Le « genre » chez les cathos
À propos de Penser avec le genre. Sociétés, corps, christianisme1
Issu de colloques organisés par Confrontations, association d’intellectuels catholiques, ce livre annonce d’emblée son enjeu : « Rompre le front qui semblait se tracer entre le catholicisme et les sciences sociales » après la Manif pour tous. Des formules analogues reviennent à plusieurs reprises. Elles impliquent deux choses : premièrement, il ne s’agit pas d’une défense ou d’une critique de la (des) théorie(s) du genre, mais du rapport de la pastorale catholique avec des sciences sociales qui la déstabilisent et devant lesquelles elle a tendance à se rétracter. Deuxièmement, à distance des pôles qui se sont cristallisés, il s’agit de tracer une voie d’échanges possibles. C’est pourquoi certains contributeurs dénoncent comme une habitude pernicieuse chez les catholiques de « surciter » les « vedettes théoriques » et médiatiques du « genre » (comme Judith Butler, Beatriz Preciado, Marcela Iacoub…) dont les thèses provocatrices sont pour eux une cible trop facile.
Débats et compromis
Rassemblant treize contributions, ce livre n’est pas homogène. L’anthropologue David Le Breton y fait par exemple de la théorie du genre une présentation aussi proche que possible de ce que pourraient souhaiter ses pires adversaires. « Le corps devient la prothèse d’un moi en quête d’une incarnation provisoire […]. Le corps est une sorte de brouillon à corriger par un travail adéquat, l’habitacle provisoire d’une identité qui refuse toute fixation […]. Le rêve est d’inventer sa singularité. » Tout cela dans le seul premier paragraphe. Cette ligne artificialiste est soutenue tout au long, jusqu’à cette proclamation en dernière page : « La démarche est profondément politique et traduit l’individualisation du sens propre à nos sociétés contemporaines. » Mais ce n’est pas là la tonalité générale. À l’opposé, on trouve une critique serrée par le philosophe Vincent Aubin de David Stoller, l’un de ceux qui ont imposé la perspective culturelle sur la division sexuelle. Aubin montre que Stoller commence par une description du sexe réduite à une simple énumération de traits physiques (apparents ou non) avant de faire intervenir l’interprétation culturelle qui donne un sens et un nom à cette « somme algébrique » : le sexe qu’on « assigne » au nouveau-né. Comment un discours, objecte Aubin, pourrait-il unifier des éléments qui appartiennent à un ordre non discursif ? Cette incohérence tient à l’occultation de la vraie cohérence, biologique, qui réunit les éléments énumérés : la capacité de participer, d’une manière ou de l’autre, à la procréation. Philosophe également, Michel Boyancé juge lui aussi impossible de séparer le genre (le sexe social) des données biologiques sur quoi il fait fond. Il finit par renvoyer dos à dos ceux pour qui la nature règle et oriente intégralement la sexualité et ceux qui veulent ignorer le corps, « comme si les personnes n’étaient pas leur corps ».
À distance de ceux qui affirment et de ceux qui récusent la prépondérance du culturel, la ligne du recueil est centriste, mais d’un centrisme de gauche. L’opposition aux traditionalistes est formelle : pas question de laisser dire que la nature suffit pour définir le sexe et fixer les règles de son emploi, dont l’hétérosexualité. Mais on est plus accommodant envers ceux qui étendent très loin le domaine de la liberté subjective. La contribution du philosophe Jean-Philippe Pierron2 dans le recueil est la présentation la plus articulée de cette position « axiale ». La pointe de sa polémique est dirigée contre la « famille naturelle », expression dont on peut dire en effet que c’est un oxymore et qui revient, dit-il, à décréter une continuité sans inflexion ni interruption entre la physiologie des organes, l’essence de la sexualité et la norme, thèse, ajoute-t-il, que ses partisans voudraient imposer avant tout débat3 et qui, dans la vie sociale, justifie l’intolérance à l’égard de formes irrégulières de sexualité.
Les dérapages du côté du genre sont possibles, mais cela ne justifie pas qu’on se sépare de la juste révolte de ceux qu’indignent certains mépris ataviques et encore actuels. Aux dérapages possibles, il cherche remède du côté de l’« herméneutique », le mot revient souvent sous sa plume sans être explicité. L’interprétation en question n’est évidemment pas celle d’un texte canonique, mais celle des situations : « L’ordre sociologique, nous dit-il, porte l’ordre symbolique que soutenait hier l’ordre théologique. » Il n’entreprend pas pour autant l’herméneutique de notre présent. Le risque est signalé d’« une dérégulation du monde commun » pensé « comme l’expression juxtaposée de désirs singuliers », mais le moyen d’y parer est laissé en suspens. Pour l’auteur, il y a un ennemi principal et actuel, l’autre n’étant qu’éventuel. Il évoque bien une certaine « passivité inhérente à l’appartenance sexuelle », sans indiquer la manière d’associer cet élément d’acceptation à la morale de l’authenticité et du risque (« faire famille ») revendiquée par ailleurs. Les réserves vis-à-vis de la doctrine du genre apparaissent en somme des pierres d’attente laissées sans emploi.
Cette complaisance centriste de gauche pour ce qu’on n’accepte qu’en partie se justifie, outre le sentiment que l’Église dont on est a des choses à se faire pardonner, par deux paris. D’abord que les études de genre sont une entreprise qui montre et montrera sa fécondité. Ensuite que le mouvement auquel on tend la main saura s’arrêter à temps.
Les apports de la recherche
Érik Neveu, politiste, coauteur, dit-il, du « premier manuel de sociologie du genre en France », affirme avec ardeur et hauteur la valeur « heuristique » de la notion de genre sans que cette annonce soit ensuite illustrée de manière convaincante. On trouve par contre des éléments de jugement dans d’autres textes sur les relations de genre dans certaines populations de Nouvelle-Guinée (Pascale Bonnemère), en Grèce ancienne (Violaine Sébillotte-Cuchet) ou bien dans la campagne présidentielle de 2012 (Marion Paoletti). La présence de stéréotypes sexuels dans notre vie politique est soulignée sans qu’on évalue la critique et les rectifications qu’a permises la théorie du genre. La loi sur la parité des candidatures nous a fait entrer, dit Paoletti, dans « une représentation-miroir », mais la représentation doit-elle être un reflet ? Cette conception n’a-t-elle pas diminué la capacité du politique de faire lien ?
Les études sur les Ankavé de Nouvelle-Guinée et sur la Grèce ancienne montrent que, comme le disent les praticiens des études de genre, les catégories sexuelles reçoivent leur signification de l’extérieur, et non de leur soubassement biologique. Dans les cités grecques, pourtant « clubs d’hommes », selon Pierre Vidal-Naquet, la séparation esclaves/hommes libres est la plus importante, et c’est la citoyenneté qui détermine la norme sexuelle ; le citoyen doit être maître de lui-même, donc modéré dans ses plaisirs, et avoir un rôle actif dans la relation. Quant au texte sur les Ankavé, il dément un lieu commun de l’ethnologie : que l’initiation des garçons a lieu entre hommes hors du village pour arracher les « novices » aux mères. L’ethnologue ayant eu l’idée de rester au village pendant que son « époux et collègue » assistait à l’initiation des garçons, elle a vu qu’en même temps que ceux-ci étaient préparés à devenir pères et oncles, leurs mères et sœurs l’étaient à devenir mères et tantes par d’autres épreuves et rites. L’initiation n’oppose donc pas en bloc les femmes aux hommes, elle est un processus où, à distance, collaborent certains hommes et certaines femmes.
Les détours par l’Antiquité et la Mélanésie ne fournissent sur la théorie du genre que des lumières très indirectes. Dans ces sociétés, la division sexuelle n’a pas une importance cruciale. Elle est surmontée en Grèce par une division plus décisive, en Nouvelle-Guinée elle est diluée dans un ensemble de rôles. Chez nous, au contraire, à cause de l’affaiblissement et de la délégitimation des autres distinctions et hiérarchies, cette division a un rôle central. Faute de pouvoir l’intégrer dans une vision sociale ordonnée, nous rêvons de la dévaluer, voire de l’abolir. C’est pourquoi, comme le remarque l’ethnologue, le féminisme, comme le mouvement du genre avec lequel il est lié, n’est pas une affaire universelle mais occidentale.
Une théorie de combat ?
Il faut donc se passer de cautions extérieures et considérer la logique propre de ce mouvement occidental. Jean-Philippe Pierron souligne à ce propos que les études de genre sont animées par un sentiment de révolte, qui peut, comme d’autres au xxe siècle, se fourvoyer.
Les égarements de la révolte sont difficiles à anticiper quand, comme l’indique Sylviane Agacinski4, celle-ci fédère des protestations de natures différentes : le mouvement du genre, dit-elle, associe trois questions (trois conflits), le rapport de chacun à son corps propre (illustré par les transsexuels), le rapport aux normes (illustré par l’homosexualité), le rapport aux représentations communes de l’homme et de la femme, à l’inégalité des images et des conditions. L’usage dans les trois cas du mot « assignation » indique qu’on a affaire, plus ou moins, à une contrainte dont on peut désirer s’émanciper.
Dans la conjoncture idéologique présente, les révoltes de certains (contre le sort, contre la norme, contre les idées reçues) sont non seulement opposées ensemble à l’ordre familial, mais rapprochées par un courant dominant des sciences humaines qui voue celles-ci à la dénonciation ou à la déconstruction des pouvoirs. Le rôle de Foucault dans cette orientation de la sociologie a été essentiel. Il a posé en règle de méthode d’« analyser les institutions à partir des relations de pouvoir et non l’inverse5 ». Commencer par l’institution, c’est prendre la situation dans son ensemble et sa complexité, essayer de la comprendre, de l’interpréter, fût-ce pour la changer. Dire « pouvoir d’abord », c’est au contraire isoler et privilégier une partie jugée déterminante de la situation, qui est de l’ordre de la volonté construite.
Les théorisations du genre font prédominer l’ordre du discours sur la nature et l’ordre social, ignorant ou récusant l’objectivité de ces deux référents extérieurs. Le genre est du point de vue épistémologique une sexologie apodictique qui se prolonge en discours militant, en dénonciation de l’assignation sexuelle. Pour cela, la « théorie » réunit des éléments que nous avons l’habitude de tenir séparés (la coutume, les préjugés, la décision) constituant ainsi un « volontaire étendu », émancipé du poids de la réalité. En face de cette mauvaise volonté, se dressent ce que l’on appelle, loin de nos pratiques, « nos valeurs », c’est-à-dire l’égalitarisme abstrait6.
La différence entre compréhension et démontage de la domination a été illustrée par les attaques de l’historienne Joan W. Scott contre Mona Ozouf. Celle-ci, décrivant la condition des femmes à partir des écrits et des paroles de certaines d’entre elles où se reflète leur situation, fait apparaître des compensations pratiques et affectives à leur infériorité hiérarchique7. N’est-ce pas une trahison ?
Le mythe butlérien du genre déterminant le sexe physique est une extrémité où se portent peu de gens, mais sur la voie de laquelle il y en a beaucoup : ceux qui, le sexe naturel ne leur paraissant pas avoir de signification décisive, tendent à juger la dualité instituée comme un pur dispositif de pouvoir. Si, au lieu d’être considérée comme complexe et modifiable, la relation hommes/femmes est réduite à une inégalité, donc à une injustice, le rêve s’insinue nécessairement d’en finir avec la différence. Ce simplisme est favorisé par le prestige de la statistique, qui segmente la représentation de la réalité, en multipliant les prélèvements (chaque jour, tant de viols en France, si peu de femmes dans les conseils d’administration, etc.) que nos médias opposent assidûment à l’idée du monde tel qu’il devrait être.
Pour dépasser ces constats partiels, les sciences humaines critiques construisent leurs propres ensembles, ce que Pierre Bourdieu a appelé des « champs », champs de bataille à vrai dire, où figurent diverses « positions8 ». Le genre est une construction de ce type, un produit des sciences humaines dynamisées par l’insatiable remords d’une démocratie toujours en échec. Cette réduction de l’analyse sociale à une géographie des pouvoirs9 porte à ressasser une vision polémique et appauvrie de la réalité : oubli d’abord des cadres où les gens, hommes et femmes, vivent ensemble, bien ou mal ; oubli ensuite de la consistance des éléments (nature et culture) dont on schématise les rapports.
De la différence à la diversité
Les maîtres d’œuvre de la publication ont raison d’estimer que, derrière la question du genre, il y a celle des sciences humaines en général, mais ils ont tort de présupposer que lesdites sciences sont au-dessus de toute critique, en particulier lorsqu’elles réduisent les réalités dont elles s’emparent. Mais sur cet appauvrissement, ce sont les critiques du genre qui nous en disent le plus.
Presque oubliée par les auteurs réunis, Sylviane Agacinski a pourtant apporté un élément décisif au débat en distinguant clairement la « matière », manipulable et organisable de l’extérieur, et ce qui relève de la « vie » s’organisant elle-même, selon sa propre téléologie. Elle cite à ce propos Bergson dans la Pensée et le Mouvant : « La vie travaille comme si elle avait elle-même des idées générales, celles de genres et d’espèces10. » La vie a des codes. Cela précise et fonde la critique de David Stoller par Vincent Aubin et invalide le simplisme de Joan W. Scott quand elle affirme que le genre « produit le savoir que nous avons du sexe, et de la différence sexuelle11 ».
Si les « études de genre » ne disent pas grand-chose sur la vie biologique, elles sont surtout muettes sur les imaginations, les rêves, les normes, etc. que, depuis toujours, les humanités ont échafaudés à partir de la sexualité et surtout de la dualité sexuelle. Certains théoriciens du genre inventent un ou deux genres de plus, mais de la diversité sexuelle elle-même ils donnent une idée bien triste, comme si le genre était exempt de toute poésie, pur pouvoir auquel échapper pour devenir « soi-même ». Tout le contraire de ce dont parle la Genèse, l’acceptation émerveillée d’un don, d’une altérité sans pareille.
À propos des stéréotypes sexuels les plus classiques (le courage des uns, la pitié et la tendresse des autres), remarque Bérénice Levet, on peut contester l’attribution de ceci aux uns et de cela aux autres, mais l’essentiel est que l’humanité soit montrée capable à la fois de courage et de pitié. C’est pourquoi elle se réjouit de voir dans le Serment des Horaces de David la plénitude de l’humanité exprimée à travers la mise en scène de la dualité sexuelle.
Jean-Philippe Pierron dit en conclusion de son article, citant Levinas, que la sexualité, c’est l’humanité traversée, animée par une différence sans équivalent qui va de pair avec la différence des générations. Mais c’est pour en rabattre aussitôt et s’en prendre à l’« assignation à résidence » de cette différence dans la famille traditionnelle. Être assigné à résidence, cela ne vaut-il pas mieux que d’être sans résidence et réduit à l’insignifiance ? Pour ne pas le voir il faut, je crois, poursuivre le combat d’hier au lieu d’envisager celui d’aujourd’hui, cette esquive se justifiant par le rêve d’une pluralité « sans résidence », sans formes, au-delà de toute représentation quand s’efface la différence sexuelle12. L’enjeu actuel n’est pas la transgression d’une limite, mais l’appauvrissement de l’idée de l’humanité.
On retire de la lecture de cet ensemble l’impression d’un malentendu entretenu autour de l’historicité. Ce mot revient souvent, mais employé péjorativement, comme pour suggérer la fabrication intéressée. Pourtant, si l’on se libère du « synchronisme » systématique de sciences sociales restées dans la mouvance structuraliste, on voit les sociétés déployer dans l’histoire la diversité créatrice de l’humanité à travers la « binarité » sexuelle et la succession des générations. Au lieu de quoi, engluée dans son présent, notre contemporanéité rêve d’une diversité à la disposition de chacun, obérée par le refus d’hériter, loin d’une diversité se construisant dans une suite d’héritages et de ruptures, de ruptures qui sont aussi des héritages et d’héritages qui sont aussi des ruptures.
L’Église et le genre
Cette réunion de textes divers, insatisfaisants souvent mais stimulants d’être rapprochés, répond à la motivation annoncée d’emblée, celle d’apaiser le rapport entre le monde catholique et les « sciences humaines » quand celles-ci touchent à un domaine sensible et même identitaire. La dernière partie du livre porte sur ce conflit, donc sur la position inférieure de la femme telle que le christianisme, en particulier catholique, l’a avalisée et perpétuée. Les remarques exégétiques de Pierre Gibert montrent que ceux qui ont rassemblé diverses traditions dans le livre de la Genèse ont placé un texte égalitaire (« homme et femme il les créa ») avant un texte plus ancien où la femme dérive de l’homme, seule créature directe de Dieu. D’où l’on peut conclure soit que la dualité des perspectives est indépassable, soit que la perspective égalitaire doit avoir priorité. Hervé Legrand exprime dans une quasi-conclusion la thèse centrale, sinon unanime, qui parcourt cet ensemble : la théorie du genre est une chance pour les catholiques de ne plus confondre leur histoire et leur tradition, de revivifier la seconde en faisant la critique de la première sur un point décisif.
Pour Legrand, le refus d’ordonner les femmes est le fil à suivre puisqu’il relie les premiers temps aux débats actuels. Ce choix, de l’avis même des commissions romaines, n’a pas de fondement convaincant dans l’enseignement de Jésus selon les Évangiles. Pourquoi donc s’être enfermé pendant deux mille ans dans un paradoxe choquant : la femme est spirituellement l’égale de l’homme mais inégale quant à la dévolution des fonctions d’autorité dans l’Église. L’origine de ce « dispositif », proposé ou imposé par saint Paul aux chrétiens de Corinthe (I Co. ch. VII) dès 57 av. J.-C., est pour Legrand contingente : comme sur l’esclavage, pour se faire entendre, les disciples de Jésus ont dû s’adapter aux « codes » des sociétés païennes et aux vues biologiques de l’époque. L’effet de cette entrée dans l’histoire n’a pas cessé d’être reconduit, mal compensé par la piété mariale, et l’occasion de nous en libérer serait offerte par la dénaturalisation qu’apporte la théorie du genre.
La persévérance dans l’erreur d’origine peut-elle être expliquée suffisamment dans le cadre des rapports entre sexes que notre époque vient éclairer ? À le penser ne fait-on pas trop crédit à l’esprit de notre temps ? Hervé Legrand fournit lui-même des éléments pour éclairer autrement le rôle inférieur dévolu aux femmes dans les Églises. Si les femmes se voient refuser l’ordination, c’est au prétexte que l’« image de Dieu est moins parfaite en la femme qu’en l’homme13 », lequel se distingue de sa compagne par « sa capacité à exercer l’autorité ». La vraie référence est ici à la position d’autorité, autorité dans l’Église, mais, plus au fond, à l’autorité de l’Église, en soutien de laquelle celle-ci a mobilisé une image de Dieu que pourtant « nul n’a jamais vu » (Jn I, 18, IJ IV, 12). Comme si la formule de la Genèse ne concernait pas la position de l’homme dans la création mais sa conformité à un modèle inconcevable. Comme si l’image de référence n’était pas pour un chrétien Jésus, dont toute l’autorité était de transmettre la parole du Père et dont on a pu dire qu’il était « la voix de la féminité14 », le « premier homme à avoir parlé d’une voix féminine », profession d’admiration pour le fondateur qui va sans doute plus loin que la représentation autoritaire qui l’a emporté. Le recours au genre ne saurait donc pas remplacer l’indispensable réflexion théologique et ecclésiologique.
Restent, dira-t-on, des questions douloureusement pendantes, que l’Église peine à prendre en compte : non seulement l’ordination des femmes, mais l’avortement, le divorce, le couple homosexuel. Elles exigent d’autres déplacements intellectuels et spirituels que ceux qu’indique la théorie du genre. Ils devraient concerner la manière du christianisme de se situer dans l’histoire, avec la tentation de se prétendre l’autorité par excellence et de vouloir tout conclure, qui est l’ombre portée de son universalisme.
- 1.
Ouvrage collectif dirigé par Hervé Legrand et Yann Raison du Cleuziou, Perpignan, Artège/Lethielleux, 2016.
- 2.
Précédemment publiée dans Esprit en janvier 2015. La réflexion du père Laurent Lemoine est très proche de celle de Jean-Philippe Pierron. D’un style plus « flamboyant », elle oscille pareillement entre l’acceptation des thèses examinées et l’expression de réticences.
- 3.
Pourtant, à propos de la loi Taubira, c’est la majorité « progressiste » de l’Assemblée qui s’est obstinée à étouffer le débat.
- 4.
Dans Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, Paris, Seuil, 2012.
- 5.
Cité par S. Agacinski, ibid., p. 25.
- 6.
Il en résulte une tendance croissante à légiférer contre les mauvaises pensées, depuis la loi Gayssot jusqu’à celle qui met le droit d’avorter, et l’avortement lui-même, à l’abri de toute critique possible.
- 7.
Mona Ozouf, Mots des femmes, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001.
- 8.
Sur la méthodologie de Bourdieu, voir Pierre Grémion, « De Pierre Bourdieu à Bourdieu » Études, janvier 2005 et, récemment, Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu, Paris, Seuil, 2015.
- 9.
Joan W. Scott, De l’utilité du genre, Paris, Fayard, 2012, p. 41.
- 10.
S. Agacinski, Femmes entre sexe et genre, op. cit., p. 58.
- 11.
J. W. Scott, De l’utilité du genre, op. cit., p. 92.
- 12.
M. Ozouf évoque à ce propos Une fille d’Ève, nouvelle dans la préface de laquelle Balzac imagine une société qui rendrait les femmes invisibles (postface à la réédition des Mots des femmes, op. cit.).
- 13.
Citation d’un père de l’Église, p. 287.
- 14.
Témoignage de Romain Gary à la fin du Sens de ma vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2016.