la localisation d’une Coupe du monde correspond une fois sur deux à la conquête d’un nouveau territoire) ou à garantir les intérêts économiques des clubs les plus prospères et les plus connus (le format de la Champions League est le résultat du lobbying des clubs les plus riches pour minimiser les risques sportifs). Ces fédérations ont acquis un pouvoir encore plus grand de négociation auprès des États, qui eux aussi souhaitent occuper un mois durant les écrans et développer les marques « Brésil », « Russie », « Qatar », « France »… Cela ne concerne pas seulement les compétitions entre équipes nationales. L’Angleterre s’est toujours opposée à toute régulation du football au nom de la prospérité de sa première division professionnelle, la Premier League, avec peut-être le rêve d’en faire la National Basketball Association2 du football.
La France et l’Euro 2016
Que peut chercher à promouvoir la France en s’étant portée candidate à l’accueil de l’Euro 2016 ? Laissons de côté les avantages économiques d’un tel événement. Ils sont faibles, voire inexistants. La France ne sera pas en banqueroute, comme la Grèce après les Jeux olympiques de 2004, mais elle n’aura pas modernisé ses infrastructures urbaines ou créé un nouveau quartier, comme cela s’est fait à Saint-Denis en 1998 autour du Stade de France. Peut-être espère-t-elle, en investissant dans la modernisation des stades, donner un élan à l’économie du football ? Peut-être, surtout, espère-t-elle retrouver l’état de grâce du 12 juillet 1998 ? Voilà le problème : que faire politiquement d’un événement sportif ?
Si on met le football français en perspective dans le tableau de la nouvelle économie du football, on constatera qu’il joue plutôt en seconde qu’en première division. Son championnat peut être excitant, mais il est faible, dominé qu’il est par le Paris Saint-Germain, propriété d’un émir qatari. Ses meilleurs joueurs jouent en Angleterre, en Espagne, en Allemagne et en Italie, et sa « piétaille » va tenter sa chance en Angleterre, en Écosse, voire au Canada, pour vivre du football. Ce n’est pas la valeur des footballeurs ou de leur formation qui est en cause, au contraire, puisque quelques-uns jouent dans les plus grands clubs européens ; c’est plutôt celle d’un modèle économique où les clubs manquent à diversifier leurs ressources, notamment à remplir leurs stades et à fidéliser un public régulier, peut-être aussi à la trop grande pression des charges sociales, ou encore à des politiques à court terme où on cherche désespérément des ressources pour faire venir des joueurs plutôt que de les former…
Effectivement, organiser un grand championnat peut donner un coup de fouet au football des clubs. En 1996, l’Angleterre a présenté à l’Europe son nouveau modèle de football, correspondant au modèle de régulation par l’économie du football comme fait social : de nouveaux stades avec des places assises, des tarifs d’abonnements élevés, une politique anti-hooligan et plus généralement anti-désordre, une nouvelle version de son championnat, la Premier League. En 2006, l’Allemagne a aussi développé son modèle, celui d’une concertation et d’une régulation qu’on pourrait qualifier de social-démocrate : des stades modernisés, une politique des prix qui rende possible pour tous l’accès au stade, une politique de gestion des supporters qui permette à ceux-ci d’exister et non d’être exclus des stades, et un championnat qui est sans doute le plus rentable d’Europe.
Une condition est nécessaire : une politique du football, c’est-à-dire une idée de ce qui fait participer le football à la fabrique de la société. Cette politique est d’une part celle de l’État dans les domaines qui sont les siens, et d’autre part celle du football, pas seulement comme administrateur du sport mais comme une association garante, comme toutes les associations, du bien public, reconnaissant ce qu’elle doit à son environnement social et conforme à ses valeurs. En 1998, j’avais évoqué les points à partir desquels pouvait se mettre en place une politique du football qui fasse que la Coupe du monde ne soit pas seulement une réussite sportive : lier explicitement le football à la problématique urbaine et à son inscription dans les territoires ; bien appréhender son rôle dans ce qu’on appelait alors la « politique des banlieues » ; faire du football un laboratoire pour la gestion des désordres ; placer la question de la régulation économique du football au niveau européen. Or, en 2016 comme en 1998, l’enjeu exprimé est sportif : gagner ou bien se comporter, et en attendre le miracle de la foule réunie pour célébrer la victoire, ou plus modestement espérer le feel good factor dû à la victoire, qui fera que la société française se sente mieux.
Quid de la possibilité de la désescalade dans les rapports entre police et jeunes, entre police et manifestants, entre police et supporters ? Quid des mesures administratives à l’encontre des suspects de terrorisme, expérimentées déjà contre les supporters ultras ? Quid de la réflexion sur la formation des éducateurs, entraîneurs et dirigeants, pour éviter les dérapages de l’affaire des quotas ou garantir la mission citoyenne des clubs ? Quid des modalités d’élection dans les fédérations pour que les organes dirigeants soient un peu plus représentatifs, comme dans beaucoup d’autres domaines, de la diversité des origines ? Ce serait bien mieux que les prises de position abruptes sur la moralité des joueurs.
Pour finir, deux points à propos de ces questions de la diversité et de la moralité dans l’« affaire Benzema ». D’abord, considérons qu’un entraîneur a de bonnes raisons de ne pas sélectionner un joueur. Sans doute pourrait-il le dire clairement, à savoir qu’il pense qu’un joueur talentueux n’est peut-être pas bon pour le collectif qu’il dirige. Éric Cantona sait pourquoi il n’a pas été sélectionné, en 1996, par Aimé Jacquet, dans l’équipe qui allait gagner la Coupe du monde : pour des raisons sportives, le jeu qu’on joue en Angleterre à l’époque n’est pas celui des équipes qu’il faudra affronter en Coupe du monde, et le sélectionneur considère que le caractère d’un joueur peut faire échouer un projet collectif. Un entraîneur compose avec deux obligations qui peuvent être contradictoires : qui veut gagner ne peut se priver d’un élément qu’il juge déterminant, et par ailleurs le football est un sport collectif. Le racisme (qui a remplacé le quasi-racisme de classe existant lors des débuts du sport), qui existe sous différentes formes, n’a pas empêché le sport de discriminer de moins en moins selon l’origine. C’est ainsi que le sport n’est plus l’apanage des jeunes bourgeois et aristocrates européens ou des Wasp américains. Ensuite, à quelles conditions peut-on dire qu’une équipe de football est représentative de la nation ? Certainement pas du fait qu’elle devrait être un échantillon représentatif de la société. Dans ce cas, les tenants des quotas auraient raison : les joueurs de couleur, les fameux « grands Blacks », sont surreprésentés par rapport à leur poids démographique dans la société française. Une équipe nationale est représentative de ceux qui se sont engagés dans le football, par goût, par volonté, par désir d’ascension sociale (et par défaut d’autres visions de réussite) et qui en ont franchi toutes les étapes, mais aussi par les stratégies mises en œuvre pour être présents dans les compétitions internationales. Ainsi, deux joueurs d’origine algérienne étaient dans la course pour la sélection en équipe de France ; l’un se blesse gravement, l’autre est écarté. En même temps, dix-sept joueurs de l’équipe d’Algérie sur vingt-trois, en 2014 au Brésil, étaient nés, avaient été formés et jouaient ou avaient joué en France. Mais ils avaient choisi d’évoluer dans le pays d’origine de leurs parents. Choix de professionnels qui veulent réussir ? Choix affectif ? Ressentiment vis-à-vis de la France en raison des discriminations qu’ils auraient subies ? Les trois possibilités sont exprimées.
Moralité : de toutes les façons, il vaut mieux que la France gagne ou fasse un beau parcours, et il faut espérer qu’il n’y aura pas d’actes terroristes. Mais c’est étrange. Ce qui vient en tête au moment d’entrer dans l’Euro et en pensant à 1998, c’est ce qui y était après les attentats de janvier et de novembre 2015 : « Rien ne sera comme avant, entendait-on, on va mettre le paquet sur ce qui fait obstacle à l’égalité et à la fraternité. » On attend.
- 1.
Lors d’une réunion de la Fédération de football pour faire le bilan de la Coupe du monde en Afrique du Sud, les personnes présentes, dont le sélectionneur de l’époque, ont évoqué la trop grande présence de joueurs noirs dans les équipes françaises de tous niveaux et la nécessité d’établir des quotas portant sur la couleur, mais aussi sur le fait que de nombreux jeunes présents dans les centres de formation étaient des binationaux qui choisiraient le pays de naissance de leurs parents et non l’équipe de France.
- 2.
La Nba est la structure qui organise le championnat national de basket-ball aux États-Unis, un championnat qui non seulement intéresse le public américain, mais a élargi son audience au monde entier.