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Remise du rapport de la CIASE, le 5 octobre 2021
Remise du rapport de la CIASE, le 5 octobre 2021
Dans le même numéro

Catholicisme, une voie de refondation

avril 2022

L’ampleur des scandales liés à la pédophilie dans l’Église révélée par le rapport de la Ciase conduit à s’interroger sur la prétention de l’Eglise à occuper une position métahistorique, hors-du-monde et imperméable au jugement extérieur. Cette interrogation pourrait servir de base à une nouvelle façon d’articuler révélation biblique et vie en société.

Il y a bien des raisons de s’inquiéter de la situation du catholicisme en Occident, la plus évidente de ces raisons étant la pédophilie ecclésiastique et les scandales à répétition qui s’ensuivent. Mais on peut se demander si, à n’examiner que la suite des accusations et des répliques, on ne s’enfonce pas dans le tohu-bohu. Si l’essentiel n’est pas l’étiolement ni même l’épuisement, au bout d’une série d’émancipations et de querelles, de la prétention, de la part du catholicisme, de rester le précepteur de peuples dont il a été une matrice. C’est sur cette échéance que l’on doit s’interroger.

Plus que le rappel des défaillances de telle ou telle autorité, un tableau d’ensemble peut servir de point de départ. Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) renvoie à une enquête de Santé publique France sur les agressions sexuelles subies avant leur majorité par les Français adultes en 2016 : 5 500 000 agressés, soit 10, 61 % (14, 5 % des femmes, 6, 4 % des hommes). Ces agressions étaient survenues dans les familles (5, 7 %), dans un cadre amical (1, 8 %), dans le cadre d’activités liées à l’Église (1, 98 %) ou ailleurs (1, 13 %). On ne peut donc pas dire que le clergé catholique est le centre de la pédophilie en France. Mais on pourra conclure que la violence pédophilique a en France deux foyers très différents. Le principal est la famille, où les violences incestueuses paraissent toucher davantage les filles ; l’autre pôle, secondaire, est l’appareil clérical, qui s’en prend surtout aux garçons (la Ciase trouve « une grande majorité de préadolescents », de garçons donc, parmi ceux dont elle a reçu les plaintes).

L’intériorisation perverse d’un privilège

Ces observations obligent évidemment à s’interroger sur le célibat des prêtres, symbole et concrétisation d’une position hors société que certains intériorisent de manière perverse comme un privilège sans limites. Cette mise à part concernant aussi l’institution dans son ensemble, l’opinion y voit l’explication du silence longtemps gardé sur les dévoiements du statut de clerc. Le jugement de l’opinion est très différent quand est en cause l’autre institution où sévit la pédophilie. Il est connu que la famille lave son linge sale à domicile, et il arrive que la lessiveuse déborde. On admet qu’il y a des secrets de famille parce que la famille inscrit dans le temps et l’espace une particularité, une lignée, qui est son affaire propre, alors qu’il n’y a pas de « secret d’Église » acceptable, puisque l’Église prétend énoncer un message universel et qui ne passera pas. Ce qu’on ne supporte pas quand il s’agit de l’Église catholique, c’est moins le secret gardé sur les fautes des siens que la prétention d’éluder tout jugement extérieur, d’être l’instance ultime, d’occuper une position métahistorique comme inexpugnable. Le fait de laisser la justice civile dans l’ignorance de certains méfaits, ou de lui faire barrage, traduisait la conscience de jouir d’un privilège de fond.

À considérer par exemple l’attitude qui prévaut quand on aborde maintenant les « questions de société », on voit combien est hors de saison la prétention de l’Église de servir encore de guide dans la modernité. Ses conceptions de la famille, de la morale sexuelle ou de la fin de vie sont aujourd’hui récusées. À quoi s’ajoute le ressentiment associé au souvenir de la domination morale antérieure. Est écarté a priori tout ce qui peut renvoyer à l’anthropologie dogmatique dont l’Église s’est fait un emblème.

L’Église est-elle capable d’échapper à la nostalgie de ses anciens privilèges, donc à la structure mentale immobiliste dont le statut des clercs est le centre ? En tout cas, certains théologiens font la critique de cet immobilisme et cherchent à en dégager les fondements. Pour Véronique Margron (religieuse dominicaine et thérapeute), ce refus par l’institution des questions que lui pose l’humanité développant son histoire est déterminé par une idée figée, statufiée, de la Création et de l’Incarnation. S’inspirant de Hans Jonas, elle écrit au contraire : « Dieu a abandonné sa toute-puissance pour créer le monde […] pour faire advenir l’histoire humaine1. » Allant dans le même sens, un théologien bénédictin reconnu, Ghislain Lafont, a publié un petit livre, point d’orgue de son œuvre, qui montre comment l’Église s’est paralysée, établie en héritière et non en participante de l’histoire biblique2. Il indique aussi quelle relecture, quel approfondissement de notre confiance et de notre engagement peuvent nous libérer d’entraves que nous subissons sans les voir.

L’obsession pour ce qui ne change pas

Dans le jardin de l’Éden, croyons-nous par habitude, par fascination pour notre folklore, il n’y a pas d’histoire, rien qui, dès le commencement, indique un développement qui conduirait à l’Incarnation. Le seul événement est le « péché originel », le refus d’écouter la Parole, faute qu’il faudra un jour réparer. Ainsi, d’emblée, la révélation est inscrite dans un espace clos, l’intervention du Fils ne participera pas d’une Révélation en cours depuis le début ; étant une réparation, elle restera inscrite dans un cercle.

Dans le jardin de l’Éden, croyons-nous par habitude, il n’y a pas d’histoire.

Cette représentation statique, souligne Véronique Margron3, sera obsédée par ce qui, dans l’humanité, ne change pas. Cela se concrétisera dans une vue négative de la chair, une hantise du pur et de l’impur. Le mal n’est pas ce que l’on peut commettre, mais ce que l’on est. Il n’y a donc pas à s’étonner que la hantise de la pureté perdue ait rendu certains prêtres aveugles aux effets de leur conduite, au mal commis à l’encontre de ceux qui subissent leur emprise. Ils oscillent entre le désespoir et le déni, alors que la conscience du mal commis et à réparer pourrait les sortir de leur prison.

Au lieu de faire de ces prêtres défaillants des boucs émissaires, nous devrions sans doute prendre conscience, suggèrent aussi ces auteurs, que nos manières de célébrer enferment les clercs dans le sublime, les font apparaître coupés du peuple pour rendre présent le sacrifice du Christ en prononçant des paroles dont l’effet est « si complet […] qu’il ne requiert pas d’être partagé par les hommes4  ». Nos manières de célébrer, donc la messe dominicale qui est au cœur de l’identité catholique, assignent aux prêtres une position sublime et inhumaine. La transsubstantiation, c’est sa parole qui l’opère, devant les fidèles silencieux. On est bien loin de la ferveur qui emporte saint Paul quand il évoque dans l’Épître aux Romains une communauté de croyants où personne n’a de « prétentions déraisonnables », qui repose sur la diversité et l’équivalence des dons et des fonctions qui sont mis en commun. On s’en rapprocherait si les paroles de la consécration étaient récitées collectivement, et si la prière universelle, seul moment de la messe où les laïcs s’expriment de manière indépendante, traduisait leurs préoccupations actuelles au lieu d’être un recueil d’intentions pieuses.

L’émotion autour de la pédophilie dans le clergé peut paraître injuste : l’inceste n’entraîne pas de mise en cause de la famille. Mais cet épisode ne sera pas inutile s’il nous apprend qu’est devenue intenable, en tant que corruption de notre piété, une manière de « canoniser un état de la foi et de la vie de l’Église qui empêche d’aller de l’avant et de rencontrer le souffle de l’Esprit qui ne s’arrête jamais5 », à propos de quoi Lafont parle de « refondation » de l’Église et non de réforme, signifiant que c’est la manière de croire elle-même qui est en cause, la façon dont nous relions la révélation biblique à la vie de l’humanité, à notre vie propre.

  • 1. Véronique Margron, Un moment de vérité, Paris, Albin Michel, 2019, p. 22.
  • 2. Ghislain Lafont, Le Catholicisme autrement ?, Paris, Éditions du Cerf, 2020.
  • 3. V. Margron, Un moment de vérité, op. cit., p. 95.
  • 4. G. Lafont, Le Catholicisme autrement ?, op. cit., p. 73.
  • 5. G. Lafont, Le Catholicisme autrement ?, op. cit., p. 163.

Paul Thibaud

Philosophe, Paul Thibaud est l'ancien président de l'Amitié judéo-chrétienne de France et l'ancien directeur de la revue Esprit entre 1977 et 1989. Il est notamment l'auteur, avec Marcel Gauchet et Olivier Roy, de La Religion est-elle encore l'opium du peuple (Edition de l'Atelier, 2008) et, avec Jean-Marc Ferry, Discussion sur l'Europe (Calmann-Lévy, 1994).…

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