
Michel Leiris ou quand la bifurcation fait œuvre
L’œuvre de Michel Leiris, écrivain et poète, est une vaste entreprise d’appropriation et de subversion du sens usuel des mots, où le langage, livré au jeu des associations, se fait le vecteur d’une quête interminable de soi, de bifurcation en biffures.
Commençons par un texte qui est comme un manifeste de Leiris en faveur des chemins de traverse de la langue : « Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles. C’est dans ce but d’utilité qu’ils rédigent des dictionnaires, où les mots sont catalogués, doués d’un sens bien défini (croient-ils), basé sur la coutume et l’étymologie. Or l’étymologie est une science parfaitement vaine qui ne renseigne en rien sur le sens véritable d’un mot, c’est-à-dire la signification particulière, personnelle, que chacun se doit de lui assigner, selon le bon plaisir de son esprit. Quant à la coutume, il est superflu de dire que c’est le plus bas critérium auquel on puisse se référer. Le sens usuel et le sens étymologique d’un mot ne peuvent rien nous apprendre sur nous-mêmes, puisqu’ils représentent la fraction collective du langage, celle qui a été faite pour tous et non pour chacun de nous. En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l’étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d’idées. Alors le langage se transforme en oracle et nous avons là (si ténu qu’il soit) un fil pour nous guider, dans la Babel de notre esprit1. »
Ce texte, à la radicalité tranchante dans l’esprit de tout manifeste, déclare, à l’encontre de tout compromis, une bifurcation majeure en forme de disjonction exclusive entre la fonction communicationnelle du langage, parler « les mots de la tribu » (Mallarmé), et sa vocation poétique qui ne serait pas d’utilité commune (« coutume ») mais de révélation personnelle (« oracle »), la vérité de ce dernier (« sens véritable ») s’opposant à l’objectivité de convention de la première (« le sens usuel »). Au moment d’écrire ces lignes, si Leiris, d’abord poète, d’inspiration surréaliste de surcroît, reprend l’opposition mallarméenne entre langage commun réduisant les mots à « une fonction de numéraire facile et représentatif2 » et langage poétique « incantatoire » mettant en présence de la pure essence des choses, c’est pour l’infléchir dans une direction différente, celle d’une quête de soi dont le langage, livré au jeu des associations plutôt qu’aux intentions, serait la promesse et le révélateur. Usage latéral du langage, à l’écoute de ses résonances internes, à l’encontre de son usage frontal, dirigé tel un moyen ou un outil en vue d’une fin, serait-ce celle de la compréhension.
C’est à ce titre que sont évoquées « les ramifications secrètes » de la langue dont l’intitulé même de l’ouvrage, Glossaire j’y serre mes gloses, offre un parfait exemple – le mot « glossaire » renvoyant moins, à la manière d’un déictique, à la chose qu’il désigne, à savoir une liste de termes aux acceptions particulières, qu’il ne la donne à entendre, à neuf, dans un savoureux jeu de mots qui en mime le sens. Sous la plume du poète, le glossaire n’imite le dictionnaire que pour mieux le pervertir et le faire délirer, en produire une image, à la manière d’une anamorphose qui, déréglant son ordre canonique, donne à voir, par des rapprochements inattendus, des figures inédites. Si, dans cette opération de subversion, le langage se fait miroir, ce n’est plus au sens où il refléterait, terme à terme, la réalité, mais au sens où il se fait le reflet de lui-même, se réfléchit et se produit dans les multiples échos dont sa matière même est susceptible. Langage réfléchi, au double sens par conséquent, qui n’est pas sans règle puisque, d’une part canalisé « par les associations de sons, de formes et d’idées », les bifurcations suivant les voies offertes par des résonances du matériel verbal, d’autre part orienté par la recherche d’un écho et d’un sens personnels propres à révéler l’individu à lui-même en dehors de son rôle social. L’usage fréquent de la paronymie, non seulement dans Glossaire mais aussi dans les ouvrages qui suivront, notamment dans les quatre volumes de La Règle du jeu, relève de cette méthode d’enquête sur soi ; dans Biffures, entre autres exemples, la série qui, de « Moïse » conduit à « osier » puis à « Oise »3, et celle qui de « diaphragme » mène à « anfractuosité » en passant par « fragment », « fracture » et « fracas ».
Explorer vs communiquer
Dans tout cela, ce serait une profonde erreur de voir une autobiographie, car il ne s’agit nullement de raconter sa vie, ce qui présuppose que la matière du livre lui préexisterait et qu’il ne ferait que la rapporter, ou « reporter » pour reprendre l’image mallarméenne, mais bien plutôt de se découvrir, voire de se produire en vérité, serait-ce, défiant toute chronologie, par des retours dans le passé qui sont en fait des traces amenées et déchiffrées au jour du présent.
Enquête donc sur des signes épars et enfouis qui n’ont cessé d’émettre mais restés muets faute d’être reçus et interprétés, dont Leiris lui-même parle comme d’un « atlas de mes pensées souterraines4 » et non comme un récit obéissant à la convention sociale de la chronologie. Un atlas, à la différence d’une chronique, met en espace, donc en simultanéité, des moments et des lieux disparates et dispersés dans le temps, il procède à des relevés à partir desquels des circulations en tous sens sont possibles, alors que la chronique force les événements, petits et grands, à entrer dans l’ordre irréversible du temps. On trouve dans le Journal de Leiris, publié post mortem, une formulation exemplaire de cette orientation qui désoriente : « Beaucoup plus qu’à une “littérature engagée”, je crois à une littérature qui m’engage5 », et de citer, pour s’en démarquer, Mallarmé dont « la profondeur de son engagement dans la poésie » ne l’engageait à rien d’autre qu’à la rigueur poétique, aussi exigeante qu’elle soit. La littérature, selon Leiris, n’est pas que pur jeu sonore dont « musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets6 », c’est un engagement à la vérité sur soi et sur le monde tel qu’il va, d’où sa comparaison de la littérature avec la tauromachie dans laquelle le torero met sa vie en jeu7.
Il y a donc une règle du jeu, comme il en est une en tauromachie. D’abord, se risquer au jeu des associations incongrues, en puissance de livrer sur soi une vérité que les mots et les discours trop attendus ne font qu’occulter ; ensuite veiller, autant que possible, même si s’ensuivent errements et déchets, à ce que les bifurcations ne soient pas de fausses issues ni des jeux gratuits ; enfin, procéder avec l’art et la manière qui rendront lisibles et durables les signes ainsi exhumés, tel un beau portrait défiant le temps, soit le style qui les tirera à jamais de l’oubli. La première règle écarte de la poésie pure mallarméenne ; la deuxième qui rappelle le surréalisme l’en éloigne néanmoins, car au hasard objectif prisé des surréalistes et dont le « cadavre exquis » est un prototype, Leiris préfère les associations « canalisées », c’est-à-dire raisonnées, qui donnent « un fil pour nous guider, dans la Babel de notre esprit » ; il faut que ça raisonne en même temps que ça résonne, que le son fasse sens. Ce qui explique la rupture avec les surréalistes8 et le rapprochement amical et durable avec Georges Bataille. La troisième règle, enfin, celle du style, contribue à faire de l’exhumation des signes « révélateurs9 » une véritable cérémonie, qui n’est pas sans rapport avec les cérémonies d’initiation auxquelles Leiris a assisté en pays dogon10 – à ceci près, qui fait toute la différence, qu’elle ne présuppose nulle croyance ésotérique mais se déploie au jour du texte publié et de la lecture qui en est faite par quiconque en accepte la règle du jeu, non cependant sans la croyance en la magie des mots et leur pouvoir de convocation dès lors que portés par la musique de la phrase.
C’est pourquoi la typographie lui paraît être, malgré ses prouesses visuelles, en défaut de parole et de musicalité : « À l’orient déjà particulier des mots – mués en perles du seul fait de s’égrener en couplets – s’ajoute encore un autre orient, qui porte à son extrême leur potentiel féérique : celui dont les immerge la coulée de musique, soit que ses vagues les dispersent et les brisent, laissant poindre çà et là le globe nacré d’une méduse, soit que, tout au contraire, perles et vagues unissent étroitement leurs membrures disparates en une longue et chatoyante sinuosité. Réduites en tessons – qui séduisent le regard par le miroitement de leur cassure et la bizarrerie de leurs angles – ou résolues simplement en la fluidité d’une ligne – suivant laquelle, de note en note, de syllabe en syllabe, on se déplace – les phrases imbibées de musique acquièrent un lustre tout spécial, qui les sépare du langage commun, les nimbe d’un prestigieux isolement. Traitement plus efficace que de vulgaires artifices typographiques, quel que puisse être l’attrait, pour l’œil et pour l’esprit, de tout ce qui est italiques, gros caractères, notes de bas de page, mots marqués d’astérisques, voire blancs dont usent les poètes et qui scindent la phrase, permettant aussi aux paroles écrites de surgir – corps chimiques plus actifs et plus drus, d’être à l’état naissant – de l’invisibilité de la page11. »
Les trois écarts dont il vient d’être question engagent la littérature sur la voie d’une bifurcation majeure en marge et en exception du langage commun, tenu par Leiris pour l’exemple même du sacrifice de soi sur l’autel de l’utilitarisme et du conformisme social. À ce choix de la littérature, de la poésie dans un premier temps, Leiris trouve, s’interrogeant sur lui-même, des raisons quelque peu divergentes. La première tient à son refus d’une vie « normale », c’est-à-dire conforme aux normes sociales prescrivant l’aveu d’un métier régulier et l’adhésion aux mœurs bourgeoises de la conjugalité familiale et de l’économie domestique. Ce qu’en d’autres termes on appelle trouver une place : « La poésie fut donc pour moi, essentiellement, un écart, tant sur le plan spirituel que sur celui de la vie en société, parce qu’elle est prise de distance, évasion hors des normes12. » De cet écart témoigne un passage extrêmement virulent, repris du Journal en date du 26 mai 1929, fustigeant l’abêtissement petit-bourgeois : « En ce moment, je suis dans ma chambre. J’entends des phonographes, et des gens riant aux éclats ; des cris de femmes qu’on chatouille aussi. C’est la plus parfaite ignominie, celle de la sueur, plus dégoûtante encore quand elle naît de la liesse que quand elle est produite par le travail13. » La poésie, donc, comme un dandysme s’élevant au-dessus de la fange du « troupeau ». Mais il arrive à Leiris d’avouer une raison moins négative ou répulsive, celle d’un goût affirmé, et cela dès l’enfance pour ce qu’il appelle des « faits de langage14 », dont l’ouverture de Biffures offre un merveilleux exemple avec « …REUSEMENT ! » Où on le retrouve dans sa chambre, non pas séparé de la vulgarité du monde, mais tout occupé de son monde, celui des arcanes du langage : « Cette chambre où – avec force détours, retours, ratures, biffures, bifurcations diverses – présentement j’écris15. »
De chambre en chambre, on se souvient de Descartes écrivant ses Méditations retiré dans son « poële » durant un hiver allemand… Mais quel contraste entre le vertige dirigé de main de maître par le philosophe et le chemin hésitant, comme sans but, de l’écrivain ! Leiris ne fait pas mystère de sa « répugnance irraisonnée… à aller droit au but16 », pas moins de ses lectures, quelque peu erratiques, qui l’empêchent souvent de lire un ouvrage continûment et en son entier, comme si rien chez lui n’était simple et portait la marque d’une oscillation perpétuelle dont Biffures, premier volume de La Règle du jeu, se fait une règle jusque dans son écriture.
Initialement, l’ouvrage avait pour titre Bifurs, en référence explicite au signal ferroviaire indiquant une bifurcation à venir, mais, comme si la bifurcation devait elle-même bifurquer, il a finalement opté pour Biffures. De « bifur » à « biffure », l’homophonie aidant, il n’y a pas si loin qu’elles n’aient un air de famille, évocation dans les deux cas d’une division, d’une fourche et d’une fente, si ce n’est que la bifur prend le chemin bifurquant, tandis que la biffure revient sur ses pas, rature, se reprend, efface mais retient, oublie mais se souvient. Bifurquer, c’est s’écarter ; biffer, c’est rayer, retenir ce qu’on a effacé, et Leiris de citer l’exemple du lapsus qui rature ce qu’il a mis à jour, l’éclair d’un instant. Ce qu’évoque, de biffure en biffure, l’écriture de Leiris, c’est moins ce qu’il appelle « une gerbe de communications figées ainsi que sont les voies ferrées17 » – soit un réseau où préexistent les bifurcations ainsi que les parcours possibles – que le fait même de pouvoir inventer de nouvelles liaisons, de multiplier les recoupements pour en faire un lacis aussi dense et, en même temps, ouvert que possible. Ce qui compte, alors, ce n’est pas tant les bifurcations, ce qu’elles produisent ou déposent de révélateurs, comme des stations ou des étapes dans une histoire, que « l’acte même de bifurquer18 » dont se relance la quête du sens, au-delà de ses trouvailles et dépôts, comme s’il devait n’y avoir jamais de dernier mot, de mot de la fin, et que comptait seule, désormais, la course même. Il n’est plus question de révélation définitive, d’initiation au secret dernier de la vie, mais de la vie même se poursuivant dans le frayage des mots et le lacis du langage.
Il n’est plus question de révélation définitive, d’initiation au secret dernier de la vie, mais de la vie même se poursuivant dans le frayage des mots et le lacis du langage.
« Bifur » ou « biffure », il s’agit d’éviter la mort de l’esprit en redonnant vie à la langue toute faite : « Les lettres ne restent pas “lettres mortes”, mais sont parcourues par la sève d’une précieuse kabbale, qui les arrache à leur immobilité dogmatique et les anime, jusqu’aux extrêmes pointes de leurs rameaux19. » Des lettres mortes aux lettres vives, il y va d’un souffle et d’une déclinaison qui les soulèvent et les aspirent dans la spirale d’un sens nouveau, né de l’entrechoquement des mots, des sons et des idées : « Secouer les dés de la parole comme dans un cornet pour en faire jaillir des idées au lieu de les employer à l’expression de pensées préexistantes20. » Qu’il existe dans la langue des bifurcations préexistantes, celles notamment de l’étymologie, mot lui-même dérivé du grec puis du latin signifiant, étymologiquement sinon conceptuellement, « recherche du vrai », ou des familles de mots apparentés par synonymie, tels « craindre », « redouter », « appréhender », etc., il n’est rien de tel que les bifurcations impromptues et les alliages contre-nature pour la ranimer et la porter au-delà d’elle-même sur les terres inconnues du sens. Ce n’est pas de rester sur les rails du « bon sens » qui fait vivre la langue, mais de la faire dérailler, si peu que ce soit, pour la retrouver neuve, telle La Règle du jeu de Michel Leiris, sur la voie inédite d’un mot d’esprit, d’une acrobatie verbale au fil tendu des mots et d’une petite musique à basse continue ou, plus tonitruante, « à cor et à cri21 ».
Bifurquer, c’est-à-dire différer
Au-delà de son goût affirmé pour les bifurcations inventives du langage, mais non sans rapport avec elles, Leiris avoue un motif plus profond à ses joutes littéraires qui engage son existence même. Dans le prolongement des remarques précédentes qui le montrent à son affaire dans les jeux de langage susceptibles de redonner vie aux « mots de la tribu », il en viendrait presque à présenter cette activité comme la dernière, et du coup la première, ou du moins la seule, à laquelle il soit capable de se livrer avec application et de manière suivie, anticipant à sa manière la fameuse réponse de Beckett à la question « Pourquoi écrivez-vous ? » : « Bon qu’à ça22. »
La bifurcation littéraire qui va finir par s’inscrire dans le quotidien de Leiris en parallèle de son métier d’ethnologue aurait moins été délibérée, objet d’un choix et d’une vocation, que subie comme ce qui reste supportable, faute de mieux, après épuisement de tous les possibles, en l’occurrence les « occupations mercenaires », quant à elles parfaitement insupportables : « La littérature aura pratiquement représenté pour moi l’unique but valant mon application suivie, après la négation du reste23. » Ce qui n’est pas sans rappeler la formule d’Édouard Herriot, « la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié » : la littérature, donc, comme ce qui reste quand on a tout écarté. Autre pratique, par conséquent, de la bifurcation, celle qui consiste à dériver, dévier, jusqu’à « tomber » sur la seule voie praticable, telle une démonstration par l’absurde éliminant tous les prétendants au bénéfice de celui-là seul qui résiste à l’élimination. Ce n’est pas sans rappeler non plus le doute cartésien, sauf que le reste, pour Leiris, la littérature, n’a rien du roc assuré de l’évidence et ressemble davantage à une terre mouvante et incertaine.
Dans l’aveu que fait Leiris du lot littéraire qui lui est échu, plutôt qu’il ne l’a choisi, l’adverbe « pratiquement » prend ici tout son sens s’agissant de l’usage d’un temps personnel, en marge du temps consacré à la carrière professionnelle et aux relations privées, d’un temps vacant à employer librement par opposition au temps occupé par les servitudes de la vie sociale, et pour lequel seule la pratique de l’écriture, avec ses exigences et la temporalité qui lui sont propres, propose un emploi du temps valable. À côté du temps aliéné de la vie sociale qui lui prend « son » temps et de son pendant, le temps libre, socialement voué à la vulgarité des loisirs, le rituel de l’écriture vient à point nommé faire pièce au temps mort, le détournant en faveur d’un filage et tissage des mots et des phrases qui trouvent en eux-mêmes leur sens, au-delà des éventuelles trouvailles et révélations qui peuvent en être attendues. En somme, la littérature comme un « passe-temps », mais non pas quelconque puisque le temps, plutôt que de s’y faire simplement oublier, visée habituelle du passe-temps, s’y voit transformé en quelque chose qui reste, un texte qui subsiste, un espace qui résiste au passage du temps.
Comment du temps irréversible et irrémédiable, du temps perdu de l’existence, faire œuvre subsistante ?
C’est là le motif profond de l’écriture de Leiris, la bifurcation majeure qui la hante et la soutient : comment du temps irréversible et irrémédiable, du temps perdu de l’existence, faire œuvre subsistante ? Comment faire que l’existence à fonds perdu passe à la subsistance ? Comment résister au fil du temps inexorablement dévidé par les Moires ? Par entrecroisement des mots, des phrases et des fragments de vie jusqu’à former le tissu subtil et résistant d’un texte qui le dévie, plutôt qu’il ne le défie, et qui de se lire et se relire, de se réanimer à chaque lecture, fait qu’il n’aura pas passé sans que quelques prélèvements de valeur n’aient pu lui être soustraits, tel un lac artificiel arraché au cours violent d’un fleuve. C’est de ce biais-là que la littérature rejoint la déclinaison-bifurcation du clinamen de Lucrèce.
De la même façon que les atomes tombent dans le vide sans fond en une pluie monotone qui n’en finit pas, n’était le clinamen qui les fait dévier, les entraînant dans la danse rythmée des chocs et des écarts dont se forment les corps, Leiris voit dans sa pratique littéraire un moyen d’échapper à l’ennui du temps vide, à la tristesse du dimanche, « jour aisément sinistre24 », à la distraction dérisoire des loisirs ; soumettre la fuite du temps, plutôt que de lui échapper, en le captant dans le rituel bien réglé de l’écriture qui, même s’il ne débouche pas sur des fulgurances poétiques, a du moins le mérite de jeter un pont sur l’abîme et de retarder son cours, par ses scrupules et ses multiples circonvolutions, tels les méandres d’un fleuve s’attardant dans une plaine. L’écriture est requise pour parer au vertige du vide et dompter l’angoisse d’y sombrer, « comme si le fait d’être libre et de disposer entièrement de mon temps, le fait d’être grand ouvert et vacant me livrait au vertige du rien25 ». L’écriture, non plus pour aller à la découverte de soi, ainsi qu’il l’imaginait initialement, mais comme moyen de survie, la corde ou la rambarde à laquelle s’accrocher pour ne pas s’effondrer, au plus loin de l’oracle, par conséquent, et tout près d’être comme une auxiliaire de vie aidant à remplir ses journées à de menus travaux : un tissage de mots, des phrases nouées ensemble, des notes pour des travaux à venir.
Mais, plus que tout, plus que l’ennui des occupations mercenaires et de l’oisiveté vous livrant à vous-même dans la nudité de l’être, ce qui motive l’écriture, c’est la perspective de la mort qui, très tôt, assaille le jeune Leiris, terme inéluctable de la vie qui la transforme, peu ou prou, en course absurde vers le néant. Revenant sur les années douloureuses de l’Occupation qui, cependant, nourrissaient l’espoir d’une victoire sur le nazisme, puis sur la joie exubérante de la Libération qui mit fin à son entreprise de destruction, Leiris constate, le concernant, que, passé l’embellie de la liberté retrouvée, plus rien désormais ne jette un voile sur la perspective de sa fin : « Aujourd’hui, guerre éteinte sur notre continent et occupation terminée, devant moi il n’y a plus rien, ni mur de feu à traverser ni porte opaque à enfoncer, rien qui se dresse sur mon chemin et l’empêche de filer droit vers le fossé26. » Phénomène bien connu de la psychiatrie et de la psychanalyse, l’angoisse transige avec les circonstances qui, avec leur lot de vicissitudes, de situations urgentes à affronter, lui donnent un semblant d’objet, tel un bout de réel à ronger. Finie la peur, revient l’angoisse d’avoir à mourir en propre, sans faux-fuyant possible, comme ce qu’on porte en soi, malgré soi. Devant ce gouffre auquel conduit inévitablement le fait d’avoir un corps « soumis aux lois physiques et à la mort », l’écriture vient jouer sa parade et ses passes de belle tournure, moins pour y trouver l’abri d’une autre vie échappant aux affres de « la vraie vie » que pour donner force à celle-ci de continuer, d’en dévier, mais aussi, d’en nourrir et d’en compliquer le cours à coups d’embardées et de bifurcations langagières qui la relancent, la faisant rebondir et l’intensifiant. Car si la mort, c’est quand la vie ne peut plus bifurquer, c’est prise et reprise dans la trame serrée de l’écriture de soi qu’elle échappe à la pure perte qui sans cesse la mine et la dévalue. Comme le dit un poème de Leiris : « Même à jamais perdues / ces traces / persistent peut-être à peser / de toute leur minceur / sur l’inanité du rien27. »
De bifurcation en biffures, de déviations en oscillations, l’écriture a trouvé son régime propre, qu’à la suite de Leiris lui-même dans son Journal, on qualifiera de baroque : « Mon goût du baroque et mon goût de l’opéra ne font qu’un… Il me semble que je vise à quelque chose de ce genre dans mes actuels écrits : foisonnement de détails plus ou moins pittoresques, d’où je voudrais faire jaillir parfois un passage mouvant et simple, d’une stricte pureté formelle28. » Défini par la rigueur d’une ligne rompue par le foisonnement mais qui « ne laisse pas de se manifester à travers ce dernier », le baroque est doublement bifurquant, une première fois sous la forme du foisonnement de détails qui s’écartent de la ligne qui devrait aller droit au fait, une seconde fois d’en retrouver par surprise le motif comme le fil qui s’y frayait un chemin. On s’éloigne et s’égare d’abord dans la fioriture pittoresque pour mieux sertir l’essentiel : double écart donc, l’un niant l’autre, nécessaire à la tension propice à la révélation et à la délivrance qui s’ensuit. Revendiqué haut et fort, dans le style du matador, ce baroque éclatant en cache un autre plus insinuant et chantourné en regard duquel le premier n’est pas loin de faire figure de matamore, celui que Biffures, sans prononcer son nom, rapporte à la « tendance à la dérobade29 », à fuir la ligne qui va droit au but, dont Leiris voit l’empreinte dans sa vie comme dans son style tout en atermoiements, esquives et volutes sans fin. Il y aurait donc deux versions du baroque dans l’œuvre de Leiris, et, comme pour mimer son oscillation perpétuelle, elles alterneraient non seulement à distance de temps dans des œuvres successives mais également à l’intérieur d’une même œuvre dans le style ferme et viril du matador, aussitôt rattrapé comme son ombre par l’hésitation qui différera l’estocade finale. D’un côté un baroque haut, de l’autre un baroque bas, non pas tant opposés qu’entrelacés dans le style bifide de l’œuvre qui ne cesse de fendre la phrase et l’idée en deux, aussitôt déprise que reprise, à peine entamée que mise en doute et, cela, sans jamais perdre le fil d’un équilibre constamment menacé mais, finalement, indéfiniment tenu.
Bifurquer vs transgresser
Du baroque haut, il est question dans les deux pages du Journal en date du 9 décembre 1962 dont nous sommes partis. Leiris y fait référence à l’un de ses plus beaux textes, Miroir de la tauromachie, paru en 1938, regrettant d’avoir depuis rompu avec l’idée bataillienne de la transgression. Il n’est pas anodin que ce regret soit consigné cinq mois exactement après la mort de Georges Bataille, le 9 juillet 1962, auquel le liait, malgré des désaccords survenus au fil du temps et des engagements de chacun, une amitié aussi profonde que durable, depuis leur rencontre en 1924, dont témoignent, avec quelques rares amis, sa présence et celle de sa femme, Louise Leiris, à ses obsèques à Vézelay. C’est encore au titre d’une « théorie apologétique de la transgression » que Bataille est évoqué dans l’article important que Leiris a consacré en 1967 à Histoire de l’œil (1928) sous le titre « Du temps de Lord Auch » qui reprend le pseudonyme dont Bataille avait signé son livre publié clandestinement30. Entre 1962, regret de l’abandon de la transgression, peut-être sous le coup de la perte de son ami auquel le liaient tant d’affinités contrariées, et 1967, du temps s’est sans doute écoulé qui permettait de restituer la transgression dans son moment et dans son écart à ce qui est devenu, dans l’œuvre de Leiris, bifurcation plutôt que transgression.
Miroir de la tauromachie est écrit, superbement et incontestablement, dans l’esprit de la sociologie religieuse de Bataille. On retrouve sous la plume de Leiris plusieurs concepts concernant, notamment, l’ambiguïté de la catégorie du sacré, partagé entre un sacré droit et un sacré gauche et appelés à des transvaluations réciproques dont Bataille et Roger Caillois s’employèrent à démontrer l’importance et la pertinence dans le cadre des conférences du Collège de sociologie (1937-1939) auquel Leiris participa également. Après une éblouissante analyse du rituel de la corrida, dont à l’époque il était un aficionado sans réserve, contrairement à son âge mûr, Leiris conclut : « La tauromachie peut être prise pour un exemple typique d’un art où la condition essentielle de la beauté est un décalage, une déviation, une dissonance. Aucun plaisir esthétique ne serait donc possible sans qu’il y ait viol, transgression, dépassement, péché par rapport à un ordre idéal faisant fonction de règle ; toutefois, une licence absolue, comme un ordre absolu, ne saurait jamais être qu’une abstraction insipide et dépourvue de sens. De même que la mort sous-jacente donne couleur à la vie, le péché, la dissonance (qui contient en germe, et suggère, une destruction possible) confère beauté à la règle, la sort de son état de norme figée pour en faire un pôle actif et magnétique dont on s’écarte ou vers lequel on tend31. »
De la tauromachie à l’art et de l’art à l’amour, l’excitation pulsionnelle vient toujours de l’introduction d’un « élément gauche, jouant comme une dissonance » au sein du sacré droit représenté par l’idéal qui resplendit de sa profanation même. Le sacré, loin de se tenir dans la réserve de la pureté, ni même dans son contraire l’impureté soumise à l’interdit, surgit quand les contraires, le beau et le laid, le terrible et le risible, la vie et la mort, s’abîment l’un dans l’autre et coïncident, « toutes cloisons rompues entre choses basses et choses élevées32 ». L’idée du nivellement des choses basses et des choses élevées est directement empruntée de la théorie du « bas matérialisme » prônée par Bataille dès l’époque de la revue Documents dans son article « Le bas matérialisme et la gnose », dans lequel il écrit que « la matière basse est extérieure et étrangère aux aspirations idéales humaines et refuse de se laisser réduire aux grandes machines ontologiques résultant de ces aspirations33 ». De la matière basse relève donc tout ce qui est refoulé tant par l’idéalisme que par le matérialisme scientifique ou autre, qu’il s’agisse de la saleté, du cadavre, de la charogne, des perversions et des monstruosités, révélatrices de ce sur quoi, le niant, s’échafaude la civilisation. Miroir de la tauromachie, le titre même de l’essai de Leiris indique quelque chose de cet ordre-là, car non seulement la tauromachie, par sa mise en scène de l’affrontement de la vie et de la mort, y sert de miroir révélateur de l’art et de l’érotisme, mais elle fait s’abîmer l’un dans l’autre, et s’exalter, le faste éclatant de la corrida et l’horreur, de chair et de sang, de la mise à mort de la bête.
À lire les ouvrages ultérieurs de Leiris, il semble cependant difficile de prendre pour argent comptant la conclusion de son essai préconisant de rendre la mort « en quelque manière voluptueuse » – où il est difficile de ne pas entendre « une volupté tueuse », tant la mort prend rang d’angoisse diffusant dans toute l’œuvre future sans que s’y laisse percevoir autre chose que l’impossible attente et, par là même, terrifiante, de sa survenue. De l’essai tauromachique subsistera cependant – « en quelque manière », la transgression en moins par conséquent – un art subtil de la tangence que Leiris s’applique à déchiffrer dans la passe du matador effleurant le taureau, et ses cornes prêtes à l’embrocher, pour juste à temps, finement et élégamment, l’esquiver, « minime décalage grâce auquel la tangence complète – qui serait nécessairement catastrophique – est évitée34 ». C’est là encore une manière de bifurcation caractéristique de ce baroque bas qui – plutôt que, comme dans la transgression bataillienne, d’affronter l’horreur jusqu’à l’excès et, à l’extrême, jusqu’à la mort – s’emploie à ruser et à biaiser pour jouer les prolongations de la vie, malgré tout. À la collision fulgurante mais déchirante entre les extrêmes contraires qui transmue la douleur en acmé de la jouissance – « approbation de la vie jusque dans la mort35 », écrivait Bataille –, Leiris oppose la voie déviante, plus acrobatique que tauromachique, qui donne aux aléas et au disparate de la vie la cohérence du grand style.
- 1.Michel Leiris, Glossaire j’y serre mes gloses [1925], repris dans Brisées, Paris, Mercure de France, 1966, p. 11.
- 2.Stéphane Mallarmé, « Crise de vers » [1897], dans Igitur – Divagations – Un coup de dés, édition de Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 1976, p. 252.
- 3.M. Leiris, Biffures [1948], Paris, Gallimard, 1968, p. 59.
- 4.Ibid., p. 118.
- 5.M. Leiris, Journal (1922-1989), édition de Jean Jamin, Paris, Gallimard, 1992, à la date du 26 octobre 1945, p. 421. Souligné par Leiris. Référence, peut-être, à Sartre dont il était l’ami mais dont l’essai sur la littérature engagée, Qu’est-ce que la littérature ?, ne paraîtra qu’en 1948.
- 6.S. Mallarmé, « Crise de vers », op. cit., p. 251.
- 7.M. Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie », préface à la seconde édition de L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1946.
- 8.« Ce merveilleux purement mécanique, dans lequel semblent se complaire aujourd’hui les surréalistes, n’a aucun intérêt, parce qu’il est dépourvu de valeur émotive » (M. Leiris, Journal, op. cit., à la date du 22 mai 1929, p. 177). Leiris a publié un poème intitulé Les Pythonisses dans le no 2 de la revue surréaliste Bifur, paru en juillet 1929, soit un peu plus de quatre mois après sa rupture officielle avec le surréalisme, le 19 février 1929, d’après son journal ; Leiris a probablement confié son poème à la rédaction de la revue avant cette rupture. En avril 1929, il fait son entrée à la revue Documents, d’inspiration anti-surréaliste et dont Bataille est le secrétaire général.
- 9.« De là, vient leur allure de révélateurs, puisqu’ils sont par définition formules de ce qui est informulable, appellations d’êtres inouïs qui meubleraient un monde extérieur à nos lois » (M. Leiris, Biffures, op. cit., p. 22). Souligné par Leiris qui évoque dans ce passage le cas de mots inexistants, involontairement forgés par un enfant à partir de ce qu’il entend, tel, pour ce qui le concerne, le mot « tetable », forgé à partir de « la petite table ».
- 10.Leiris était ethnologue africaniste de profession.
- 11.M. Leiris, Biffures, op. cit., p. 18. Rien n’indique, ni dans ce texte ni dans Journal (1922-1989), op. cit., que Leiris ait eu connaissance de la police de caractères Bifur créé par Cassandre en 1929.
- 12.Ibid., p. 236. Souligné par Leiris.
- 13.Ibid., p. 251-252.
- 14.Ibid., p. 277.
- 15.Ibid., p. 78.
- 16.Ibid., p. 83.
- 17.Ibid., p. 279.
- 18.Ibid.
- 19.Ibid., p. 45.
- 20.Ibid., p. 274.
- 21.Autre ouvrage de Michel Leiris, publié un peu moins de deux ans avant sa mort survenue le 30 septembre 1990 : À cor et à cri, Paris, Gallimard, 1988.
- 22.Numéro hors-série de Libération, « Pourquoi écrivez-vous ? », publié en mars 1985.
- 23.M. Leiris, Biffures, op. cit., p. 235.
- 24.Ibid., p. 184.
- 25.Ibid., p. 238.
- 26.Ibid., p. 245.
- 27.Extrait du poème VII, dans M. Leiris, Fissures [1969], réédition de 14 poèmes écrits pour accompagner 13 lithographies de Joan Miró, Paris, Éditions Fourbis, 1990.
- 28.M. Leiris, Journal, op. cit., 9 décembre 1962, p. 585.
- 29.M. Leiris, Biffures, op. cit., p. 290.
- 30.M. Leiris, « Du temps de Lord Auch », L’Arc, no 32, juin 1967, repris dans M. Leiris, À propos de Georges Bataille, Paris, Éditions Fourbis, 1988.
- 31.M. Leiris, Miroir de la tauromachie [1938], Paris, Fata Morgana, 2013, p. 39.
- 32.M. Leiris, « Du temps de Lord Auch », À propos de Georges Bataille, op. cit., p. 63.
- 33.Georges Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose », Documents, no 2, 1930, repris dans Œuvres complètes I, édition de Denis Hollier, préface de Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1970, p. 225.
- 34.M. Leiris, Miroir de la tauromachie, op. cit., p. 37.
- 35.G. Bataille, L’Érotisme [1957], dans Œuvres complètes X, Paris, Gallimard, 1987, p. 17.