Laure et Philippe, ou les psychodrames du sportif entrepreneur
À l’image de la séparation de Laure Manaudou et Philippe Lucas, les relations entre sportifs et entraîneurs font la « une » des journaux. Pourquoi ces relations attirent-elles autant l’attention ? Pourquoi le changement de club devient-il si déterminant dans le parcours d’un sportif ? C’est l’ensemble des contraintes de la carrière des sportifs de haut niveau qui apparaît ici : entrepreneurs indépendants, ils doivent désormais « gérer » leurs performances autant que leur entourage et leur image.
Ce pourrait être le titre d’un nouveau sitcom, la suite attendue de Hélène et les garçons ou de Un gars, une fille. Cela se passerait dans le sport, ce serait la chronique des déchirements entre une athlète et son entraîneur. Voilà l’histoire. Laure est une nageuse douée ; lors d’une compétition, elle est remarquée par Philippe qui est entraîneur ; il la prend sous son aile et grâce à cette association, Laure gagne de nombreuses médailles, devient ainsi une des grandes nageuses de l’histoire de cette discipline et, encore plus, une sportive people connue de tous les Français. Mais un jour, Laure décide de quitter Philippe : est-ce parce qu’elle est tombée amoureuse d’un nageur, italien, auprès de qui elle veut vivre, en Italie ? Est-ce parce qu’elle en a assez de travailler dur sous la poigne de fer de Philippe ? Va-t-elle réussir sa nouvelle vie ? Saura-t-il trouver une nouvelle Laure ?
Mais c’est une histoire vraie dont on a pu suivre les rebondissements dans les différents médias, une histoire qui, à travers les démêlés entre Laure Manaudou et Philippe Lucas, parle de la cellule de base de la production de la performance sportive, le couple athlète-entraîneur, de sa dramaturgie – rencontre, succès ou échec, rupture ou longue liaison –, de la relation complexe entre le technique et l’affectif qu’on trouve dans tout travail qui suppose un investissement fort. Pour ces raisons, les analyses de tels événements sont spontanément de nature psychologique, une affaire de caractères et de sentiments ou, parce qu’il existe une différence d’âge importante ou une différence de sexe, on analysera l’entraîneur comme substitut de la figure paternelle, on soupçonnera une relation d’emprise ou de dépendance, etc. Non sans raison, comme l’atteste le livre d’Isabelle Demongeot sur les abus sexuels dont elle a été la victime1, et les réactions qu’il a suscitées. Mais que viennent faire dans l’affaire le représentant d’un groupe de presse italien ou le riche mécène français, le conseiller juridique de Laure Manaudou, le responsable de l’équipe de France de natation, le président de la Fédération, les clubs de natation des villes dans lesquelles la nageuse s’est installée pour s’entraîner ? Cette profusion de personnages incite à en proposer une lecture plus sociologique qui articulerait trois dimensions : d’abord celle, intrinsèque à la logique de développement du sport, qui fait du couple entraîneur-entraîné la relation sociale de base de la production de la performance avec toutes les tensions qui la constituent ; ensuite, une autre qui prend en considération les particularités du système français d’encadrement du sport de haut niveau, expliquant la diversité des acteurs concernés dans notre affaire ; enfin, la dernière qui situe le drame présent dans le contexte de transformation du système sportif sous les effets de la médiatisation et de la globalisation du sport et qui laisse penser qu’on en connaîtra d’autres.
L’entraîneur et l’entraînement
Pour que naisse l’idée que l’entraînement est une composante nécessaire de la performance sportive, il faut rompre avec les représentations, qui ont cours au xixe siècle parmi les sportsmen et les observateurs fascinés de cette nouvelle pratique, selon lesquelles l’entraînement est inutile voire méprisable, car il transforme le sport en un labeur intéressé, ou selon lesquelles l’athlète est un être extraordinaire dont il convient d’admirer ou de comprendre la nature particulière. L’émergence et l’installation de l’entraînement et de l’entraîneur dans le monde sportif sont donc des applications au sport de l’ethos de la modernité. De même que toute réalité est transformable et améliorable grâce à la science et à ses applications, l’athlète est un individu perfectible grâce à l’entraînement. C’est aussi le fruit d’une disposition fondamentalement humaine à s’intéresser et à chercher à user de sa raison pour surmonter l’énigme que pose chaque sport : comment développer un point de vue réflexif sur un jeu et ses règles pour gagner le plus souvent possible ? Au-delà du simple fait d’entraîner ou de galvaniser ses troupes, apparaît, sur le modèle de l’hippisme, la figure de l’entraîneur, celui qui doit « permettre à un athlète d’atteindre un niveau d’accomplissement de la performance qu’il n’aurait jamais atteint s’il était laissé à lui-même … » et qui doit développer des savoir-faire et mobiliser des connaissances dans ce but. Au programme traditionnel de la nécessaire acquisition des techniques déjà cartographiées des sports traditionnels comme l’escrime ou la boxe, on voit assez vite s’ajouter dans les sports collectifs des réflexions tactiques et dans les sports individuels des programmes de préparation pour améliorer la vitesse ou l’endurance, mais aussi des réflexions sur la gestuelle qui permettra de lancer plus loin ou de sauter plus haut2. L’histoire du sport moderne est l’histoire de ces multiples innovations portées par ces individus qui finiront par devenir « les » entraîneurs3 : si l’entraîneur n’a pas inventé le dérailleur du vélo, il a inventé le 4-2-4 du football ou les figures de la patineuse sur glace ou de la gymnaste. Aujourd’hui, il n’existe pas de sportif ou d’équipe, engagés dans des compétitions officielles, sans entraîneur, sauf, estime-t-on, 10% des athlètes opérant en France. Des réfractaires à l’autorité extérieure, comme il en a existé longtemps ? Des sportifs qui usent des entraîneurs numériques qu’on peut trouver sur internet ? Quoi qu’il en soit, l’entraîneur est une des pièces centrales de tout collectif sportif qui veut obtenir de la performance car c’est lui qui est en permanence avec l’athlète, individuel ou collectif.
Pour accéder au niveau d’accomplissement souhaité, certaines définitions limitent le travail à l’amélioration de la puissance et du muscle, d’autres l’étendent pour faire de l’entraîneur « aussi bien un instructeur, un facilitateur, un mentor qu’un organisateur ou qu’un chauffeur4 », soit un véritable directeur de vie. Cette prise en charge globale se retrouve dans « l’affaire » Lucas-Manaudou : « Je l’ai accueillie à la maison », « elle a travaillé dur », « je faisais 40 kilomètres pour l’amener chez l’orthodontiste », qui sont des raisons du succès ou des échecs, « elle ne sait toujours pas dire bonjour », et dont la rupture rend problématique la poursuite de la carrière, « elle ne veut plus travailler », « elle a pris du poids », « qu’elle fasse attention à son entourage5 », etc. On peut ainsi relever différents aspects de la relation d’entraînement qui provoquent autant de tensions dans le couple entraîneur-entraîné et qui font de la rupture une issue attendue sinon inévitable.
Le travail pour l’acquisition des habiletés spécifiques et des capacités physiologiques nécessaires à la performance définit les tâches des entraîneurs. Premier problème, ce travail sera nécessairement dur parce qu’il faut habituer le corps à la fatigue ou le transformer pour le rendre efficace dans sa gestuelle et dans sa musculature. Il faudra donc répéter des gestes, accumuler des kilomètres, soulever de la fonte, dépasser des seuils, prendre des risques, accepter la souffrance, chaque sport proposant son équilibre spécifique entre charge de travail physique, élaboration technique et expression personnelle : le saut à la perche comprendra une plus grande diversité d’exercices pour parvenir à la maîtrise de la discipline que la natation ; le footballeur devra intégrer davantage les dimensions de traitement de l’incertitude (sa maîtrise technique, le déroulement du jeu, ses équipiers et ses adversaires) que le sprinter.
Deuxième difficulté : comme d’autres situations d’apprentissage, l’entraînement est une relation inégalitaire. L’un sait (les trucs du métier, les techniques accumulées, les lois de la physiologie …) et impose la charge de travail ou la figure qu’il faut exécuter pour espérer emporter la médaille d’or. L’autre doit obéir, il a tant de choses à apprendre, il a besoin d’un œil extérieur pour découvrir ses potentialités, il doit être poussé. Certes, l’entraîneur ne sait pas tout : il ne sait pas ce que ressent l’athlète et il doit l’apprendre, il doit apprendre comment celui-ci réagit aux exercices qu’il propose et il doit se mettre à sa place pour le comprendre et le faire aller plus loin. Bien connaître les sportifs, les observer, ressentir, écouter et faire s’exprimer sont des qualités qui font donc partie des compétences des entraîneurs ; ceux-ci sont donc aussi psychologues au sens le plus général du terme. Cette dimension psychologique définit le contenu de la relation avec l’athlète : savoir quoi faire pour établir une relation et faire progresser. Mais elle pourra se décliner de différentes manières : militaire, paternaliste, fusionnelle, démocratique, fonctionnant à la séduction ou recherchant l’autonomie de l’athlète, c’est selon la culture du sport, la formation et l’âge de l’entraîneur, l’âge ou le sexe des sportifs. En effet, l’entraîneur détient une autorité qui vient de son sexe (les entraîneurs sont très majoritairement des hommes, même dans les sports féminins), de son expérience (il est plus âgé, il a été athlète ou bien il a déjà produit de grands champions), de sa formation (il était prof d’Eps ou il a passé les brevets sportifs) et de son statut social (il est entraîneur national ou entraîneur d’un club, responsable des performances du groupe qu’il entraîne et il a une obligation de résultats) et l’athlète doit accepter son autorité.
Mais, troisième problème, cela ne suffit pas à fonder la confiance de l’athlète, celle qui le pousse à réaliser telle figure difficile ou à se résoudre à ne pas passer ses examens à quelques mois de la grande échéance sportive, plus généralement de s’engager dans la vie ascétique du sportif d’élite. Le sportif cherche aussi quelque chose, qui n’est pas nécessairement, au moment où il rencontre l’entraîneur, d’être champion olympique, car cet objectif vient avec le temps et l’accumulation des succès, tout comme la volonté de gagner de l’argent. De ce point de vue, le sport ressemble plutôt à la fable du Laboureur et ses enfants : le trésor de la médaille et des gains économiques ne peut venir de la poursuite volontaire et proclamée de ces buts, mais arrive comme un effet non voulu du travail accompli pour simplement améliorer des compétences. Le sportif a envie de mieux faire un sport qui lui plaît, de découvrir un potentiel inconnu jusqu’alors de lui-même, de vivre une autre vie que celle de ses semblables du même âge. Quelquefois aussi, l’athlète a un talent, mais n’a pas l’idée d’en faire une carrière et l’entraîneur se trouve « face à une pépite qu’il faut faire sortir de la gangue pour qu’elle éclate en plein jour ». C’est l’histoire de la découverte de Laure Manaudou par Philippe Lucas qui persuade ses parents de lui confier leur fille, c’est le passage pour Ladji Doucouré du football à l’athlétisme. L’entraîneur doit alors convaincre et lorsqu’il y est parvenu, il doit confirmer qu’il avait vu juste par les succès qu’il permet d’obtenir, sinon le doute s’introduit : un autre aurait peut-être pu faire mieux.
Une difficulté supplémentaire est alors celle de se trouver dans une situation où il faut faire s’accorder deux projets, celui de l’athlète et celui de l’entraîneur. Le premier veut accumuler les victoires ou, au contraire, profiter des succès déjà obtenus, mener une vie plus agréable, considère que le sport de haut niveau ne vaut pas tous les sacrifices qu’on lui demande ; le second veut obtenir les résultats que cet athlète devrait réaliser s’il faisait ce qu’il lui demande de faire pour cela, il veut aussi satisfaire son employeur ou augmenter sa réputation. Deux projets, mais aussi deux sacrifices : l’entraîneur convainc l’athlète de faire des sacrifices (laisser tomber les petits plaisirs de son âge, sa scolarité) pour réussir et l’entraîneur, de son côté, fait des sacrifices (la vie familiale par exemple) pour faire réussir l’athlète.
Pour terminer, on peut mettre en évidence deux points sensibles qui proviennent de ce qu’on appelle les exigences du sport de haut niveau, qui fondent l’importance de la relation entraîneur-entraîné et alimentent les tensions qui la constituent. D’abord, le fait que la relation d’autorité, la nécessité de l’obéissance, de la confiance, supposent l’existence reconnue, ou à produire, de l’autonomie de l’athlète puisqu’en compétition, celui-ci sera seul.
Être entraîneur est donc un autre de ces métiers impossibles : une injonction morale que rien ne garantit. D’autant que la relation est exclusive : il y a de la confiance qui doit être aveugle, il y a un engagement total pour atteindre la performance et il y a du secret car il y a de la concurrence avec d’autres paires entraîneurs-entraînés. La conséquence est celle de la réduction du monde social au seul univers de l’entraînement pour lequel il faut tout sacrifier. Et si l’athlète est grand sur le stade, il est moins sûr qu’il le soit dans la vie si tous les cadres sociaux et toutes les obligations sociales ordinaires lui ont été ôtés pour se consacrer à sa seule et unique tâche. Ce qui signifie que la relation est soumise aux affres du temps et de la progression de l’athlète : l’athlète qui acquiert de l’expérience a légitimement son mot à dire et ses propres vues sur la production de la performance ; l’athlète qui devient champion, même si l’on est dans un sport à maturité précoce (comme la natation ou le tennis), devient un professionnel.
Le dispositif du sport de haut niveau
Historiquement, l’entraîneur s’est présenté sous différentes figures : le curieux, le bricoleur, l’ingénieur, le bureaucrate, l’entrepreneur. Aujourd’hui, ces figures historiques peuvent encore se mêler, comme se mêlent les différents statuts : les salariés du privé, les bénévoles, les fonctionnaires, les travailleurs indépendants. Elles varient aussi dans les formes d’organisation : l’entraîneur peut être seul face à des sportifs, il peut travailler en équipe, il peut être inséré dans une chaîne de division du travail selon des liens horizontaux de coopération ou verticaux de hiérarchisation. Ces figures et ces statuts sont largement le reflet des contextes sociaux et politiques dans lesquels le sport s’est développé au cours du xxe siècle. Ceci influe grandement sur le type de relation qui s’établit entre les sportifs et les entraîneurs, de l’obéissance aveugle à la communication.
Dès la fin du xixe siècle, le développement du sport professionnel, dans le cas des sports américains comme le base-ball ou des sports comme le football, le cyclisme ou la boxe, favorise l’installation d’un encadrement salarié visant à garantir la performance en la préparant. Dans les politiques des États totalitaires dès l’entre-deux-guerres et durant la guerre froide, le souci des régimes de manifester leur supériorité politique et scientifique pousse à l’intégration de la recherche en physiologie à l’entraînement. À partir des années 1960, le sport devient un terrain de compétition entre les nations, entre les anciennes puissances coloniales et les nouvelles nations venant d’accéder à l’indépendance, ce qui induit la généralisation de la rationalisation de la préparation des sportifs avec des formes propres, selon les pays, selon la richesse des différents sports et qui se concrétise par la multiplication des disciplines mobilisées autour de l’athlète et de l’entraîneur (médecine et physiologie, diététique, psychologie, etc.). Enfin, avec les années 1980, on assiste à une transformation du sport : les acteurs du sport, au-delà des secteurs des sports professionnels, deviennent aussi des acteurs économiques. Comment cela se traduit-il en France ?
Laure Manaudou est une championne de natation. La natation fait partie de la grande famille des sports olympiques, c’est-à-dire des sports pour lesquels les jeux Olympiques constituent l’épreuve de référence, ce qui n’est pas le cas du football, du cyclisme, du tennis ou du golf dont les compétitions phares sont la Coupe du monde, le Tour de France, Wimbledon ou l’US Open, même s’il y a du football, du cyclisme ou du tennis aux jeux. Cette qualité olympique fait qu’on place encore spontanément aujourd’hui la natation parmi les sports amateurs parce que, pendant longtemps, il fallait être amateur pour pouvoir participer aux jeux. Lorsque le système français d’organisation du sport d’élite s’est mis en place à partir de 1960 pour être parachevé vers 1985, la séparation était claire et les enjeux simples : il s’agissait, dans un dispositif impliquant l’État et les fédérations sportives, d’aider celles-ci à développer leur sport et aider leurs sportifs pour qu’ils puissent rivaliser avec les représentants des grandes nations sportives. Pour ces raisons, la natation est intégrée à un dispositif du sport de haut niveau, spécifique à la France, progressivement mis en place à partir des années 1960, qui organise le soutien à la préparation des athlètes des disciplines olympiques en vue de la grande échéance des JO et des rendez-vous qui réunissent aussi l’élite comme le championnat du monde ou d’Europe.
Partout dans le monde, les sports sont organisés dans des fédérations nationales, membres de fédérations internationales qui élaborent et veillent à l’application des règles définissant chacun des sports et qui organisent les compétitions, nationales et internationales, qui décernent les titres. C’est là la définition même, la plus stricte, du sport que d’être composé de tous ceux qui appliquent les règles définies par une fédération. L’originalité française est d’avoir fait du sport une coproduction, au nom de la santé, du lien social et de la gloire nationale, entre l’État et le mouvement sportif, c’est-à-dire l’ensemble des fédérations sportives. Dans ce système, si les fédérations et leur base, les clubs, constituent un des piliers, l’autre est fourni par l’État. L’État a aidé à construire des équipements, il définit les règles de subventionnement des fédérations pour que celles-ci puissent développer leurs sports, il crée un corps de techniciens, les cadres techniques sportifs (Cts), qui sont des agents de l’État avec le titre de professeur de sport chargés, pour une partie d’entre eux, d’entraîner les meilleurs sportifs et pour d’autres de détecter dans les clubs les athlètes. C’est encore l’État qui place dans chaque fédération une direction technique nationale, avec à sa tête un directeur, composée d’agents de l’État ayant en charge le développement du sport et ses résultats ; qui institue une filière du sport de haut niveau allant des sections sport-études dans les établissements scolaires aux pôles régionaux, puis pôles nationaux qu’on retrouve dans les grands établissements que sont les Écoles nationales de voile ou d’équitation ou l’Institut national du sport et de l’éducation physique (Insep) dans lesquels les sportifs, encadrés par les cadres techniques, dont les entraîneurs nationaux, prépareront les grandes échéances ; qui définit des systèmes d’aides pour les sportifs de haut niveau, environ 6 000, à réaliser le double projet de l’excellence sportive et des études (conditions d’entraînement avec des installations et des personnels d’État, possibilité de faire des études parallèlement à la préparation sportive, aides à l’insertion professionnelle et aides financières). Dans la mesure où ils contribuent à la réputation de la France et à l’intégration – on se souvient de l’usage qui a été fait de la victoire de l’équipe de France de football en 1998 – les sports professionnels, organisés autour des clubs qui sont les employeurs des sportifs et des entraîneurs, rentrent aussi dans ce dispositif.
Le parcours idéal de l’athlète
Ce dispositif définit un parcours idéal, même pour un sportif professionnel. Par exemple, Tony Parker joue au basket dans un club, il est repéré par un cadre technique, rejoint une section sport-études puis un pôle, l’Insep, où il est repéré par le recruteur d’un club français puis par le dénicheur de talent d’un club de la Nba. Comment les choses se sont-elles passées pour Laure Manaudou ? Comme tous les champions, elle a appris les bases de son sport avec sa famille et grâce à l’école. Par goût ou parce que ses parents trouvaient que la natation était un sport intéressant ou encore parce qu’elle a été remarquée par l’entraîneur du club local, elle s’est inscrite dans une association sportive, où elle a perfectionné sa technique et participé à des compétitions. À cette occasion, elle a été remarquée par un autre entraîneur qui l’a convaincue de le rejoindre lui et son club dans la perspective d’aller vers les plus hauts sommets de ce sport. C’est là que, dans le cas de Laure Manaudou, les choses se compliquent car elle n’a pas suivi la voie normale des athlètes d’élite de sa discipline.
Dans ce cadre, normalement, donc, la jeune et brillante nageuse Laure Manaudou aurait dû être remarquée par un Cts et orientée vers un des pôles régionaux puis vers le pôle national de la natation où elle aurait été encadrée par d’autres Cts, les entraîneurs nationaux qui constituent l’élite des entraîneurs du service public du sport de haut niveau. Or, dans le cas présent, elle a été repérée par un entraîneur salarié d’un club. Ce club tire ses ressources des adhésions de ses membres, des sponsors locaux et des subventions versées par les collectivités locales – ville, groupement de communes ou région – au sein desquelles est situé ce club parce que, par les succès de ses nageurs, il contribue à la réputation du territoire. Cet entraîneur est un entraîneur privé, libre de contracter avec qui bon lui semble, qui a progressivement réuni autour de lui, grâce aux succès obtenus avec Laure Manaudou, différents nageurs d’envergure internationale. Grâce à la notoriété obtenue avec Laure Manaudou, il peut négocier avec une autre ville et un autre club des conditions plus intéressantes, emmener avec lui les nageurs qu’il entraîne : de Melun, Laure Manaudou et Philippe Lucas partent au Canet-Plage. On voit dans ce cas qu’il existe une autre voie que la filière du haut niveau pour arriver au plus haut sommet, qu’il existe d’autres entraîneurs que les Cts et donc que la natation peut ressembler au football avec des entraîneurs et des athlètes qui passent d’un club à un autre et en arriver à connaître, à son échelle, les mêmes problèmes. Avant les jeux d’Athènes, on avait assisté à quelques passes d’armes entre l’entraîneur de Laure Manaudou et le directeur technique national de la natation sur différents sujets comme la participation aux regroupements fédéraux, sur l’accompagnement lors des jeux, sur l’arrêt des études, etc. Dans le contexte normalisé du dispositif du sport de haut niveau, l’entraîneur doit tenir compte de son supérieur hiérarchique qu’est le Dtn et doit respecter le principe du double projet sportif et éducatif ; dans les clubs professionnels, il doit respecter les objectifs de son employeur ; dans le cadre de notre affaire, l’entraîneur doit aussi suivre ses propres intérêts de professionnel placé sur un marché du travail des compétences rares, celles de producteur de champion.
Le nouveau sport olympique
Dans tous les sports non officiellement professionnels, tous les meilleurs sportifs en escrime, en boxe amateur, en aviron, en athlétisme ou en natation sont réunis dans des lieux spécialisés, les pôles, et encadrés par les entraîneurs et les cadres techniques. La notoriété acquise par Laure Manaudou et Philippe Lucas a fait porter le regard sur la natation. Mais on retrouvera des situations identiques en athlétisme où des athlètes en vue rompent avec des entraîneurs avec lesquels ils avaient travaillé pendant des années. Pourquoi Eunice Barber s’entraîne-t-elle aux États-Unis comme, avant elle, Marie-Josée Pérec ou Christine Arron ? Pourquoi Ronald Pognon a-t-il fait sensation en quittant un entraîneur national pour se lier à un jeune entraîneur free lance inconnu ? On comprend que dans le football, les conflits surgissent dans la mesure où les intérêts des clubs, et de leurs entraîneurs, sont différents de ceux de l’équipe de France : Arsène Wenger ou Gérard Houllier ne sont pas contents quand Raymond Domenech sélectionne des joueurs d’Arsenal ou de Lyon en équipe de France et encore moins lorsque ceux-ci se blessent lors d’un match international. Dans le football, les joueurs et les entraîneurs circulent sur un marché international du travail footballistique où l’on embauche, débauche et remercie ; les clubs, par l’intermédiaire des agents, se disputent des valeurs rares et entrent en conflit avec les fédérations nationales et internationales du football sur l’organisation des compétitions et la disponibilité des joueurs car les clubs qui paient des joueurs pour disputer le championnat ou la Champions’ League, sont réticents à les confier aux sélectionneurs de l’équipe nationale. Mais on ne s’attendait pas à ce que des conflits d’intérêt analogues se développent dans la natation (ou en athlétisme). Que s’est-il passé ?
Sans doute, une des choses qui apparaît le plus problématique dans l’affaire est le fait que ces épisodes touchent un sport amateur. Mais cette distinction entre sport amateur et sport professionnel n’a aujourd’hui plus lieu d’être. Au milieu des années 1980, deux faits sont venus bouleverser l’ordre sportif : la suppression par le Comité international olympique de la distinction entre amateurisme et professionnalisme et le mouvement de libéralisation des médias qui a fait que le sport est devenu un enjeu dans la concurrence entre les chaînes de télévision pour accroître leur audience. L’arrivée de Juan Antonio Samaranch à la tête du Comité olympique international a fait tomber la barrière qui séparait les sportifs vivant de leur sport, les pros, et ceux le pratiquant pour l’honneur, les amateurs. Les pays de l’Est avaient rendu parfaitement caduque cette distinction : leurs athlètes étaient des enseignants, des étudiants, des militaires ou des policiers, mais qui s’entraînaient à temps complet. Les autres pays, pour faire face, se sont aussi lancés dans l’augmentation de la charge de travail d’entraînement nécessaire pour bien figurer dans les grandes compétitions. D’un ou deux entraînements hebdomadaires, on est passé, dans les années 1980, à l’entraînement quotidien, puis biquotidien, avec les conséquences sur la possibilité de lier le sport de haut niveau aux études ou aux activités professionnelles. Aux États-Unis, les bourses sportives dans les universités sont un moyen de résoudre cette contradiction ; en France, c’est le dispositif du sport de haut niveau avec des institutions comme l’Insep. Aujourd’hui, on peut considérer que tous les sportifs d’élite, ceux qui concourent pour les médailles, quelles que soient les disciplines, sont des professionnels au sens où ils ont acquis des compétences très spécifiques, où ils développent une discipline de travail et où l’essentiel de leur temps est consacré au sport. Enfin, dans certains sports comme le ski, le basket-ball ou le hockey sur glace, la distinction amateur-professionnel privait les compétitions olympiques des meilleurs.
Cette décision prend tout son sens dans un contexte où la libéralisation des chaînes de télévision un peu partout dans le monde a fait tomber sur le sport des sommes d’argent considérables et où plus généralement une activité comme le sport devient de la part de ceux qui le soutiennent une vraie activité économique ou plus précisément il s’inscrit dans des stratégies de développement. Le mécanisme est simple. Le sport est une dramaturgie ; il attire des téléspectateurs qui font venir des sponsors qui achètent des temps d’antennes ou de la visibilité en soutenant des sports, des compétitions, des équipes ou des individus. Ces sponsors sont des marques. Ce sont aussi des mécènes traditionnels comme les collectivités publiques. Pour celles-ci, le sport est, comme on l’a dit souvent, une manière de se faire connaître et de se marquer sur la carte. C’est évident et spectaculaire pour le football ou pour une ville qui accueille une grande compétition, étape du Tour de France ou championnat d’Europe ou du monde. La transformation des flux financiers du sport produit, dans le système auquel nous sommes habitués – un sport soutenu par l’État, avec une fédération et des entraîneurs nationaux, selon une organisation qui se veut rationnelle –, des psychodrames comme celui que nous avons vécu avec Laure et Philippe. L’augmentation des sommes d’argent qui circulent entraîne une concurrence exacerbée pour accéder à la reconnaissance ou pour se répartir les gains générés par la valorisation économique du sport. On connaît bien les conflits entre chaînes de télévision, clubs et fédérations, ou entre joueurs et clubs. Cela rejaillit aussi sur la relation entraîneur-entraîné.
Le nouveau sport et les nouveaux sportifs
Les athlètes des grands sports olympiques, comme l’athlétisme, la natation ou la gymnastique, peuvent donc dorénavant bénéficier des retombées économiques de leur notoriété sportive, au prorata bien sûr de la capacité de ces sports et de leurs représentants à attirer un grand nombre de téléspectateurs, donc de consommateurs. Il paraîtra d’autant plus légitime aux athlètes de profiter de la gloire sportive que la compétition a produit une intensification de l’entraînement qui impose, pour être sportif d’élite, même si on n’est pas, à proprement parler, professionnel, d’en faire son activité à temps complet. Ils deviennent aussi des acteurs économiques rationnels ou des éléments d’un calcul économique. De leur côté, des parents pourront considérer qu’être sportif est une carrière désirable et la concevoir comme un investissement. D’autres acteurs qui viennent s’installer sur ce marché apparaissent encore. Le terme générique d’agent désigne ceux qui sont les intermédiaires entre le sportif et les médias, les clubs, les sponsors ; ils déchargent l’athlète de la tâche de valorisation économique. Mais on trouvera encore des métiers qui se sont développés autour du sportif, dans le cadre de la division du travail (préparateurs physiques ou mentaux, spécialistes de l’esprit, kinésithérapeutes, ostéopathes, etc.), qui constituent une offre de services pour aider le sportif ou épauler un entraîneur et qui se développent en proportion de la croissance des flux financiers circulant dans le sport et de la gestion de l’incertitude inhérente à la compétition sportive.
Qui dit circulation d’individus dit appariement, c’est-à-dire constitution d’équipes autour des sportifs, mais dit aussi ruptures pour des motifs qui ne relèvent pas du registre affectif. Un club se sépare de son entraîneur, un joueur quitte un club, un sportif se sépare de son entraîneur, un athlète s’adjoint les services d’un « médecin de l’âme », un avocat apparaît dès que le nom d’un sportif ou d’une sportive vient sur le devant de la scène. Les raisons sont les mauvais résultats ou le mécontentement d’un joueur qui s’estime mal utilisé, il ne joue pas assez ou pas au poste qui lui convient, et il s’estime mal mis en valeur au risque de perdre de la valeur économique sur le marché du travail. Un cas intéressant est constitué par le tennis. On apprenait, quelques semaines avant Rolland-Garros, que Roger Federer se séparait de son entraîneur. En tennis en effet, comme en golf, les meilleurs, c’est-à-dire très concrètement ceux qui gagnent beaucoup d’argent, salarient ou passent un contrat de service avec un entraîneur, et souvent d’autres personnes comme les préparateurs physiques ou mentaux ou encore des experts-comptables car ce sont de véritables entreprises qui gèrent des sommes considérables, générées par l’argent des prix qu’ils gagnent dans les grands et petits tournois, par les contrats qu’ils passent avec des sponsors, équipementiers par exemple, et toutes sortes de droit d’image et de ménages qu’ils sont amenés à réaliser. On estime ainsi les revenus annuels d’un joueur comme Tiger Woods à 70 millions d’euros ou ceux de Roger Federer à environ 20 millions. Dans les sports individuels, les meilleurs sont donc des entrepreneurs de leur performance sportive et économique. C’est aussi le cas dans les sports collectifs. La semaine où on apprenait le « divorce » entre Federer et Roche, on pouvait lire aussi que Sylvain Wiltord, joueur de Lyon et de l’équipe de France avait des démêlés avec son club qui l’avait mis à pied, mais aussi qu’il devait comparaître devant le tribunal des prud’hommes pour licenciement abusif de la personne qui gérait ses intérêts. Si Zinedine Zidane ou Thierry Henry ont des entraîneurs dans leurs clubs respectifs, rien ne les empêche d’avoir des conseillers juridiques ou des préparateurs physiques ou mentaux. D’ailleurs, aux États-Unis, les joueurs de base-ball ou de football sont responsables de leur forme physique et doivent donc rémunérer des préparateurs.
Le sportif entrepreneur
Encore une fois, on comprend bien tout cela, dira-t-on, car nous sommes dans le sport professionnel, mais comment cela est-il possible ailleurs ? Récapitulons : comment un sportif d’un sport individuel gagne-t-il sa vie ? Il lui faut tout d’abord passer les différentes étapes décrites plus haut qui font passer du club à la grande structure nationale, sachant que cela suppose toujours un fort soutien familial. Ce parcours vers la notoriété est plus ou moins long selon qu’on est dans des sports à maturité précoce (tennis, natation ou gymnastique) ou pas et selon qu’il existe un circuit professionnel (tennis ou athlétisme) ou pas. Prenons un coureur à pied qui a réalisé des performances le plaçant parmi les meilleurs mondiaux. Il se présente dans des meetings dotés de prix s’il remporte les compétitions (s’il est très fort, il peut encore espérer une prime pour s’aligner) ; son sponsor lui verse des primes de victoire, comme son club ; il gagne des médailles olympiques et reçoit la récompense donnée par l’État ; puisqu’il gagne et qu’il est connu, il négocie des contrats de sponsoring ; puisqu’il gagne et qu’il peut encore gagner d’autres médailles, les aides versées par les fédérations peuvent aussi augmenter, de même que celles que lui donne le club dans lequel il doit être, en général, inscrit ; ces « aides » que lui donne le club proviennent des ressources que lui distribuent des sponsors locaux ou autres et les collectivités territoriales. Ces gains seront d’autant plus importants que le sport sera médiatisé puisque le déclenchement du financement est lié à la médiatisation de l’événement : c’est lui qui fait venir les sponsors et les mécènes puisqu’il attachera un nom, le sportif médiatisé, et une marque ou un autre nom, celui du généreux mécène public ou surtout privé.
Prenons Laure Manaudou par exemple6. Elle est entrée dans la carrière à 14 ans lorsque ses parents l’ont laissée partir à Melun pour être prise en charge par Philippe Lucas. À 20 ans, elle est une des meilleures nageuses du monde. Ses revenus s’élèvent, pour 2006, à 1, 5 million d’euros. Outre ses gains sportifs, primes de victoire, ses revenus proviennent de son équipementier Arena, elle est « ambassadrice » de Lancel (une ligne de produits porte son nom) et de la station balnéaire du Canet, elle a un contrat avec Lastminute.com, avec Edf (qui soutient les sports d’eau), avec la Société des bains de mer de Monaco, porte des vêtements Nike et Gucci (qui appartient à la holding Pinault). On sait qu’il existe une concurrence entre les équipementiers dans la mesure où le contrat avec Arena s’arrêtera en 2008 : Adidas et Nike sont sur les rangs pour faire monter les tarifs « qui ne seront pas à moins de 400 000 euros par an » selon son avocat, Didier Poulmaire. Enfin, un contrat de mécénat d’un million d’euros sur cinq ans a été signé avec Artémis du groupe de François Pinault. Sans doute faudrait-il ajouter les retombées du fait que son nouvel entourage technico-sportif, en Italie, est fourni par le groupe LaPresse, société d’images, dans un club sportif sponsorisé par Fiat. Laure Manaudou n’est pas une sportive professionnelle, elle est gérante, et salariée, d’une société, Swimdream, qui gère ces différents contrats. Sportive la plus populaire à égalité avec Zidane, 9e sportif connu par les 15-34 ans, pour le Pdg de Lancel, elle incarne « la femme des années 2010, active, glamour et séduisante par sa beauté naturelle ». Le fait qu’elle préside une association caritative « LM la vie » pour les enfants malades participe d’une image qui dépasse les limites des bassins. La performance sportive est un point d’entrée, la petite différence entre la première et la deuxième place, qui augmente la valeur auprès des sponsors traditionnels et déclenche, sous condition d’image jugée satisfaisante, l’arrivée de nouveaux acteurs qui assurent la notoriété extra-sportive. Les histoires d’amour ou les démêlés y participent, élargissent le cercle des personnes qui connaissent celle qui est devenue une star. Mais ces sommes d’argent n’arrivent pas toutes seules, ni la nature des sponsors. Cette notoriété doit être gérée, comme la carrière sportive, pour que le sportif accomplisse aussi une carrière médiatique. Il faut, par exemple, faire tenir le regard sur lui ou sur elle. Or un sportif gère plus ou moins bien son image ; en fait, il est plus ou moins bien entouré car l’entraînement et l’intérêt prioritaire pour le sport laissent peu de loisir, de goût ou de compétences et souvent cette tâche est abandonnée à un tiers. On connaissait bien le manager en boxe (comme dans le rock), le sprinteur ou la nageuse qui acquiert une certaine notoriété se dote aussi d’un manager : l’agent. Souvent, les parents font office d’agents au début, mais la réputation aidant, des spécialistes se proposent, anciens athlètes ou professionnels de l’image et du contrat, des avocats par exemple.
Un nouvel entourage professionnel
L’agent tient ici, dans la réalisation de la performance d’image ou de valorisation économique, le rôle de l’entraîneur. Didier Poulmaire est cet avocat, agent de Laure Manaudou depuis 2004, qui définit la stratégie. L’agent, lui aussi, doit augmenter sa réputation pour attirer d’autres sportifs car il est en concurrence avec d’autres. Dans le cas qui nous intéresse, M. Poulmaire a définit un objectif, produire une image de Laure Manaudou comme jeune femme et non comme sportive, et édicter des règles quant aux sponsors acceptables : Lancel, oui ; « les animations de séminaires ou les paquets de céréales non7 ». L’avocat est-il le rival ? Est-ce la clé de la rupture du couple Manaudou-Lucas ? Dans l’absolu cela se pourrait, mais cela ne le semble pas dans ce cas précis. Simplement, on voit à l’œuvre les effets des transformations du sport sur la nature des collectifs qui entourent les sportifs, ce que dans la presse on appelle les « galaxies ». À dix mois de distance, on pouvait lire la composition de deux « galaxies Manaudou » : la première8 nous présentait son entraîneur, sa famille, son amoureux, ses copains et copines, son avocat, sa sponsor-confidente de la marque Lancel qui donne les conseils « pour le choix de la petite robe pour aller à la télé » ; la seconde9, suite aux derniers événements, comprenait l’entraîneur en chef (et directeur général de LaPresse), le président de LaPresse, l’entraîneur en second, le médecin du club, le préparateur athlétique, le biomécanicien, le Dtn de la fédération française de natation, le Dtn de la fédération italienne, le nutritionniste. Dans le premier collectif décrit aurait pu aussi apparaître le Dtn de la fédération française de natation et dans le second l’avocat ; mais cette deuxième galaxie développe une image plus précise de ce qu’est l’organisation collective de la performance (pour d’autres cas, on aurait ajouté le gourou). On aurait été dans un sport plus médiatisé, le tennis par exemple, on aurait mis en avant la famille comme cellule d’encadrement. Dans ce cas, les ruptures n’auraient pas été entre l’entraîneur et la nageuse, mais entre le papa et la tenniswoman. Peu importe. Mais trois points sont à relever : d’abord, la diversification des compétences de l’entourage constitué autour du sportif ; ensuite, le constat que la performance sportive est une activité qui concerne les deux aspects de la notoriété du sportif, ses résultats et son image, et dont la gestion réussie conditionne la réussite sociale ; enfin, les concurrences entre structures privées, les clubs, et les fédérations caractéristiques des sports collectifs professionnels se retrouvent donc dans les sports individuels amateurs et professionnels. La montée en puissance dans le tennis et dans l’athlétisme du team Lagardère correspond à ce processus d’intégration des deux dimensions de communication et de performance sportive au sein d’un grand groupe industriel.
À un niveau quantitatif très éloigné de celui de Tiger Woods, de Roger Federer ou Michael Jordan, voici comment une nageuse, championne olympique authentique, peut devenir sinon un entrepreneur, du moins une entreprise et se retrouver au centre d’un ensemble organisé pour gérer ses propres intérêts, ensemble ou en concurrence avec celui que la fédération met en place avec ses staffs d’entraîneurs et de techniciens. Le jeune athlète prometteur s’inscrit sans problème dans le dispositif officiel : il n’a pas le choix, il ne sait pas, il doit encore apprendre. Mais il existe maintenant un marché des services aux sportifs. Celui qui a déjà fait ses preuves, grâce aux gains monétaires présents ou potentiels, gagne de la marge dans son action et dans l’appréciation de sa valeur à la fois sportive et d’image. Il peut chercher et trouver le service qui, espère-t-il, le rendra meilleur. Il se voit aussi offrir des services : il attire des professionnels du soin, du conseil, de l’entraînement, de l’image, du placement financier. Il peut se considérer comme mal encadré, s’il y a eu échec par exemple, ou comme valant encore mieux s’il y a eu succès et vouloir partir vers un entraîneur plus prestigieux, ou être débauché par un autre entraîneur qui lui fera valoir qu’il vaut mieux que ce qu’il fait en ce moment avec x ou y. Il peut aussi être sollicité par différents spécialistes du corps et de l’esprit qui lui promettent de décupler ses forces dans les moments cruciaux. Ce sera son initiative ou celle de son entourage, ou plutôt celle de la nouvelle culture sportive dans laquelle il évolue qui n’est plus composée des seuls sportifs, entraîneurs et dirigeants, mais aussi désormais d’une constellation de spécialistes.
Et voilà comment un entraîneur de club peut se retrouver à la tête d’une équipe composée de quelques-uns des meilleurs nageurs français qui s’entraînent à côté des structures du haut niveau, négocier avec une collectivité locale les meilleures conditions possibles, entrer en conflit avec la fédération et négocier avec elle, puis perdre une de ses athlètes au profit d’un team, un groupe italien mêlant sport et communication. Le fond de l’affaire est bien celui d’une transformation d’un système sportif dans lequel les fédérations, ce qu’on appelle le mouvement sportif, et l’État se partageaient les responsabilités : des athlètes formés par des clubs et réalisant leur plus haute performance dans un sport encadrés par des agents de l’État, en assurant leur vie post-sportive grâce aux diplômes obtenus par des aménagements d’horaire pour suivre une formation générale ou s’insérer dans l’entreprise. Cela reste vrai des sports très faiblement médiatisés comme la lutte (on serait dans une république du Caucase ou en Turquie, il en irait autrement), l’aviron ou le tir à l’arc n’attirent pas suffisamment les médias pour générer des flux financiers capables de faire vivre des entraîneurs privés. Sauf si, dans le cadre de la rivalité sportive entre États, se développe un marché du travail international pour ses entraîneurs : les entraîneurs français d’escrime s’exportent bien, tout comme les anciens entraîneurs des pays de l’Est. Mais lorsqu’on se tourne vers la gymnastique, le patinage artistique, la natation et l’athlétisme, le paysage commence à changer : les sportifs et les entraîneurs peuvent être l’objet de sollicitations de la part des clubs pour bien figurer dans les compétitions interclubs, et dans les politiques de communication des collectivités locales. Les bases de la négociation demeurent modestes, mais cela permet de mettre le doigt sur le phénomène de la concurrence entre différents types de collectifs produisant de la performance. En natation ou en athlétisme, le pas a été franchi.
Sociologiquement, l’affaire Lucas-Manaudou met donc en évidence, outre les transformations générales du sport, l’importance des collectifs de production et de gestion de la performance sportive et de ses retombées réputationnelles, comme on le connaît dans les industries culturelles ; elle met en évidence que la rupture des couples, même les plus établis, est un élément normal de la progression des sportifs.
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Sociologue de l’Institut national des sports et de l’éducation physique (Insep). Voir son précédent article (avec Christophe Pettiti) : « Le sport et la loi », Esprit, juin 2006.
- 1.
Isabelle Demongeot, Service volé, Paris, Michel Lafon, 2007. Il existe une assez importante littérature sur les aspects psychologiques et la psychopathologie des relations entraîneur-entraîné. Voir, par exemple, Claire Carrier, « Coach », dans le Champion, sa vie, sa mort, Paris, Bayard, 2002 ou Marc Lévèque, Psychologie du métier d’entraîneur, Paris, Vuibert, 2005.
- 2.
Sur ces points, voir Georges Vigarello, Une histoire culturelle du sport. Techniques d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Revue Eps-Robert Laffont, 1988.
- 3.
On garde ici le terme français pour ne pas entrer dans les discussions actuelles sur le phénomène du coaching. Coach est simplement le terme anglais pour entraîneur. Après, les distinctions pourront être faites entre coach, manager, entraîneur, ce qui renvoie au processus de division du travail sportif.
- 4.
Coaching, www.brianmac.demon.co.uk
- 5.
Toutes les citations entre guillemets ont été glanées dans des interviews données dans la presse ou proviennent d’entretiens réalisés auprès d’entraîneurs.
- 6.
Anne-Lise Carlo, « Le business Manaudou », Stratégies.fr, 17 juin 2007, http://www.strategies.fr/archives/1457
- 7.
Didier Poulmaire est aussi l’avocat de Didier Deschamps, Amélie Mauresmo et d’entreprises sponsors d’événements sportifs comme la Bnp ou le groupe Accor. Voir Jean-Yves Guérin, « Poulmaire passé maître dans le conseil des champions », Le Figaro, 22 juin 2007 et l’entretien dans Stratégies, 17 juin 2007.
- 8.
Stéphane Joly, « La galaxie Manaudou », Le Journal du dimanche, 30 juillet 2006.
- 9.
« La nouvelle galaxie Manaudou », L’Équipe, 24 mai 2007.