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James Joyce Ulysses 1ère édition 1922. Geoffrey Barker via Wikimédia
James Joyce Ulysses 1ère édition 1922. Geoffrey Barker via Wikimédia
Dans le même numéro

L’utopie Joyce

Sous la plume de Joyce, Dublin devient une ville-monde utopique. Se jouant de la langue anglaise, Ulysse (1922) œuvre à la vie juste après la guerre, tandis que la polyphonie de Finnegans Wake (1939), dont les interprétations sont infinies, ouvre à un présent vivant.

Une île qui a connu un destin tout à la fois dystopique et utopique, c’est l’Irlande, non pas telle qu’en elle-même la géographie et l’histoire l’ont configurée, mais telle que James Joyce l’a vécue et projetée dans son œuvre. Dystopique, elle l’a été, du moins aux yeux du jeune Joyce qui, peu après sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme, Nora Barnacle, écrit dans une lettre qu’il lui adresse : « Il me semblait que je livrais pour vous bataille à toutes les forces religieuses et sociales d’Irlande et que je n’avais à compter que sur moi-même. Il n’y a pas de vie ici – ni naturel ni honnêteté1. » L’Irlande fut pour Joyce un obstacle majeur à l’amour de la vie, dont sa relation à Nora faisait partie, et à la liberté de création. S’ensuivit un exil définitif sur le continent, successivement à Trieste, Zurich, Paris, puis de nouveau Zurich où il mourut en 1941.

L’Irlande, pourtant, ne cessera de revenir dans l’écriture de Joyce, singulièrement Dublin, la ville de sa jeunesse, pour y renaître de ses cendres après avoir été vouée aux gémonies par le jeune écrivain : Gens de Dublin (1914), Portrait de l’artiste en jeune homme (1916), Ulysse (1922), Finnegans Wake (1939). Hormis quelques brefs séjours qui le confortèrent dans son exil, le retour à Dublin se fait par la voie de l’écriture, qui la donnera à voir dans ses plus infimes détails et peut-être plus encore à entendre dans la diversité de tous ses accents. Ce n’est pas pour rien qu’avec Ulysse, publié en anglais à Paris le 2 février 1922, Joyce se vantait d’avoir écrit un livre qui permettrait de reconstruire la ville à l’identique si elle venait à disparaître. Dublin n’en sort nullement embellie, Joyce n’hésitant pas à en faire saillir la trivialité, voire l’obscénité, le laisser-aller, les insipides bavardages, les glorioles de pacotille, les effets de manche faciles, sans compter les comportements attentatoires à la morale, suffisants motifs pour tomber sous le coup des censures anglo-saxonnes. Mais, bien qu’impossible à vivre dans la réalité, mortifère à bien des égards pour un esprit libre, la ville revient dans le roman plus vivante, plus intense que jamais, effervescente ; ce qui peut expliquer au passage l’impression qu’en reçut Valéry Larbaud, premier traducteur français du livre, qui disait y retrouver des échos de la truculence d’un Rabelais. Sous la plume de Joyce, Dublin devient une ville-monde où vient résonner dans ses rues et ses pubs tout un pan de l’histoire européenne depuis l’Antiquité grecque jusqu’au naissant xxe siècle. S’y préfigurent la fin des empires centraux et le devenir-monde de n’importe quel point du globe – centre partout, circonférence nulle part, autrement dit partout le monde. De même, on peut voir dans le héros de Finnegans Wake, dont les initiales H.C.E. signifient aussi Here Comes Everybody, n’importe qui, un citoyen du monde.

Une île dans une île

Dans Ulysse, Dublin est une île dans une île, un concentré d’« irlandité ». Sans accent d’amertume ni pointe de nostalgie, elle y vit au présent, un présent qui ne passe pas, appelé à revenir comme l’unique journée, le 16 juin 1904, que raconte le roman en suivant, du matin jusqu’à une heure avancée de la nuit, les pérégrinations et le courant de conscience de son personnage principal, Leopold Bloom, exilé juif établi en Irlande. Si, selon une remarque de Michel Butor, le roman respecte la règle classique des trois unités (de lieu, de temps et d’action), ce n’est pas sans en faire éclater le formalisme rigide en la dissolvant dans une matière profuse et haute en couleurs relevée, comme une mixture épicée, par une diversité de styles vraiment confondante tout au long des dix-huit chapitres démarqués de l’Odyssée d’Homère2.

Si l’on peut convoquer l’utopie à propos de ce roman révolutionnaire, c’est à mes yeux pour trois raisons au moins. La première, de nature biographique, tient au choix de la date, le 16 juin 1904, qui célèbre plutôt qu’elle ne commémore la rencontre de Joyce avec Nora, qui l’accompagnera toute sa vie. Cette révélation de l’amour et du désir à laquelle il reste fidèle, comme l’épiphanie miraculeuse qui s’est produite une fois pour toutes, qui plus est dans une Irlande corsetée dans un catholicisme pudibond, lui aura donné la force de prendre la route de l’exil. Un amour qui endure le temps malgré le tohu-bohu d’une vie souvent très précaire, n’est-ce pas déjà une sorte d’utopie à deux qui n’attend pas un hypothétique futur pour se vivre au jour le jour, au présent ?

La deuxième raison est relative aux circonstances de l’écriture d’Ulysse. Commencé à Trieste et achevé à Paris au début des années 1920, le roman est écrit pour l’essentiel à Zurich, où la Grande Guerre a contraint les Joyce à s’exiler. Or, contrairement à À la recherche du temps perdu de Proust, dont le lecteur est surpris dans la dernière partie du roman par les scènes du bombardement de Paris au cours de la guerre de 14-18, ou à Voyage au bout de la nuit de Céline, où une large place est faite aux conséquences délétères de cette guerre, Ulysse ne lui fait aucune place. Si Joyce se tenait à distance de la politique sans pour autant être indifférent au conflit qui embrasait l’Europe, son affaire d’écrivain était ailleurs, dans son île, Dublin, ressuscitée et revivifiée à la force des mots et du style, où dans le roman plus d’un écho est fait aux diverses manifestations du nationalisme irlandais et de la lutte pour l’indépendance. C’est le cas notamment du personnage que Joyce surnomme ironiquement « le Citoyen », mais aussi de l’évocation de l’une des plus grandes figures du mouvement national irlandais avant le tournant du siècle, à savoir Charles Stewart Parnell. Mais, quant au fond, le propos de Joyce n’était pas de raconter une guerre ou d’en décrire les prémices, c’était de la porter au sein même de la littérature, avec les armes de la littérature que sont les mots et le style. La guerre de Joyce ne fut ni de la raconter ni de l’expliquer, mais de la « déclarer » dans le champ même de la littérature, en faisant feu de tout bois de tous les styles possibles. Pour le dire avec les mots de Derrida à propos de Joyce : « Déclarer est un acte de guerre, il déclara la guerre en langues, et à la langue et par la langue3. »

Enfin, la troisième raison qui milite en faveur de l’inscription de l’œuvre de Joyce dans une perspective utopique tient à son orientation éthico-esthétique, car la guerre qu’il mène n’est pas une guerre ravageuse et destructrice, mais une guerre pour rire où ne cessent de se faire entendre l’affirmation de la vie, son débordement et son dévergondage, comme dans la conclusion d’Ulysse qui revient à Molly Bloom, l’épouse de Leopold Bloom, à la toute fin de son monologue fleuve, sans ponctuation sur près de cinquante pages : « oui j’ai dit oui je veux bien Oui ».

Jeu de langue

Raconter Ulysse, ce n’est pas le lire, encore moins l’entendre. L’histoire de ce roman de plus de sept cents pages tiendrait en quelques lignes. Après une première partie qui suit, dans les environs de Dublin, le personnage de Stephen Dedalus, nom à consonance irlando-grecque, vient la partie, de loin la plus longue, racontant les pérégrinations dans Dublin de Leopold Bloom, nom à connotation irlando-juive, depuis son lever à huit heures du matin jusqu’à son coucher nocturne, et qui voit la rencontre et l’amitié quasi filiale se nouer entre des deux personnages, Bloom endossant la figure du père et Dedalus celle du fils spirituel, conformément à leur différence d’âge. En vrac, et entre autres, il est question des détails souvent triviaux de la vie de Bloom, de sa vie professionnelle, de ses rencontres, de la doctrine thomiste des épiphanies, d’un enterrement, d’un accouchement, de la pendaison d’un criminel, d’un adultère, de la vie de Shakespeare, de conversations de comptoir, du goût irlandais pour le chant et la bière,  etc. Ce qui compte et qui confond le lecteur, c’est l’éclatement du lieu, l’étoilement du temps et la dispersion de l’action en une multitude d’endroits, de scènes et de moments, telle une polyphonie rythmique. Dans la guerre à la langue évoquée par Derrida, l’explosion, très contrôlée, dont elle est frappée la démultiplie en styles différents, comme l’exposition et l’exploration de tous ses possibles. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas la comparer à une floraison, à l’instar de cette fleur inscrite dans le nom même de Bloom ! De ce point de vue, du moins dans Ulysse, il est moins question d’une déclaration de guerre en langue que d’une déclaration de la langue elle-même et du droit d’en varier les styles, voire d’en inventer de nouveaux, en somme d’en célébrer la prodigalité proliférante. Si Proust, Céline ou Gombrowicz, pour prendre un auteur traduit en français depuis le polonais, ont un style reconnaissable entre tous, chez Joyce, c’est le jeu, au sens d’un jeu de cartes, avec le style qui fait sa marque de fabrique ; il joue la langue et, plus précisément, il joue la langue anglaise. Ainsi que l’écrit Michel Butor : « Il a été capable d’utiliser le style comme une forme rigoureuse, en opposant méthodiquement les uns aux autres différents styles dans les différents chapitres de son Ulysse. Il parvient ainsi à une généralisation de cette notion, le style d’Ulysse étant la liaison même de tous ces styles différents4. »

Il n’en reste pas moins que ce jeu n’a rien de gratuit. En effet, il met en jeu la langue de l’empire anglais qui a réduit l’Irlande à l’état de colonie, de dominion, non seulement en y infusant les grands mythes des cultures européennes avec, à côté du catholicisme et de l’antiquité gréco-romaine, la tradition et l’errance juives depuis l’Europe centrale dont Leopold Bloom est originaire, mais aussi parce qu’il la perfuse avec ce qu’Italo Svevo, grand ami et admirateur de Joyce, appelait, à propos de l’hébreu et du gaélique, « les deux peuples de la langue morte5 ». Plus encore peut-être, parce qu’il la compromet en en faisant le miroir criant de vérité des moindres aspects d’une vie dublinoise quelconque, parmi lesquels la scène matinale de Bloom dans les toilettes ou quand, sur la plage de Sandymount, il se masturbe à la vue de la jeune Gerty MacDowell lui découvrant ses fesses et ses dessous. S’il fait la guerre à la langue anglaise, ce n’est pas en la refusant, par exemple en prônant, à l’instar de certains nationalistes irlandais, le retour au gaélique, mais en s’en emparant pour la pervertir, la faire jouer sur un autre terrain que celui de la domination ; une langue anglaise en quelque sorte hors sol, hors lieu, moins une autre langue qu’une langue autre, émancipée de son territoire et de son maître, désappropriée et disséminée. Ainsi que l’écrit Derrida : « Ce qui importe, c’est la contamination de la langue du maître par celle qu’il prétend assujettir et à laquelle il a déclaré la guerre6. »

Dire oui

Concernant l’enjeu éthico-esthétique d’Ulysse, on peut suivre Derrida, qui en donne une version approfondie dans Ulysse gramophone où il interroge la portée du Oui majuscule inaugural et final du monologue de Molly Bloom, dans le sillage de tous les oui qui accompagnent et ponctuent le texte de Joyce, deux cent vingt occurrences dans la traduction française, selon son dénombrement, sans compter ceux qui sont plus ou moins implicites ou omis car « Oui peut être impliqué sans que le mot soit dit ou écrit7 ».

Parmi bien d’autres, en voici un exemple :

« – Parbleu, dit-il rêveur. J’ai souvent désiré voir les Monts Mornes. L’air doit y être rudement tonifiant. Mais cœur qui soupire aura ce qu’il désire, à ce qu’on dit. Oui, oui.
Oui. Ses doigts bourraient de blonds capillaires, blond de Virginie, de sirène, dans le fourneau de sa pipe. Petites ripes. Capillaires. Rêveur. En silence.
Pas un mot, personne ne sonne. Oui8. »

Ces oui aux modalités différentes qui paraissent surnuméraires, en trop, car n’ajoutant rien, à proprement parler, au sens du texte, hors signification en quelque sorte, Derrida les entend comme une signature, à la fois l’attestation d’une présence et la confirmation de ce qui est proféré. Ce oui qui ne signifie rien mais qui signe et consigne, c’est-à-dire certifie et authentifie, n’a pas de valeur sémantique mais vaut comme performatif, au sens d’Austin : « Par sa dimension radicalement non constative ou non descriptive, même s’il dit oui à une description ou à une narration, oui est de part en part, et par excellence, un performatif9. » Pour le dire autrement, il acte une présence sur le modèle de l’échange téléphonique proposé par Derrida, le oui de l’interlocuteur au téléphone qui ne dit mot mais atteste de sa présence et de son écoute d’un « oui, je suis là, j’écoute ». Quant au « oui, oui », Derrida y lit l’engagement, la promesse et la fidélité : « L’affirmation du oui est affirmation de la mémoire. Oui doit se garder, donc se réitérer, archiver sa voix pour la redonner à entendre10 », ce qu’il appelle « l’effet gramophone », tel un enregistrement, au sens juridique aussi bien que technique du terme, puisqu’il faut bien un support d’inscription à la parole pour ne pas se dédire ni se reprendre. Détachant et séparant la parole d’elle-même, cette inscription, fût-elle seulement orale et donnée à entendre, ne se fait pas à vide ni de soi à soi, dans un entre-soi solitaire ; elle ne prend sens et portée qu’adressée à l’autre à la garde duquel elle se confie, que sa présence soit effective ou non. Cette dimension d’adresse du oui joycien, fortement accentuée par Derrida, l’amène à contester la qualification de monologue appliquée aux quelque cinquante pages déroulant le flux de conscience de Molly Bloom : « un oui ne vient jamais seul, et l’on n’est jamais seul à dire oui11 » car, précise-t-il, « oui marque qu’il y a l’adresse à l’autre12 ». Autrement dit, il s’agit d’une réponse à l’autre et depuis l’autre. Ce dont témoigne la toute fin de la rêverie éveillée de Molly évoquant sa réponse à la cour que lui faisait Leopold :

« je me suis dit après tout aussi bien lui qu’un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il m’a demandé si je voulais oui dire oui la fleur de la montagne et d’abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou oui j’ai dit oui je veux bien Oui13. »

Pour résumer l’analyse de Derrida, il y a donc trois dimensions simultanées et tressées du Oui, la première marquant et indexant la présence, la deuxième authentifiant et engageant, la troisième s’adressant et répondant. Dans cette triade – signature, inscription, adresse –, on voit bien qu’il s’agit toujours de faire signe à l’autre.

Incidemment, Derrida relève une autre tonalité, nietzschéenne celle-là, du oui, celle d’« un oui à l’éternel retour14 », le oui de l’acquiescement à la vie, du don sans dette, c’est-à-dire d’un don sans condition de reprise, d’échange ni de retour. Il y a de fait une surabondante explosion de vie dans Ulysse, dans sa verve, son chant, ses accents et ses styles, un grand éclat de rire qui n’est pas de suffisance et de domination, mais de mise en rythmes et en résonances de toutes les tonalités de la vie, en quelque sorte un grand barnum qui les entraîne dans son flux. C’est en ce sens qu’Ulysse œuvre à la vie au moment même où l’Europe est saignée à blanc. Ce n’est pas sans raison qu’Italo Svevo invitait, parlant des œuvres de Joyce, à étudier « ces livres qui sont la vie même15 ». Parler, comme Ludovic Janvier, poète proche de Beckett, d’une « esthétique de la domination16 » chez Joyce, probablement écrasé par l’effarante culture recyclée dans Ulysse, comme un savoir absolu qui saurait tout de tout – non sans raison puisque Joyce disait avec humour avoir donné du grain à moudre aux universitaires pour trois siècles –, c’est ne pas écouter les rythmes, les souffles, les conflagrations, les dérives, les chevauchements, les charges d’un texte qui, s’il se présente comme une encyclopédie, en transgresse allègrement les classifications poussiéreuses, emportées dans une joyeuse sarabande, danse endiablée et jouissive, dans laquelle s’entremêlent les idées les plus relevées, les banalités du quotidien et les sensations des corps en émoi. L’insigne mérite de Derrida est d’avoir joint l’écoute à la lecture du texte de Joyce, d’avoir prêté l’oreille à sa prosodie et de faire entendre dans le rire réactif de la clôture du savoir le rire affirmatif qui ouvre à l’abandon de l’appropriation et à sa dispersion : « Mais quand, et c’est une seulement une question de rythme, le cercle s’ouvre, la réappropriation se renonce17. » Ce rythme, auquel Joyce, qui aimait et pratiquait la poésie et le chant, tenait d’autant plus qu’il perdait progressivement la vue, ouvre le savoir aux forces vitales et à la joie qui en jouent librement dans une savante ivresse.

Avec Ulysse, on fait un tour de cadran en même temps qu’on fait le tour d’un monde.

Finalement, plutôt que d’une guerre, on parlera d’un cirque ! Or qu’est-ce qu’un cirque ? N’est-ce pas ce lieu égalitaire dont tous les spectateurs sont, plus ou moins, à égale distance d’une piste circulaire où se succèdent des attractions hétéroclites mais d’égales valeurs : acrobates, clowns, jongleurs, dompteurs, magiciens et les boniments de Monsieur Loyal. Ulysse me semble faire écho au thème du cirque dont, à la même époque, plusieurs peintres ont fait le motif de leurs tableaux, parmi lesquels Seurat, Chagall et Picasso. Avec Ulysse, on fait un tour de cadran, celui d’une journée particulière mais somme toute égale aux autres, en même temps qu’on fait le tour d’un monde, Dublin début de siècle, comme une partie ou une fraction du monde, en compagnie d’un homme, Leopold Bloom, lui aussi des plus singuliers, mais dont la singularité peut faire écho à celle de chacun – tout un monde dans un fragment du monde, une île-monde. À sa manière, le roman décrit un cercle, celui d’une journée ordinaire, dont on peut supposer qu’elle n’aura pas d’autre fin que de recommencer, aux variations près qu’amène la succession des jours. Sa fin n’en est pas une, le Oui final de Molly appellant un retour, une réaffirmation de ce qui a été et sera à nouveau. Ce cercle qui ne se ferme pas mais va s’élargissant sera le motif et le ressort de l’écriture de Finnegans Wake.

La voie circulaire

Si Ulysse s’approche du cirque, c’est-à-dire du cercle (circus en latin), il revient à Finnegans Wake d’en présenter l’accomplissement avec le cycle qui fait intervenir le temps. Ce livre est écrit de telle manière que le fragment de phrase qui le conclut enchaîne sur le fragment de phrase qui le commence, réalisant ainsi une boucle qui serait parfaite si, au lieu de se fermer sur elle-même et sur un texte identique, elle ne recommençait pas en se donnant à lire de nouveau, dans une autre version en quelque sorte. En jouant des homophonies entre les mots et les langues, par exemple entre river (« fleuve »), return (« retour »), remember (« se souvenir »), Erinnerung (« souvenir » en allemand), Erin (« l’Irlande » en gaélique), le texte reste virtuellement ouvert à une infinité de versions.

Ce recommencement sans fin est inscrit dans le titre même du livre, Finnegans Wake, où s’entendent, en même temps, le prénom irlandais Finn, le mot français « fin » et le mot anglais again (« encore »). L’utopie ici consiste à présenter la même histoire, celle de la veillée funèbre du maçon Finnegan et de son retour à la vie – de wake (« veillée mortuaire ») à woke (« réveillé »), il n’y a qu’un pas – à la faveur d’une lampée de whisky coulant dans sa bouche, en autant de versions possibles qu’il y aura de lectures, l’écriture du texte entremêlant au moins dix-sept langues, comme un tissage qui se souvient de l’origine du mot « texte », dérivé du latin textus, « tissu, trame ». À ceci près, pour reprendre l’image du tissage, que le lecteur n’ayant pas affaire à un texte achevé dont les motifs lui apparaîtraient distinctement, il est mis en situation de jouer le rôle de la navette nouant les fils entre eux pour produire du sens. Réputé illisible, ce livre ne l’est pas sans raison, à condition de préciser que son illisibilité n’est pas l’effet d’une absence de sens, même caché comme le serait celui d’un grimoire, mais d’une profusion de sens invitant le lecteur à produire sa version en fonction du déchiffrage qu’il en fait. Avec son dispositif miroitant, plusieurs couches de sens flottant à sa surface, Finnegans Wake fait du lecteur un coauteur à qui il revient de l’interpréter. Ainsi que l’écrit Michel Butor à propos de la traduction de ce texte mais également de sa lecture en langue originale, à savoir l’anglais inventé par Joyce : « Il faut alors se contenter d’interprétations, de lectures individuelles qui peuvent certes considérablement aider la nôtre, mais nullement la remplacer18. »

Autant qu’illisible, le livre est intraduisible, si on attend du moins d’une traduction un texte fidèle à l’original, puisqu’il tresse l’anglais avec plusieurs autres langues. Par exemple, comment traduire en français un mot dans lequel anglais et français sont fondus ensemble ? À quoi s’ajoute cet autre obstacle que beaucoup de mots dans l’original anglais ne sont pas anglais mais sont inventés par Joyce, sans compter la présence d’onomatopées phénoménales, telle celle qui imite le grondement du tonnerre au tout début du livre et ne compte pas moins de cent lettres19 ! Autant de difficultés qui justifient la profonde remarque de Pierre-Emmanuel Dauzat, selon laquelle « la traduction de Joyce fait voler en éclats l’un des dogmes les plus sûrs de la traduction, corollaire des notions de source et de cible : l’idée sophistique mais indécrottable que la traduction ne changerait rien à l’original. Ici, l’original est infidèle à la traduction. C’est même sa vocation20 ». Infidèle à lui-même, si Finnegans Wake, moins encore qu’Ulysse, ne se raconte pas – c’est à peine s’il se lit –, c’est qu’il est fait pour être écouté et, selon une suggestion de Michel Butor, à « entendre lire à haute voix21 ». Plus radicalement que dans Ulysse, il s’agit de faire sortir l’anglais de ses gonds et de le faire dériver, s’amalgamer, s’agglutiner à d’autres langues, comme une tour de Babel dans laquelle les langues s’irriguent et s’enrichissent les unes les autres en suscitant des superpositions et des bifurcations de sens inattendues. C’est à peine si on comprend mais on entend, car la musique et le rythme donnent à sentir du sens dans la fusion du sens et des sons et dans l’effusion des langues entre elles. Loin de se refermer sur lui-même, le cercle de Finnegans Wake s’ouvre et va s’élargissant aux rythmes d’une polyglossie et d’une polyphonie. À l’effet gramophone d’Ulysse selon Derrida, s’ajoute l’effet « radiophone » de Finnegans Wake, tel un poste radio mal réglé où se chevauchent et s’amalgament des voix, des langues et des musiques différentes, à l’image de la formidable composition de John Cage, Roaratorio: An Irish Circus on Finnegans Wake (1979), intégrant et mixant avec de la musique populaire irlandaise et des chants une multitude de sons radiophoniques en provenance de six cent vingt-six lieux différents évoqués dans le livre de Joyce.

Si le cercle qui s’échappe en s’élargissant constitue le schème générateur de l’écriture et de la lecture de Finnegans Wake, il induit dans le même mouvement un nouveau rapport au temps qui oppose à la ligne fléchée du temps de la religion chrétienne un temps cyclique dont Joyce a pu trouver un modèle dans l’œuvre du philosophe italien qu’il connaissait bien, Giambattista Vico, auteur notamment de La Science nouvelle (1725). Selon la remarque de Barry Stocker, les deux auteurs ont en commun un intérêt pour une répétition productrice de changement, ce qui explique que Joyce ait pu trouver une inspiration dans l’œuvre de Vico sans pour autant en reprendre tout le système22. De Vico, Joyce retient essentiellement l’idée d’une histoire procédant par cycles, mais sur le mode d’une transposition à la création romanesque appelée à jouer un rôle structurant dans la composition de son œuvre plutôt que sur celui d’une illustration littéraire de la théorie du philosophe napolitain. Le mouvement historique, selon Vico, voit se succéder trois époques avant de se répéter. Après une première époque marquée par le pouvoir des dieux et des mythes vient une époque héroïque dominée par l’aristocratie et l’épopée, bientôt remplacée par l’époque des hommes qui accèdent à l’égalité, au règne des lois ainsi qu’à l’écriture alphabétique et à la prose, cette dernière époque voyant la démocratie remplacée par la monarchie, suivie d’un retour au chaos de la société. Si la répétition du cycle n’a pas lieu à l’identique et engendre des variations, l’idée dominante chez Vico reste malgré tout celle d’un ratage, comme si l’histoire échouait à se hisser à hauteur de l’horizon et de l’idéal chrétien qui l’inspire, celle de l’apocalypse qui délivrera le peuple de Dieu de sa misère terrestre pour le faire entrer dans l’éternité du bonheur. En bref, chez Vico l’histoire se répète faute de pouvoir atteindre son but et se conclure.

Ce qui dans cette vision a pu influencer Joyce, c’est l’association à chaque époque d’un type de langage, sans endosser l’idée de la succession d’âges distincts tendant vers un progrès finalement voué à l’échec. On pourrait dire que de Vico, Joyce retient le cycle ou le cercle mais sans la ligne ascendante, sans sa capture par une transcendance. Barry Stocker fait une intéressante suggestion quand, à propos d’une erreur dans Ulysse sur la Vico Road à Dublin à laquelle Joyce donne une forme circulaire qu’elle n’a pas en réalité, il note que si le motif du cercle importe à Joyce au point de commettre une erreur, très probablement calculée, c’est parce qu’il n’a ni commencement ni fin et présente l’image d’un temps sans passé ni futur, une sorte de présent continué : Joyce « s’intéresse aux cycles, animés d’un mouvement circulaire, et c’est pour Joyce plus important que les âges distincts. Il n’y a ni commencement ni fin dans une route circulaire, de même qu’il n’y a ni avant ni après23 ». Comme il le précise plus loin : chez Joyce, « la répétition n’est pas un piège, ce n’est pas l’expression du pessimisme ou du nihilisme. La complexité narrative, avec son récit en constante évolution et son jeu linguistique permanent, rend la lecture infinie, la répétition du voyage joyeuse24 ». Il faut ajouter que les cycles dans Finnegans se succèdent moins qu’ils ne se fondent les uns dans les autres, sans coupes nettes, sous la forme d’une spirale à la verticale du temps, voire qu’ils s’imbriquent les uns dans les autres et se chevauchent, co-présents à l’instar des différents moments d’une pièce de musique. Le temps dans l’œuvre de Joyce cesse par conséquent d’être eschatologique, aimanté par une transcendance, pour devenir un perpétuel présent qui se ressource dans la répétition vivante et changeante, dans la reprise de tout ce qui s’est sédimenté et revit ici et maintenant.

  • 1. James Joyce, Lettre à Nora du 16 septembre 1904, citée par Richard Ellmann, James Joyce, trad. par André Cœuroy et Marie Tadié, Paris, Gallimard, 1962, p. 191.
  • 2. Michel Butor, « Joyce et le roman moderne », L’Arc, no 36, 1968, p. 5.
  • 3. Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce, Paris, Galilée, 1987, p. 17.
  • 4. M. Butor, « Joyce et le roman moderne », art. cité, p. 5.
  • 5. Cité par Jean-Michel Gardair, « Joyce et Svevo », L’Arc, no 36, 1968, p. 14.
  • 6. J. Derrida, Ulysse gramophone, op. cit., p. 48.
  • 7. Ibid., p. 123.
  • 8. James Joyce, Ulysse [1922], trad. par Auguste Morel, assisté de Stuart Gilbert, revue par Valéry Larbaud et l’auteur, Paris, Gallimard, 1948, p. 255.
  • 9. J. Derrida, Ulysse gramophone, op. cit., p. 125 (voir John L. Austin, Quand dire, c’est faire [1962], trad. et introduction par Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970).
  • 10. Ibid., p. 90.
  • 11. Ibid., p. 110.
  • 12. Ibid., p. 125.
  • 13. J. Joyce, Ulysse, op. cit., p. 710.
  • 14. J. Derrida, Ulysse gramophone, op. cit., p. 109.
  • 15. Italo Svevo, « Ulysse à Trieste », L’Arc, no 36, 1968, p. 24.
  • 16. Ludovic Janvier, « Sames. Joyce et Beckett », L’Arc, no 36, 1968, p. 41.
  • 17. J. Derrida, Ulysse gramophone, op. cit., p. 136.
  • 18. M. Butor, « Esquisse d’un seuil pour Finnegan » [1957], dans J. Joyce, Finnegans Wake, fragments adaptés par André du Bouchet, Paris, Gallimard, 1962, p. 9.
  • 19. J. Joyce, Finnegans Wake [1939], trad. par Philippe Lavergne, Paris, Gallimard, 1982, p. 10.
  • 20. Pierre-Emmanuel Dauzat, « Le yiddish de Joyce », dans Edna O’Brien, James & Nora. Portrait de Joyce en couple, trad. par Aude de Saint-Loup et P.-E. Dauzat, Paris, Sabine Wespieser, 2021, p. 91.
  • 21. M. Butor, « Esquisse d’un seuil pour Finnegan », art. cité, p. 18.
  • 22. Barry Socker, “Repetition and circularity in Joyce and Vico”, ODRADEK. Studies in Philosophy of Literature, Aesthetics, and New Media Theories, vol. 5, no 2, 2019, p. 183-217 (nous traduisons).
  • 23. Ibid., p. 208.
  • 24. Ibid., p. 212.

Patrick Vauday

Philosophe, professeur émérite à l’université Paris 7, il vient de publier Bifurcations. Pour une critique de la ligne droite (L’Harmattan, 2022).

Dans le même numéro

Il était une fois le travail social

La crise sanitaire a amplifié et accéléré diverses tendances qui lui préexistaient : vulnérabilité et pauvreté de la population, violence de la dématérialisation numérique, usure des travailleurs sociaux et remise en cause des mécanismes de solidarité. Dans ce contexte, que peut encore faire le travail social ? Peut-il encore remplir une mission d’émancipation ? Peut-il s’inspirer de l’éthique du care ? Le dossier, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, mène l’enquête auprès des travailleuses et travailleurs sociaux. À lire aussi dans ce numéro : le procès des attentats du 13-Novembre, les nations et l’Europe, l’extrême droite au centre, l’utopie Joyce et Pasolini, le mythe à taille humaine.