Travail politique ou travail mémoriel ?
Emmanuel Macron a engagé sur la guerre d’Algérie un travail de mémoire qui tait les responsabilités du FLN et encourage des interprétations univoques de l’histoire. Le rôle d’un homme politique n’est pourtant pas de reconstituer le passé, mais de préparer l’avenir.
Revenant de Yad Vashem, le président de la République a évoqué les « défis de mémoire » qu’il voit devant nous, concernant d’abord la guerre d’Algérie. À ce propos, il se réfère au discours du Vél’ d’Hiv’ de Jacques Chirac en 1995. Évidemment, le déroulement de la guerre d’Algérie a bien peu de choses à voir avec celui de la Shoah. Ce qui porte actuellement à les rapprocher, c’est la posture commune, à un demi-siècle d’intervalle, à deux présidents qui s’érigent en épurateurs de la mémoire nationale aux dépens des générations qui les ont précédés[1].
Sauf dans la tête de Hitler, il n’y a jamais eu de guerre judéo-allemande, alors que l’Algérie a connu une vraie guerre entre 1954 et 1962, où le nombre des victimes de l’armée française a été du même ordre de grandeur que celui des victimes du Front de libération nationale (Fln). Le terrorisme aveugle, visant indistinctement les membres de l’autre communauté, a été d’entrée la tactique du Fln avant de devenir, sur la fin, le fait de l’Organisation armée secrète (Oas). On peut d’autant moins l’oublier, en faisant l’impasse sur les dynamiques internes au mouvement algérien d’indépendance, que ces dynamiques déterminent encore la situation du pays. Un acteur du conflit devenu l’un de ses meilleurs historiens, Mohammed Harbi, a bien caractérisé le Fln en parlant à son propos de « populisme ». Ni mouvement social ni mouvement politique, le Fln a été le regroupement précaire, traversé d’éliminations violentes, de militants impatients de remplacer la minorité coloniale dans le rôle de dominants. N’ayant pas d’autre lien que la capacité de faire bloc contre l’adversaire, ce groupe était structurellement incapable de débat interne, aussi bien que de négociation. Que le compromis accepté par ses représentants à Évian ait été aussitôt récusé, avec les effets tragiques qui s’ensuivirent, s’explique non par une intransigeance sur l’objectif, mais par une incapacité foncière de partager le pouvoir, l’invocation d’un peuple mythique s’accompagnant de l’expropriation du peuple réel et le chef historique, en dernier lieu Bouteflika, servant de camouflage à cette substitution.
En face d’un tel système, qui domine l’Algérie depuis soixante ans, alors que les archives algériennes ne sont pas ouvertes, comment peut-on préconiser un « pénitentialisme » unilatéral ? C’est pourtant ce que suggère Emmanuel Macron quand il dit : « Quand bien même la partie algérienne n’avancerait pas, on a peut-être un travail à faire sur nous-mêmes. » Une manière de se référer au précédent chiraquien explicite cette intention : après le temps des historiens qui rassemblent les faits, vient celui du « travail politique mémoriel » qui valide leurs conclusions, assumant ce qui devient alors, sinon un récit officiel, du moins une représentation reconnue. Macron est d’autant plus tenté par une telle entreprise, un tel rôle que, dans le cas de son prédécesseur comme dans le sien, le nouveau président est le premier qui appartienne à une génération étrangère aux faits dont il tire les leçons. La génération d’après tire parti de « l’avantage de n’avoir rien fait », au risque d’en abuser, comme Chirac l’a fait.
Curieusement, on dissimule ce dérapage de Chirac en même temps qu’on en fait l’éloge. La participation de l’État français à l’exécution de la sinistre rafle avait été avant lui reconnue, ne serait-ce qu’au cours des procès d’épuration. Ce qui était neuf en 1995, c’est le codicille qui suit le constat : « La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. » Vous avez peu de chances de trouver cette formule dans votre journal, mais vous y lirez certainement la formule canonique sur la « participation de l’État français » révélée, suggère-t-on, à ce moment-là, avec un demi-siècle de retard. La même complaisance de l’opinion éclairée accompagne aussi Macron et ses approximations.
La représentativité de Vichy en juillet 1942 n’avait pourtant rien d’évident : deux ans auparavant, de Gaulle avait affirmé depuis Libreville : « Il n’y a plus de gouvernement proprement français. » L’état de grâce de Pétain a pris fin en 1941 et, à la mi-1942, après le remplacement de Darlan par Laval (et de Xavier Vallat par Darquier de Pellepoix aux Questions juives), l’impopularité du régime était patente[2]. Emporté par son élan, grisé par la mise en scène de sa propre vertu, Chirac a donc dérapé. C’est un « dérapage » vertueux équivalent que Macron envisage aujourd’hui, quand il suggère qu’on pourrait parler de la « bataille d’Alger » sans rien dire de Melouza, de l’abandon des harkis sans rien dire de leur massacre et en oubliant l’empreinte durable de la structure « populiste » du Fln.
Pourquoi cette adhésion au modèle chiraquien ? C’est à cause de la fonction de pédagogue moral que l’actuel président accorde au politique. Dès son entrée en scène, il a affirmé l’importance des sensibilités collectives dans un monde complexe et incertain, et le rôle stabilisateur à cet égard de la parole politique. Limité désormais dans sa capacité d’agir, le responsable politique peut énoncer et fixer les « grands récits » où la nation se retrouve. Le président se conduit apparemment en guide de notre conscience, quand il rend visite à Josette Audin ou promet de rendre aux Africains certaines œuvres pillées. Mais si ces gestes illustrent la sensibilité du moment, ils ne l’engendrent pas.
Pour l’essentiel, ce ne sont pas les politiques qui agissent en profondeur sur les sensibilités et aident aux reformulations. Au contraire, par fonction, ils préfèrent les simplismes répétitifs. Ceux qui colmatent les fractures et guérissent les plaies sont des écrivains et des penseurs. Le « grand récit républicain » dont Macron semble chercher l’équivalent pour notre temps, celui qui enjambant 1789, a fait de « la République notre royaume de France », n’a pas été l’invention de politiciens, c’est une œuvre de littérature et de pensée, à laquelle ont participé Chateaubriand, Michelet, Quinet, Tocqueville, Hugo, Renan, Péguy… Quant au républicain de raison aussi bien que de conviction que fut de Gaulle, s’il a incarné la réconciliation de la France avec elle-même, si on ne peut pas le soupçonner d’avoir ignoré notre histoire, il ne s’est jamais livré à la thérapie narrative. Le lecteur, fasciné nécessairement, des Mémoires de guerre n’y trouve pas le goût de mettre en scène l’histoire de France, mais l’inébranlable résolution de poursuivre cette histoire. Peu d’hommes ont associé aussi fortement que de Gaulle la pratique de la politique avec ce qui en est, selon Max Weber, le centre : le goût de l’avenir.
Par contraste, on trouve un air de toilette funéraire à l’opération chiraco-macronienne. Faute de vision d’avenir, on rectifie le passé grâce à un « travail politique mémoriel ». Sans prendre garde à ce que cette formule qui associe des contradictoires (une évocation du passé et une évocation de l’avenir) constitue un oxymore et désigne une impasse.
La stérilité du projet devient patente quand on considère les peuples au bénéfice desquels nous devrions rectifier notre conscience historique. Ce faisant, nous consoliderions, de l’Algérie au Rwanda en passant par le Sahel, des régimes de type populiste qui vivent souvent du ressentiment postcolonial, nous encouragerions une culture de l’irresponsabilité, à laquelle Macron se heurte à l’occasion de l’opération Barkhane mais à laquelle il envisage par ailleurs de fournir des justifications.
[1] - Sur les débats actuels autour de la mémoire de la guerre d’Algérie, voir aussi le texte de Joël Hubrecht « Guerre d’Algérie, une odyssée de la mémoire », Esprit, novembre 2018.
[2] - Voir Pierre Laborie, L’Opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990.