Matisse insatisfait
L’exposition du centre Pompidou « Matisse, paires et séries » est l’occasion de mieux comprendre la double tendance du peintre à la description d’une part et à la recherche de la stylisation de l’autre. L’attachement de Matisse à la figuration et son refus de l’abstraction n’apparaissent nullement comme une impuissance ou un anachronisme. L’affirmation de la puissance créatrice de la peinture développe une interrogation sur notre rapport au monde et au sacré.
L’exposition « Matisse, paires et séries » à Beaubourg1 n’est pas faite pour susciter l’admiration tranquille et convenue à laquelle nous sommes trop disposés mais pour faire naître des questions. Une de ses originalités, un de ses mérites, est même d’exposer des tableaux disgracieux comme les trois peintures pauvrement exécutées de la plage d’Étretat déserte où sont abandonnés, bien en évidence sur un lit d’algues, quelques malheureux poissons (raies, congres et autres) évidemment condamnés à mourir et à pourrir comme sous nos yeux. L’intérêt de montrer ce point bas (1920) d’une grande œuvre est de nous faire mesurer la déprime d’un peintre désorienté quand sa recherche semble ne rencontrer que le vide, quand le « motif » lui échappe.
Picasso disait : « Je ne cherche pas, je trouve. » Pareille forfanterie était étrangère à Matisse. Pour lui, les choses n’ont jamais été faciles. S’il parle souvent d’« émotion » et de « sentiment », ce n’est pas pour évoquer un don, une spontanéité facile à accueillir mais l’implication de toute la personne, celle que prescrit sa devise paradoxale : « Du conscient à l’inconscient par le travail. » Le travail c’est, en somme, de mettre au jour ce que le peintre ne maîtrise pas. Travail du peintre mais aussi travail de l’œuvre, qui a sa propre logique, celle que cette exposition veut montrer en insistant sur les reprises du même sujet, quelquefois de manière très différente.
La modalité la plus simple de ces reprises, ce sont les tâtonnements progressifs que montrent en particulier dans l’exposition les photographies prises au cours de l’élaboration du Rêve*2 ou de la Blouse roumaine*, tableaux de 1945 qui ne trouvent leur équilibre qu’après bien des hésitations et des détours. Mais de bien plus grande portée sont les « doublons », qui ne sont pas des moments d’un parcours mais deux versions de la même œuvre. Ils montrent des aller et retour sans choix décisif entre la peinture descriptive, impressionniste dit-on souvent, et la tendance au résumé, à la concentration, à l’« abstraction » qui caractérise les œuvres les plus célèbres des années autour de 1910. Ce dualisme, ce fonctionnement par paires, est d’autant plus intrigant qu’il s’agit d’œuvres contemporaines représentant le même sujet et dont la plus « moderne », la plus « avancée », n’est pas toujours la dernière à avoir été peinte. Instruits par la renommée, nous voudrions que la peinture descriptive ne soit qu’un premier palier vers ces manifestations des puissances de la peinture à quoi nous avons tendance à réduire l’œuvre de Matisse, quitte à considérer le reste comme des retombées sans nous interroger sur les aléas et les enseignements du parcours.
Impressionnisme et abstraction
Ainsi peut-on rapprocher et opposer, deux Jeune marin (1906 et 1907), Atelier rose et Atelier rouge (1911), la Leçon de piano (1916) et la Leçon de musique (1917), deux Vue de Notre-Dame* (1914), deux Capucines à la danse* (1912), deux Nature morte de Séville* (1906 et 1907), la Palme* et les Acanthes* (1912), Intérieur, bocal de poissons rouges* et Poissons rouges et palette* (tous deux peints quai Saint-Michel en 1914), deux Portrait d’Auguste Pellerin (1916 et 1917), deux Portrait de George Besson* (1917 et 1918)… Les versions les plus abstraites sont plus simplifiées, plus construites, avec des couleurs plus intenses. Presque toutes sont des tableaux plus étroitement focalisés que l’autre version, mais à cause de leur concentration, de leur présence, parce qu’ils intègrent plus fortement les objets et les figures, ces tableaux montrent une puissance de rayonnement qui fait d’eux le foyer d’un espace autre dont ils sont le départ. Les versions « impressionnistes », quant à elles, disent tout ce qu’il y a à dire et, pourrait-on dire, s’en contentent, ne débordent pas et paraissent s’arrêter à la frontière de l’encadrement. (On peut de ce point de vue comparer en particulier les deux intérieurs aux poissons rouges.) Les versions « impressionnistes » sont organisées en fonction du motif, des plaisirs et des informations qui lui sont associés. Au contraire, ce qui domine dans les tableaux « abstraits », c’est la présence active du peintre – indiquée par un pouce sortant de la palette, par des instruments de travail prêts à l’emploi (à moins qu’il ne soit représenté par le violon dont il joue), éventuellement par une simple ligne verticale marquant l’embrasure de la fenêtre d’où il voit les choses. Le peintre abstrait (il s’agit toujours d’une quasi-abstraction) invente un espace, un langage qui rend l’objet de sa peinture directement présent à notre sensibilité, sans passer par la description. Mais les choses se compliquent si l’on se rappelle que pour Matisse, la différence qu’il fait souvent entre la simple sensation et le sentiment ou l’émotion oppose des rapports au monde de valeur inégale. Matisse affirmait à la fin de sa vie3 (mais il n’y avait là rien de neuf chez lui) que « nous n’avons plus besoin maintenant » d’un « art documentaire ». Pourquoi n’a-t-il jamais complètement renoncé à une peinture de la sensation ? Celle qui rappelle la présence autour de nous du monde comme objet concret. Pourquoi ne s’est-il pas résolument voué aux émotions purement picturales ?
Les fondateurs de l’abstraction qui furent ses contemporains ont fait un choix radical auquel Matisse s’est toujours refusé. La première raison en est évidemment que pour lui, sensation et émotion ne sont pas facilement séparables. Cela se marque par l’habitude constante de ne pas effacer les repentirs, de laisser dans le tableau des empreintes, des traces du parcours. Ainsi, dans la fameuse Vue de Notre-Dame* en bleu, l’apparent schématisme de l’aboutissement est complexifié (souligne Rémi Labrusse) par les marques subsistantes des essais qui y ont conduit, par les grattages et les repeints, par des lignes qui sont des allusions figuratives. Dans ce cas, on peut même voir sur la toile, alors qu’il s’agit d’une œuvre des plus abstraites, la marque d’une sensation qui en fut sans doute l’occasion : l’importance et l’éclat du blanc dans la représentation du monument est un rappel de l’impression produite par un effet de soleil couchant sur la façade éclairée frontalement. Il y a d’autres symptômes du rôle séminal de certaines sensations, de certaines observations, même dans les œuvres de facture très schématique. Ainsi, dans la Leçon de musique, l’ombre portée de la poignée de l’espagnolette sur le visage de l’enfant et la manière dont elle fait couple avec le métronome. À l’origine d’une œuvre, il peut donc y avoir une sensation-émotion que l’artiste ne peut ni renier ni oublier, l’anecdote peut avoir quelque chose d’irréductible. De même, au cours du travail pictural, le physique et le mental s’entremêlent plus que ne voudrait le reconnaître un peintre chez qui l’intelligence et la volonté n’abdiquent jamais. D’où sa surprise de voir dans l’escalier de Chtchoukine, plusieurs années après qu’il se fut séparé de ces œuvres, que l’exécution de la Danse et de la Musique était moins plate et impersonnelle qu’il ne le croyait, que le travail de la main avait compté, rendant plus complexe le rapport des surfaces et des couleurs. A contrario, quand on compare, comme l’exposition le permet, la version parisienne de Luxe*, toute chargée d’hésitations, et la version ultérieure venue de Copenhague, rigoureusement mate et plate, on voit que, de l’une à l’autre, s’est perdue une capacité de signifier tout en sauvegardant une part d’énigme qui fait entrer le spectateur dans l’œuvre. Les souvenirs laissés en place du travail sont donc, en même temps que les doublons, la preuve que l’anecdotique ne se laisse pas facilement subsumer dans un schéma abstrait : Marguerite n’est pas tout entière dans la Tête blanche et rose* (1914-1915).
À travers ces retours du concret initial dans le travail, cette crainte du « desséchement de l’abstraction pure », se manifeste chez Matisse un rapport au monde très différent de celui qui détermine la voie prise par ceux qui, à la même époque, inventent l’abstraction. Malevitch et Mondrian (comme ensuite Rothko) se sont voués à la recherche et à l’illustration du sigle unique, synthétique, condensant plastiquement et symbolisant l’univers : la rencontre de l’horizontale et de la verticale, le quadrillage de l’un, la croix de l’autre. Cette orientation, comme celle de Kandinsky, allait de pair avec l’adhésion à des gnoses théosophiques ou anthroposophiques prétendant rendre compte de l’univers en totalité4. Le « sentiment religieux de la vie » que revendiquait Matisse était d’une tout autre nature. Il s’inscrivait (de manière non confessionnelle) dans une culture catholique où l’accès à l’absolu passe par la médiation de la singularité. Matisse a rarement cherché (l’exception principale étant la Danse Chtchoukine de 1910) à produire des figures du tout mais plutôt des figures dotées de deux natures.
Dans les faits, la synthèse est souvent difficile et peut s’arrêter à une oscillation entre deux traitements différents du même sujet. Pierre Schneider s’attache aux deux portraits de George Besson, celui de 1917 et de 1918. Le premier est sagement réaliste, réservé, respectueux du secret de la personnalité et de la manière dont elle se présente, un peu en retrait. Le second projette en avant un masque quasi tragique, dont l’individualité (du moins celle de l’apparence) a été comme soustraite. Dans ce cas, la dualité semble déboucher sur un constat de séparation insurmontable entre les deux points de vue, bien que Matisse n’ait pas renoncé à leur synthèse, puisqu’il a manœuvré montre Schneider, pour que le modèle achète les deux œuvres et les expose ensemble.
L’icône
Il serait impropre de vouloir conceptualiser la vision du monde de Matisse, néanmoins on voit dans le mouvement de son œuvre une problématique cohérente qui ne met pas en présence des idées mais qui apparaît dans les manières de peindre et dans l’évolution de celles-ci. Quand il renonce, à partir de 1905, à la manière impressionniste, c’est-à-dire à l’analyse des sensations et au divisionnisme qui en est une version dogmatique, Matisse cherche à rendre par l’organisation de formes et de couleurs l’émotion qu’il éprouve à propos du sujet : « J’étudie à fond mon sujet et quand j’en suis pénétré, je le rends comme en chantant5. » Le sujet est le point de départ nécessaire mais le chant de l’artiste a son propre rythme, sa propre mélodie. D’où une dualité, une double légitimité, dont les « paires » indiquent qu’il n’est pas facile de la réduire. Cette manière de peindre n’est pas asservie à l’objet, elle dépend principalement de la subjectivité de l’artiste, c’est pourquoi elle instaure aussi, par l’émotion traduite et communiquée plastiquement, un rapport direct entre le peintre et le spectateur. La peinture se rapproche du public et l’implique dans sa dynamique. Elle ne cherche pas à produire un schéma de ce qui est représenté mais un espace qui relie directement, au-delà de la représentation, le peintre et le sujet puis la peinture et celui qui la regarde. Cet espace, Matisse le dit spirituel, c’est-à-dire non matériel, indépendant de l’objet représenté, élargi, infini, illimité, productif d’une autre manière d’être.
Plus d’une fois, Matisse a eu des conflits avec ceux (ou celles) dont il faisait le portrait quand ils s’apercevaient qu’il ne les peignait pas pour présenter leur personne mais pour leur faire jouer un rôle. Le but était de produire ce qu’on a appelé, à cause de l’intérêt de Matisse pour les œuvres byzantines ou russes, des icônes : des images à la fois caractérisées individuellement et signifiantes, tournées vers l’extérieur. Peindre des icônes est d’autant plus difficile pour un moderne qu’il ne dispose d’aucun système de signes et d’emblèmes légué par la tradition, qu’il n’a donc, pour élever la représentation à la signification, que les ressources propres de la peinture. C’est en effet grâce à une manière de peindre inspirée, audacieuse et même brutale, que dans sa période considérée comme classique, les années 1910, Matisse a produit nombre d’icônes qui associent un sens et une représentation en même temps qu’elles engendrent un nouvel espace, dit à l’occasion « spirituel », tout en évitant les postures dramatiques à la Bernin et sans référence à aucun code d’emblèmes6.
Cette force, cette capacité nouvelle, iconique et créatrice d’espace, de la peinture investit beaucoup de portraits comme ceux de Sarah Stein (1916), d’Yvonne Landsberg (1914) ou, dans le livre publié par le centre Pompidou, le troisième Mademoiselle Matisse (Marguerite) de 1918. On la voit aussi s’emparer du sujet avec autorité dans l’Atelier rouge ou la Leçon de musique. Dans l’Intérieur au violon*, au lieu que, comme dans d’autres tableaux de la même époque et du même endroit, la lumière extérieure se déverse dans la chambre, c’est au contraire une lumière picturalement produite, avec du noir, qui semble filtrer vers l’extérieur7. Qui plus est, dans la Desserte rouge (1908) ou dans la Conversation (1911), la peinture met en œuvre sa puissance autonome d’engendrement quand elle montre dans une fenêtre une seconde scène, qui réemploie les motifs et les couleurs de la scène principale.
Pourtant, comme toujours chez Matisse, il n’y a pas de succès complet sans difficulté à l’horizon. Du côté du sujet persiste la sorte de scrupule dont témoignent les doublons : n’y a-t-il pas de l’arbitraire à s’emparer ainsi du réel ? Ne laisse-t-on pas de côté une part d’irréductible ? Du côté du spectateur, l’implication produite n’est-elle pas faussée par un certain autoritarisme, cette peinture ne tend-elle pas à l’injonction ? L’invocation de la « réalité par l’art », différente de la « réalité objective », « signe infaillible de la divinité, du reflet de la divinité8 », ne risque-t-elle pas de tourner à la prédication solitaire ? Matisse paraît avoir senti ce danger à propos de sa première « danse » quand il a peint les deux Capucines à la danse comme pour réintégrer ce qui était une vision cosmique dans le monde habité, le monde humain de son atelier. En somme, le peintre a le sentiment qu’on risque, en magnifiant excessivement la peinture, de tomber dans la surhumanité. C’est pourquoi il faut protéger l’« être avec », qui semble bien la maxime de toute l’œuvre, en maintenant d’un côté une certaine attache au réel donné, en s’assurant, de l’autre, que reste vivant, que soit un lieu d’échange l’espace commun au peintre et à celui qui regarde l’œuvre.
Le « statut » du sujet, du référent « réel » (donné au départ), est protégé chez Matisse d’abord par le fait que ce sujet ne cesse pas d’intéresser le peintre et même l’obsède. Ce qui prouve qu’il possède une substance irréductible : n’importe quel sujet n’est pas apte à être le point de départ d’une transmutation iconique. Cette concentration de l’attention sur certains sujets disposant à ses yeux d’une aura, Pierre Schneider la rattache au sens du sacré chez Matisse : sacré de l’enfance et de la famille, de l’atelier et du travail surtout. Preuve du rôle du donné extérieur, l’entrée en crise de la famille affectera durablement la trajectoire de l’œuvre. La banalisation des sujets (les odalisques) fera perdre de la force aux images, d’où une propension à l’enfermement, qui fera dire au peintre en 1930 qu’il a perdu son espace. Le retour d’un certain bonheur spatial dans les intérieurs des années 1940 ira de pair avec la réapparition du thème familial et la présence des petits enfants. La sérénité y règne désormais en l’absence du peintre et de ses emblèmes. Elle n’est pas troublée par des personnages qui ont tendance à devenir fantomatiques comme ceux du Silence habité des maisons (1947) ou de la Fougère noire* (1948). Surtout le mouvement n’est plus conquérant et va cette fois non plus de l’intérieur vers l’extérieur mais dans la direction inverse. C’est désormais l’extérieur qui « s’invite » et qui est accueilli, comme dans le Rideau égyptien*. Ouverts et apaisés, ces intérieurs sont parmi les œuvres les plus séduisantes de Matisse ; il leur manque pourtant la force de questionnement sur la position de l’artiste, et de l’homme en général, par rapport au monde qui donnait aux intérieurs et ateliers de naguère tension, élan, beauté choquante.
Sacré personnel et sacré collectif
Si, à la suite de P. Schneider, on considère que le système iconique réclame des sujets qui, pour le peintre, soient « sacrés », c’est-à-dire sources d’émotions inépuisables, une des carences du monde de Matisse semble bien être que toutes les manifestations de cette sacralité relèvent de l’expérience personnelle du peintre, sa vie et son activité. Il n’y a pas chez lui de sacré collectif.
Les exceptions à l’absence du collectif comme signification ou comme représentation sont d’autant plus dignes d’attention. L’une d’entre elles est le Café arabe peint à Tanger en 1913, chef-d’œuvre d’équilibre entre les figures et le fond. Dans le monde musulman, Matisse semble avoir trouvé un sacré comme disponible, infus dans les mœurs et les comportements. Ce « sacré » est sans doute ce qu’évoquait un prédécesseur de Matisse, Delacroix, également séduit par la vie dans le royaume chérifien, qui disait y avoir rencontré l’Antiquité vivante, une manière de se tenir, de s’habiller, d’habiter… échappant à la dysharmonie qui sépare en Europe l’individu de son espace. Dans cette manière commune d’exister, reconnue comme telle, étrangère à l’individualisme occidental, baignent les figures du Café arabe qui est, je crois, la seule représentation par Matisse d’un autre groupe que sa famille. Une certaine concordance des corps entre eux et avec le contexte a dispensé Matisse, quand il travaillait au Maroc, des aller et retour dont il avait besoin pour inscrire l’individu européen dans une signification qui le déborde. Cette rencontre avec un autre monde ne pouvait évidemment apporter des réponses aux questions d’un artiste conscient qu’il n’était pas de ce monde-là et qu’il était séparé, par la barrière de l’exotisme, de cette d’harmonie entre la figure et l’espace, de cet écho de l’âge d’or. Mais cela n’a pu qu’attirer son attention sur les enjeux culturels de la relation entre la figure et le fond.
Tableau non moins célèbre, la Vue de Notre-Dame* de 1914 montre aussi, d’une tout autre manière, que le rapport de la figure et du fond n’est pas seulement un problème formel. De cette « Notre-Dame en lévitation », Rémi Labrusse a dit que c’était « le manifeste de l’expressivité d’une peinture non mimétique », mais en l’occurrence, la peinture, si elle n’est en effet pas mimétique, n’est pas un exercice formel, elle mobilise beaucoup d’éléments qui la précèdent. Le palimpseste de grattages et de repeints d’où émerge la cathédrale portée par un réseau de lignes d’autant plus fortes qu’elles ne sont qu’ébauchées, est un équivalent du sous-sol encombré de vestiges sur quoi elle a été construite, le relevé en somme de ce qu’évoque ce monument religieux, municipal, patriotique… Aussi clairement que le Café arabe participe d’une société « holiste », Notre-Dame bleue est issue d’une Histoire, ce qui place les deux tableaux en marge d’une œuvre habituellement ancrée dans la vie privée et professionnelle de l’artiste.
On le voit, le refus de l’abstraction complète a engendré une tension entre le référent et la forme, à quoi l’idée d’une figure « iconique » a offert une solution, tout en faisant apparaître plus fortement la question du sujet capable de servir de point de départ au peintre pour construire un espace où le spectateur entre pour éprouver une libération et une stimulation spirituelles. Cela correspond à une aspiration constante de Matisse d’être un médecin des âmes, mais n’empêche pas la dynamique de l’œuvre d’être menacée par une difficulté, une disproportion : peut-on essayer d’agrandir l’humanité en ne se référant qu’à l’expérience propre du peintre ? Une peinture « participative » qui entraîne le spectateur dans une autre vie peut-elle avoir une base individualiste ? La difficulté apparaît à travers le contraste entre « le café » qui est fait de présences humaines et « la cathédrale » qui n’en montre aucune. L’icône monumentale domine l’espace comme de loin, ignorant une humanité dont la participation est une énigme, alors qu’au café l’humanité occupe l’espace en se soumettant tranquillement à des traditions qui nous sont étrangères.
Chacune à sa manière, ces deux œuvres montrent que la capacité de polariser un espace où l’on entre comme dans une autre dimension de sa propre vie dépend d’un donné social et historique préalable. Faute de quoi, l’espace pictural risque d’éclater et de ne suggérer ni espoir d’un âge d’or, ni élan historique et de perdre son sens. Émerge donc la question de l’autonomie de la peinture : cette autonomie est-elle compatible avec ce à quoi Matisse a beaucoup cru, sa puissance ? Une troisième œuvre aussi célèbre que les deux autres, Intérieur aux aubergines (1911), montre un autre aspect de cette question. Aucune référence cette fois ni à une société ni à une histoire, la peinture y est seule, le sujet n’étant qu’un coin d’atelier encombré (une table basse, un paravent à la décoration chargée, un miroir, un vase et un bouquet, une jarre, deux petites sculptures, un carton à dessins… et trois aubergines). La forme de la pièce est rendue incertaine et illisible par une fenêtre qui y introduit un bout de paysage montagneux, par une porte ouverte derrière le paravent, par deux cadres vides accrochés. La perspective est brouillée par le reflet de ce désordre dans le grand miroir et surtout par la prolifération, sur les murs comme sur le sol, d’un motif de fleur à cinq pétales. Si le peintre est là, on ne le voit pas, pas plus que ses œuvres. Il semble débordé par les choses, enfoui sous elles. Une fois de plus, la question de l’espace s’impose mais à l’envers, du point de vue des choses laissées à leur anarchie naturelle. Dans le commentaire, passionnant sinon convaincant, qu’il vient de republier, Dominique Fourcade insiste sur l’illimitation de cet espace désorganisé. Nous ne ressentons aucune injonction d’y entrer, c’est lui qui déborde, qui s’étend vers nous, comme l’indiquait, décorée du motif aux cinq pétales, une bande de tissu autour du tableau qui l’augmentait tout en lui servant de cadre. D. Fourcade interprète cette défocalisation et cette illimitation comme une expression de la démocratie en peinture, la production d’un espace dont l’artiste se dépossède, qui implique l’absence de tout sujet identifiable, de toute ébauche de récit. À partir de ce tableau, l’auteur du commentaire mythifie l’œuvre de Matisse qui « échappe au temps chrétien », qui « ne raconte rien », qui ne cherche plus à nous conduire au temple, à Dieu, parce que « les dieux sont partout et d’abord en nous ». L’unilatéralisme de cette interprétation, qui glisse de la lecture d’un tableau à celle de toute l’œuvre, ne paraît pas convenir à un peintre que n’ont guère quitté l’insatisfaction et le questionnement.
Certes, il y a un programme matissien, qu’a exposé en 1905-1906 la Joie de vivre et son évocation de l’âge d’or, celui de procurer à qui entre dans le tableau allègement, élévation et repos. La généralité de ce programme aurait pu conduire soit à l’abstraction pure, soit à une œuvre déclamatoire. C’est pour échapper à cela que Matisse s’est attaché non à des sujets généraux mais à des objets et à des personnes de son entourage. D’où une fascinante série de portraits que l’on peut dire amplifiés, grandis, souvent aux dépens du modèle, qui parfois ne s’y reconnaissait pas, et des scènes de famille ou des ateliers comme trempés dans un bain de grandeur. Bien que le prédécesseur que Matisse a le plus invoqué ait été hanté par le salut plutôt que par le bonheur, la voie est analogue à celle de Cézanne bâtissant du définitif à partir d’objets contingents. La différence est que Matisse n’a pas trouvé de médiation suffisamment crédible pour y appuyer le sentiment qui l’habitait : pas de sacré affirmé chez lui, pas de montagne Sainte-Victoire, rien de semblable aux figures de pauvres de Cézanne. C’est pourquoi parmi ses plus grands succès, on trouve Matisse tâtonnant et divisé. De cela témoignent les contrastes, les changements de point de départ d’une œuvre à l’autre : exotisme évoquant l’âge d’or, prestige du passé historique, installation dans l’immanence, dans l’« indétermination démocratique », Matisse ne s’est engagé durablement dans aucune de ces voies. Pour ce qui est de la troisième, le fait qu’ayant racheté « les aubergines » à Michaël Stein pour les donner au musée de Grenoble, il en ait enlevé la bordure semble valoir renonciation à l’utopie démocratique qu’on lui prête, si jamais il a été vraiment tenté par elle. À cette peinture plutôt dépressive qu’utopique du désordre feront pendant dans les années 1940 des intérieurs euphoriques sous-tendus par le sentiment familial ou par le plaisir, dans le Grand Intérieur rouge*, de réunir les aspects d’une œuvre accomplie. Mais ce sont des espaces appropriés par le peintre, auxquels nous ne participons pas.
La difficulté de se donner un autre point de départ que le vécu personnel est confirmée par la rareté des œuvres d’imagination chez Matisse. Comment concevoir de telles œuvres, quand on ne veut utiliser aucune mythologie civile ou religieuse ? Quand, de plus, on est indifférent aux figures de mobilisations collectives. À partir de là, Matisse ne pouvait se donner que deux référents : ce qui est là ou bien l’humanité en général. Une seule fois, dans Luxe, calme et volupté* (1904), Matisse a essayé de faire les deux ensemble, de greffer une évocation de l’humanité idéale sur la peinture d’un goûter sur la plage. Résultat maladroitement dissonant, comme permet de le voir dans l’exposition le voisinage de ce tableau divisionniste avec le classique Goûter de Saint-Tropez* qui l’a précédé. Rien d’étonnant donc à ce qu’il y ait chez Matisse peu d’œuvres d’imagination mais, comme chez Cézanne après 1870, ce sont des œuvres essentielles : la Joie de vivre, Luxe* puis, après 1907, la Musique, la Danse Chtchoukine et la suite des « danses » Barnes. Autant de représentations de l’humanité en général et surtout, pour les plus originales, autant de « décorations », d’œuvres affectées à une architecture. La voie de Matisse en effet n’a pas été la déstructuration « démocratique » de l’espace afin de l’ouvrir à tous, mais au contraire le choix d’un espace donné, et par conséquent d’un public déterminé, pour lui dédier une « décoration ».
Peinture et architecture
Pour Matisse, le défaut d’une certaine peinture classique (Vélasquez et Michel-Ange étant donnés en exemples) était d’induire chez le spectateur une position figée devant le tableau. La défocalisation qui rend au spectateur sa mobilité n’est pas pour lui une émancipation suffisante. C’est par l’entremise de l’architecture, qui part de l’homme habitant et l’inclut dans son programme, que le spectateur peur être réintégré dans le tableau. D’où l’intérêt de Matisse pour les « décorations » et son regret qu’on ne lui en ait pas commandé plus souvent. Les architectures dont Matisse s’est emparé ont été l’escalier de Chtchoukine, la grande salle de la fondation Barnes, la chapelle du Rosaire, la salle à manger de Tériade. Au long de cette séquence d’interventions toutes inspirées par le désir d’élever spirituellement celui qui n’est plus un spectateur mais un habitant, un participant, la place de la peinture change. À Moscou, la Danse et la Musique s’imposent avec violence alors que les figures de Merion, celles qui sous les pendentifs font figure de chapiteaux ou bien celles qui appuient les voussures, sont plastiquement des soutiens de la construction. (On peut ajouter dans ce cas, qu’en se bornant à un rôle ancillaire, la décoration se conforme au désir du Dr Barnes d’un art ouvert au peuple, à son service.) C’est à ce moment que le mot fresque apparaît dans les commentaires que l’artiste fait de son œuvre, voulant indiquer que la peinture n’est pas dans le sanctuaire mais autour de la nef et des fidèles comme un accompagnement, le modèle admiré et inaccessible pour lui étant la chapelle Scrovegni de Padoue. Cette diminution des prétentions de la peinture à être au centre rompt avec le système « iconique » où la figure dominait et engendrait l’espace. C’est pourquoi, dans les intérieurs d’après-guerre, la tension s’apaise entre l’intérieur et l’extérieur, entre la composition et la représentation, alors que cette tension était obsédante dans les années 1910. Néanmoins, l’insurpassable dualité réapparaît plus explicite que jamais dans la chapelle de Vence.
Le système iconique était l’engendrement d’un espace et l’attraction du spectateur par l’énergie de la peinture. Dans la chapelle, l’espace et le spectateur sont donnés a priori, mais ce n’est pas pour que soit restaurée une homogénéité analogue à celle du Café arabe. Au contraire, la dualité est acceptée comme traversant le donné dont elle fait le dynamisme. Cette dualité est celle du temps et de l’éternité et elle entoure celui qui est dans la nef. Le temps va du Chemin de croix, derrière les assistants, à la Jérusalem céleste placée non pas derrière mais au-delà de l’autel. D’un pôle à l’autre, une voie historique est tracée (la Vierge et l’enfant, saint Dominique, donc l’Église) tandis qu’en face se répand la lumière des vitraux, comme ferait une divinité présente et agissante mais inaccessible9. La dualité n’est plus ce qui doit être surmonté pour que l’humanité se dépasse elle-même comme les icônes le donnent à croire. Le sublime portrait de Greta Prozor (1916), elle aussi en lévitation, l’illustre. Il ne s’agit plus que le peintre réalise l’exploit d’unir le contingent et l’absolu, la terre au ciel, il s’agit que celui qui est dans la nef vive cette dualité et qu’il en tire, par une voie plus modeste que l’identification à une grande figure, par allègement et apaisement, cet accroissement de lui-même que Matisse a toujours cherché à susciter. La prééminence reconnue à l’architecture est le choix d’une nouvelle désignation du point de vue humain, non plus en face du monde (implicitement au-dessus, comme le présuppose notre individualisme dominateur) mais dans le monde sans pour autant s’y perdre, sans s’abandonner à l’indifférence résignée que suggéraient « les aubergines ». La nouvelle anthropologie de participation au monde explicitée à Vence n’est pas nécessairement chrétienne, elle a été reprise, plus modestement, dans la salle à manger de Tériade dont la décoration associe également une céramique et un vitrail. On en trouve l’origine dans le travail accompli pour Merion quand Matisse a renoncé à l’idée d’une danse dionysiaque analogue à celle de Moscou, acceptant de faire vivre un espace au lieu de le produire. Cette acceptation d’entrer dans le temps et l’espace d’une institution, civile ou religieuse, a été, de la part d’un créateur qui n’a voulu longtemps faire fond que sur son expérience personnelle, un dépassement décisif de l’individualisme.
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On peut voir comme un point d’orgue de cette recherche sur le mode de présence au monde des hommes, les quatre Nu bleu* de 1952 sur quoi se termine l’exposition de Beaubourg. Ces figures sont, au contraire, de classiques statures apolliniennes ou aphrodisiennes, des images répandues, divisées et mises à plat, pénétrées par le fond mais nullement démantelées, destinées non pas à devenir des tableaux et à s’isoler mais à s’insérer dans des décorations. Comme si depuis 1911 et Intérieur aux aubergines, Matisse avait échangé un monde désarticulé et sans perspective contre un corps évidé, déployé, pénétré et participatif, flexible, comme appelant le monde environnant. La sérénité matissienne imprègne ces figures, mais c’est une sérénité qui n’a rien d’un règne, qui est sans suffisance, définitivement ouverte aux possibles, une sérénité altruiste. Une figure sans doute de la condition démocratique qui après un renversement de perspective complet semble une réponse au tableau de Grenoble.
La fécondité de Matisse, on la voit comme le développement d’une résolution précoce, incarnée dans une manière de peindre et qui ne fut jamais abandonnée, celle d’être peut-on dire performatif, de faire ce qu’on dit, d’élever ceux qui vous font confiance autrement qu’en discours. Cet humanisme semble actuellement déconcerter ceux qui préfèrent mettre l’accent sur la « dimension critique » d’une œuvre vouée, dit Yves-Alain Bois, à « saper la tradition en n’observant aucune de ses lois ». Cette dimension critique est bien présente (que la beauté soit difficile et jamais tout à fait ce que l’on croit, cette leçon est présente dans tout le corpus) mais elle reste secondaire par rapport au désir de comprendre et d’aider. Parce qu’elle n’en a pas l’obsession, cette œuvre indique que se donner pour règle le parti pris de rompre peut être aussi stérile que le purisme abstrait ou que, naguère, l’académisme. Autant de manières de s’enfermer chez soi : le conformisme routinier de l’académisme, l’espoir du définitif qu’implique l’abstraction, le devoir de se déconstruire en permanence. En cela Matisse paraît occuper une place originale dans le passage du moderne au contemporain. Il est à l’écart du formalisme qui a produit de grandes œuvres dans un cul-de-sac, tout autant que de l’autonégation à la Duchamp. Il n’est pas non plus revenu à la figuration stricte comme d’autres après lui. Ce qui l’a distingué, c’est d’être sorti de son atelier non pas pour provoquer mais pour assumer activement la condition de l’individu dans la démocratie, chercher une manière d’être dans le monde quand font défaut les grands appuis collectifs.
Matisse se situe ainsi au bout de la pente glorieuse et fatale de l’art moderne. Après la répudiation des grands récits civiques et religieux, après Delacroix, on a voulu peindre (Courbet et Manet, malgré l’avertissement de Baudelaire) la pure et muette réalité. Mais les impressionnistes ont montré expérimentalement que de celle-ci, prise dans son immanence, nous ne pouvons avoir qu’une sensation qu’ils détaillent avec virtuosité10. Conséquence de cela, le saisissement éprouvé par Kandinsky devant les « meules » de Monet : l’analyse de la sensation conduit à la considération de la peinture en soi, donc à la peinture seule, donc à l’abstraction. Mais, laissée seule, la peinture devient éminemment précaire. Son statut ne dépend plus que d’un engagement, d’une décision du spectateur dont Marcel Duchamp fera soupçonner l’arbitraire. D’où le renversement qu’il propose : s’il ne s’agit que de perception, pourquoi concentrer celle-ci sur une œuvre ? On finit donc par renier la peinture au profit d’une perception directe et inventive du monde, qui n’a nul besoin de l’intermédiaire de l’œuvre pour s’exercer. Après toutes ces répudiations, nous avons actuellement l’interminable bafouillement des transgressions-déconstructions que produit un art qui s’acharne contre lui-même. La grandeur de Matisse a été de prendre ses distances avec cette vulgate émancipatrice tout occupée du passé : « D’où venons-nous ? », « Quelle transgression impose aujourd’hui le devoir de rupture ? » Son choix a été essentiellement positif, ce fut d’ajouter une dimension nouvelle au sujet, d’interroger ce qui est devant : « Où allons-nous ? » donc « Que pouvons-nous ? » Parce qu’elle n’a jamais été lâchée, cette question, à travers le goût de l’avenir et de faire, a montré le besoin pratique d’un appui dans le donné, dans une certaine forme de transcendance, qui ne doit rien à l’autorité a priori d’un récit.
- *.
Voir un précédent article : Paul Thibaud, « Les Danses de Matisse », Esprit, mars-avril 1994.
- 1.
En même temps qu’il organise cette exposition, le centre Georges-Pompidou en publie le catalogue, dirigé par Cécile Debray (Matisse. Paires et séries, Paris, centre Georges-Pompidou, 2012) ainsi qu’une plaquette de Dominique Fourcade reprenant un article paru dans Critique en 1971, « Rêver à trois aubergines ». On se référera plus loin à ces publications en donnant seulement le nom de l’auteur ou du contributeur.
- 2.
Les tableaux dont le titre est suivi d’un astérisque figurent dans l’exposition de Beaubourg.
- 3.
Dans un entretien avec Georges Charbonnier de 1952, Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1989.
- 4.
Dans l’Image interdite (Paris, Fayard, 1994), Alain Besançon analyse la « gnose esthétique » de Malevitch et son échec : « Le sans objet, qui devait être le point final de l’histoire de l’art, fut une formule instable à laquelle le monde, et d’abord Malevitch lui-même, ne put longtemps se tenir » (p. 498).
- 5.
H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 244.
- 6.
Fait exception le Portrait de Sarah Stein (1916), dont les bras levés derrière la tête de manière insolite font penser à un geste rituel.
- 7.
Le contemporain Violoniste à la fenêtre* échappe au dilemme lumière allant vers l’extérieur ou vers l’intérieur parce qu’il met en scène un sentiment d’enfermement, qu’il est en fait sans extérieur.
- 8.
H. Matisse, Écris et propos sur l’art, op. cit., p. 105. Le propos date de 1930.
- 9.
Il y aurait un commentaire ecclésiologique à faire de ce dispositif. La suite que forment la décoration de l’abside et la série des vitraux dont la lumière symbolisant l’action permanente de Dieu, enveloppe et dépasse l’évocation de l’Église et de son histoire qui s’arrête à l’autel. De cette manière, l’histoire de l’institution paraît englobée par l’action propre de Dieu.
- 10.
« Monet, ce n’est qu’un œil, mais quel œil ! » disait Cézanne.